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L’attention accordée au cours des dernières années à la réponse politique en matière de drogue nous autorise dès lors à souligner l’importance que peut prendre la production de recherche dans ce domaine. À cet égard, deux ouvrages récents qui traitent de la question des drogues peuvent en effet apporter un éclairage supplémentaire afin de mieux cerner les enjeux entourant le débat entre les tenants de la prohibition et ceux qui défendent une approche davantage axée sur la promotion de la santé.

L’ouvrage de Serge Brochu, Drogue et criminalité : une relation complexe, propose un apport important dans ce champ de la recherche, puisqu’il offre une analyse dynamique et intégrée de la relation entre drogue et criminalité. À la fois rigoureuse et fort bien structurée, la démarche de l’auteur est particulièrement riche du fait qu’il aborde la relation entre drogue et crime en empruntant la perspective des trajectoires de vie. Par cette posture à la fois théorique et méthodologique, il échappe à la logique corrélationnelle et statistique souvent associée à l’épidémiologie, pour valoriser au contraire une logique séquentielle et chronologique qui permet d’appréhender la nature de la relation dans toute sa complexité. Cette perspective l’amène aussi à mieux cerner la réalité subjective de l’utilisateur de drogue, inscrivant cet ouvrage en filiation directe avec les travaux de Dollard Cormier pour qui la toxicomanie était avant tout un style de vie.

Dès le départ, l’auteur établit sur le plan théorique la nécessité de considérer le phénomène de l’usage de drogue dans une perspective biopsychosociale, c’est-à-dire de saisir le phénomène en tenant compte à la fois des propriétés pharmacologiques du produit, des caractéristiques propres au consommateur et du contexte général au sein duquel la consommation a lieu. Cette approche évite les différentes formes de réductionnisme (moral, médical, psychologique) tout en valorisant une approche multifactorielle intégrée susceptible de rendre compte de la nature complexe de la relation entre drogue et criminalité. Mentionnons aussi la qualité théorique exceptionnelle du chapitre portant sur les différents modèles conceptuels utilisés dans la littérature pour décrire la nature du rapport entre drogue et criminalité. Ce chapitre est d’autant plus riche qu’il illustre le caractère trop statique des différentes modélisations existantes. Ses critiques vont dès lors conduire l’auteur à proposer un modèle intégré et dynamique pour mieux cerner le caractère complexe du phénomène, en insistant particulièrement sur le caractère processuel de la nature du lien entre drogue et criminalité. Le modèle qui en découle s’avère un apport théorique significatif dans cette sphère de recherche, qui justifiait à lui seul la pertinence de rééditer cet ouvrage publié pour la première fois en 1995. Bien que le contenu théorique de cette réédition demeure intact, l’auteur s’est toutefois assuré de retravailler la structure de l’ouvrage et surtout, de mettre à jour les références et les études venant appuyer le propos. À cet égard, on peut mentionner que cet ouvrage présente un survol assez complet des travaux de recherche québécois sur la trajectoire de vie des utilisateurs de drogue, une tradition qui s’est développée de façon importante au cours des dix dernières années.

L’ouvrage débouche sur une conclusion qui témoigne des préoccupations pragmatiques de l’auteur en matière de recherche. L’auteur dénonce l’inefficacité à la fois de la répression et de la prévention segmentée, qui à son avis ne permettent pas de prendre en compte la complexité de la relation entre drogue et crime. Il demeure en effet essentiel, tant au niveau politique que clinique, de penser le sujet dans son contexte afin de pouvoir mieux agir sur le milieu dans une perspective de prévention sociale. À cet égard, ce document représente un outil de réflexion indispensable tant pour les chercheurs que pour les intervenants qui oeuvrent dans ce champ.

L’ouvrage de Marcel Martel, intitulé Not This Time : Canadians, Public Policy, and the Marijuana Question (1961-1975), représente lui aussi une contribution significative dans la recherche sur les drogues au Canada. Fort bien documenté, il permet en effet de mettre en perspective les événements récents qui se sont produits au Canada en matière de régulation du cannabis. L’auteur aborde une période importante de l’histoire canadienne de la régulation des drogues (les années 1960 et 1970), alors que la question de la décriminalisation de la marijuana s’est retrouvée pour la première fois au coeur même de l’activité législative canadienne. Bien que cette période ait été largement scrutée dans le cadre de monographies plus générales sur le sujet, l’originalité de cet ouvrage repose à la fois sur la qualité exceptionnelle de la recherche documentaire, ainsi que sur la perspective théorique employée. L’auteur opte au départ pour une approche analytique qui se démarque des autres études effectuées jusqu’à maintenant, en privilégiant une analyse des enjeux politiques et institutionnels qui ont encadré les débats entourant la réponse publique en matière de drogue. Ce choix analytique permet à l’auteur d’éviter de reproduire une autre recherche consacrée exclusivement à l’analyse des groupes de pression qui s’affrontent à l’intérieur du ring politique, pour s’intéresser plus en profondeur à la façon dont la réponse publique en matière de drogue est traitée et articulée à l’intérieur même des agences publiques, tant fédérales que provinciales. Le chapitre consacré aux agences provinciales représente une importante contribution, puisqu’il met en lumière un aspect jusqu’à maintenant négligé par les autres chercheurs.

La qualité des différents chapitres s’avère toutefois inégale. Bien que les chapitres consacrés aux agences provinciales et aux interventions législatives du fédéral représentent un apport significatif, on manifeste cependant moins d’enthousiasme en ce qui concerne les chapitres consacrés aux médias et à la Commission LeDain. Quoique bien étayés, ces chapitres apportent en fait peu d’informations nouvelles. On doit toutefois souligner que cet ouvrage représente un apport important du fait qu’il traite à la fois le corpus canadien-anglais et le corpus québécois, ce qui a été rarement couvert conjointement dans le cadre d’une même étude. On ne peut qu’applaudir l’importance accordée au rôle joué au Québec par l’Office de prévention et de traitement de l’alcoolisme et des autres toxicomanies, en particulier en ce qui a trait au processus de laïcisation de la prise en charge des problèmes sociaux et de consolidation d’un appareil d’État en matière de santé. L’ouvrage permet d’inscrire la question de la régulation de l’usage des drogues directement dans une perspective plus large de l’analyse de politiques sociales au Canada et il représente une contribution importante dans la recherche sur l’histoire de la régulation des drogues.