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La religion dans la sphère publique est le fruit d’une conférence tenue à Montréal en novembre 2003. Solange Lefebvre, l’organisatrice du colloque, propose dans ce livre une collection de dix-sept brefs chapitres rédigés par des auteurs provenant d’horizons variés. Chercheurs, fonctionnaires ou intervenants dans les milieux sociaux, les participants du colloque avaient été invités à prendre position, chacun à partir de la perspective qui lui est propre, sur la place de la religion dans la sphère publique. Cet exercice les a conduits à créer eux-mêmes un espace public – et c’est là l’intérêt premier du livre – à l’intérieur duquel une discussion sur la gestion de la religion par les instances étatiques a été amorcée. Si les participants sont sans conteste sympathiques aux intérêts des groupes religieux, le débat porte moins sur le point de vue de groupes religieux potentiellement concernés que sur la position des autorités étatiques à leur endroit. La directrice de l’ouvrage a divisé les thèmes de discussion en quatre sections : les deux premières, plus empiriques, dressent un portrait religieux du Canada, alors que les deux dernières, en esquissant différentes conceptions de la « laïcité », se veulent dans l’ensemble plus normatives.

Dans ses deux premières sections, le livre offre un tour d’horizon de l’espace aménagé par les autorités – qu’elles soient municipales, provinciales ou fédérales – pour les manifestations individuelles et collectives de la religion. Bien que les auteurs développent parfois des comparaisons avec la situation à l’étranger, le cadre des articles demeure avant tout le Québec et le Canada. Les lecteurs pourront donc trouver, condensées dans un seul ouvrage, une multitude d’informations sur la régulation de la religion au Canada. Ainsi, qui cherchera un portrait statistique de la religion au Canada, consultera avec intérêt le chapitre de Peter Beyer (chapitre 1) ; qui désirera explorer les relations entre Églises et État sur le territoire du Québec pourra se référer au chapitre de Sophie Terrien (chapitre 3) ; qui s’intéressera à l’école et au traitement de la religion dans les cursus québécois depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, lira à profit le chapitre de Christine Cadrin-Pelletier (chapitre 4) ; enfin, qui se préoccupera davantage de la religion dans le domaine de la santé pourra parcourir les textes d’Alex Battaglini et de Gilbert Gariépy (chapitres 6 et 7). Au-delà de la multiplicité des sujets de ces chapitres, deux thèmes s’en dégagent avec netteté : la pluralisation du paysage religieux dans la foulée des vagues de migration, principalement depuis les années 1960, et la protection, voire la promotion, de la diversité des pratiques et des opinions religieuses, notamment par le biais des chartes québécoise et canadienne des droits et des libertés à partir des années 1970. En marge des thèmes qui constituent certainement les principaux enjeux liés à la transformation du paysage religieux au Canada, à sa diversité plus prononcée, des détails attirent notre attention et aiguillonnent notre curiosité sociologique.

Un premier exemple serait cette phrase de Myer Siemiatycki : la diversité religieuse est « un phénomène urbain » (p. 120). C’est dans les villes, premiers lieux d’accueil des immigrants, que le pluralisme religieux est le plus visible et le plus conflictuel. Il ne relève donc pas du hasard si les auteurs se réfèrent de façon récurrente à des métropoles comme Toronto, Montréal et Vancouver. Or, la réception de la sociologie classique a souvent fait de la « religion » et de la « modernité » – donc de la ville, qui en est un des principaux corollaires – des antinomies. D’un point de vue historique, les villes ont pourtant été les foyers d’apparition et de diffusion des nouvelles idées religieuses ; un phénomène remarqué avec insistance par un sociologue comme Max Weber. Ainsi, au-delà de l’idée répandue selon laquelle, pour reprendre une image maintes fois évoquée, « le paysan abandonne nécessairement sa religion en arrivant à la gare », il est important de rappeler le rôle primordial des villes dans le développement de la diversité religieuse.

Un autre détail digne d’intérêt est à trouver dans l’influence des groupes religieux comme vecteurs de la diversité. Au Québec, par exemple, les protestants semblent avoir permis une forme d’institutionnalisation de la diversité religieuse dans le système d’éducation. Le système institutionnel québécois, la situation minoritaire des protestants, leur pluralisme interne, le tout conjugué à une valorisation de la différence sont autant de facteurs qui ont présidé à l’expression de la diversité religieuse. À cet égard, nous pourrions formuler l’hypothèse selon laquelle les grandes religions en situation minoritaire, en particulier le protestantisme, ont constitué un des traits d’union avec les modèles d’aménagements contemporains de la gestion de la diversité.

La question des vecteurs de la diversité nous amène directement aux deux dernières sections du livre consacrées aux principes qui sous-tendent les modèles de régulation de la religion et des groupes religieux au Québec. Ces sections se veulent plus normatives et soulèvent davantage la controverse. Mais si les opinions des auteurs divergent incontestablement, une chose n’est jamais mise en cause : la diversité religieuse – ici bien plus qu’une donnée statistique – comme norme. La majorité des auteurs plaident pour une « laïcité ouverte sur le fait religieux », dans la foulée des aménagements proposés dans l’avis du conseil des relations interculturelles, Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise (p. 70), ou dans le rapport Laïcité et religion du groupe d’étude sur la religion à l’école (p. 101). En revanche, la directrice de l’ouvrage se montre plutôt sceptique face à l’utilisation du concept de laïcité qui semble a priori exclure à la fois le fait religieux et le potentiel d’ouverture à la diversité des traditions chrétiennes. De façon générale, une question demeure latente : qui devraient être les promoteurs de la diversité ? Des laïcs ? Des chrétiens ? Ou peut-être des « chrétiens laïcs » ? Les positions contrastées des auteurs se reflètent dans les débats, plus anciens, sur la genèse – religieuse ou non – du monde qui nous est contemporain. À cet égard, l’incursion historique à l’étranger proposée par Claude Langlois (chapitre 14), mais aussi par Denise Helly (chapitre 13), a le mérite de nous familiariser avec la laïcité, un concept transposé de la France au Québec, et d’en distinguer les dimensions idéelles et pratiques.

Le livre pâtit des difficultés qui se présentent nécessairement avec la création d’un espace public et le lecteur ne peut que constater que les auteurs ne s’écoutent pas toujours, qu’ils se contredisent parfois et qu’il leur arrive de s’écarter de la question débattue. La directrice de la publication aurait gagné à faire davantage de renvois entre les discussions. Quoi qu’il en soit – et c’est ce qui compte –, un espace public a été aménagé dans lequel un débat a été lancé avec, comme point de départ, un plaidoyer en faveur d’un intérêt renouvelé pour la religion dans les instances étatiques. Dans la troisième section, Patrice Brodeur développe même une méthode, le discours interreligieux, comme modèle de délibération (cf. aussi Jean-Marc Aveline, au chapitre 10). Dans cet espace ainsi balisé, les chercheurs pourront, grâce à une « approche critique et appliquée des sciences des religions » (Brodeur au chapitre 9 et Solange Lefebvre en conclusion) confronter leurs observations et poursuivre leurs délibérations. La prochaine étape consistera à approfondir la comparaison et à inviter des acteurs issus de différentes religions à prendre part aux débats. Nous écouterons attentivement.