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L’Institut de la statistique du Québec publie, en 2005, sa neuvième édition des indicateurs de la science et de la technologie. Ce document décrit, quantitativement, l’évolution récente de l’économie du savoir au Québec. Les données sont établies sur des périodes relativement courtes : la plupart depuis les années 1990, certaines sur de plus courtes périodes encore, alors que, par manque de données, les périodes plus longues ne sont pas représentées. La publication est divisée en deux : la première partie résume la seconde qui présente la vaste gamme de données et de tableaux sur laquelle les résumés de la première sont établis. Cette division mérite d’être notée, car, sauf les chercheurs et les décideurs en matière de politique scientifique et technologique, peu de lecteurs consulteront la seconde partie.

Il y a beaucoup de choses dans ce compendium, et un peu pour tous les goûts. L’Institut couvre un vaste territoire : des dépenses, privées et publiques, de recherche et développement (R-D), absolues et relatives, comparées par pays et, à l’occasion, par provinces, au taux de branchement Internet en passant pas les brevets, les publications scientifiques, la main-d’oeuvre dans le domaine et les répartitions régionales des activités scientifiques et technologiques. Le document est présenté avec un souci d’économie, en s’affichant en noir et blanc, sur des graphiques et tableaux simples, voire parfois rudimentaires, qui contrastent avec d’autres publications gouvernementales plus attrayantes, pour ne pas dire aguichantes. Le « puritanisme » de la publication est-il conscient, désirant rappeler, selon la thèse – controversée – de Merton, le creuset religieux de la science moderne ?

Dans ces statistiques, on peut y voir une bouteille à moitié pleine ou à moitié vide. Les dépenses de R-D « intra-muros » se sont notoirement accrues au Québec depuis une décennie. En 2003, le rapport des dépenses pour la R-D en proportion du produit intérieur brut (PIB) situe le Québec en tête de liste, à 2,67 %, supérieur à celles de l’Ontario, avec qui on aime bien le comparer, et au cinquième rang des pays de l’OCDE (p. 19-20). Une telle statistique a de quoi fouetter la fierté nationale et annonce des jours meilleurs, s’il est établi que l’économie et le standard de vie de demain seront animés par l’innovation sous toutes ses formes, et principalement l’innovation technologique. La statistique est indicatrice d’une tendance, mais elle est un peu trompeuse : les statisticiens sont-ils convaincus de comparer des comparables ? On compare une province, ou région canadienne, avec des pays, certes de taille et de revenus par habitant fort différents. Ne faudrait-il pas comparer le Québec avec des États américains de taille démographique plus proche (le Massachusetts, le Minnesota ou la Caroline du Nord, par exemple), avec des länder allemands (la Bavière ou la région de Stuttgart, peut-être), des régions françaises ou anglaises ? Les comparaisons pourraient, dans ces cas, ne pas si bien faire paraître le Québec… D’autre part, d’autres données sont moins reluisantes : le taux de branchement à l’Internet et l’informatisation de la population du Québec (un écart de 12 % par rapport au Canada dans son ensemble, même s’il se rétrécit) traînent de la patte (p. 61). Enfin, il est des données qui mériteraient une interprétation un peu plus réservée. Que l’augmentation, par exemple, des inventions brevetées soit « la meilleure performance parmi les pays du G7 » (p. 54) est de l’inflation verbale, quand le Québec produit moins de 800 inventions brevetés par année, alors que les États-Unis, à qui on le compare dans le tableau, en émettent plus de 90 000 : un bon statisticien fait normalement preuve de prudence quand il compare les taux d’augmentation sur de petits nombres à ceux établis sur de grands nombres.

Les tendances positives sont toutefois opposées par des tendances moins encourageantes. Si les publications scientifiques québécoises sont, de 1993 à 2002 en hausse (3,5 %), celle-ci est « la plus faible augmentation parmi les économies du G7, ces dernières ayant enregistré globalement une hausse de 12,1 % » (p. 58). Cette fois-ci, les petits nombres auraient dû jouer en faveur du Québec puisque celui-ci est comparé à des géants de la science, comme les États-Unis, qui ont produit quelque 196 000 publications scientifiques en 2002, alors que le Québec en a produit un peu moins de 6 000. Il est difficile de tirer des conclusions des données contrastées sur les brevets et les publications. A-t-on relativement plus investi dans l’innovation que dans la recherche au cours de cette période, suivant ainsi les plus récentes orientations des politiques scientifiques et technologiques ? Le français s’est-il davantage affirmé comme langue de science (les données sur les publications sont tirées du Science Citation Index, qui recense majoritairement les revues scientifiques en anglais) ? Le recul ou le ralentissement des dépenses étatiques face aux progrès des investissements privés en R-D, encouragés par des mesures fiscales avantageuses, est-il le facteur principal, comme l’indique l’augmentation de la part des dépenses de R-D financée par les entreprises, qui est, entre 1991 et 2002, passée de 47 % à 52 %, alors que celle de l’État passait, en gros, de 20 % à 16 % (p. 21) ? Tous ces facteurs jouent, mais ce n’est pas le rôle d’un compendium d’élaborer une explication utilisant les méthodes économétriques… Un fait demeure : il existe des tendances parfois contradictoires dans un paysage évolutif encourageant, ce qui, toutefois, ne devrait pas dispenser les analystes et les décideurs de faire preuve de prudence s’ils cherchent à comprendre les causes actuelles de la prospérité de demain.

Les régions québécoises sont fort inégalement logées à l’auberge des activités de R-D. La région de Montréal et ses couronnes proches et éloignées (Laval, mais aussi les Laurentides), la région de Québec et celle de l’Outaouais concentrent une large part des activités scientifiques et technologiques, qu’elles soient, par exemple, mesurées par les dépenses de R-D, les compétences scientifiques, techniques et professionnelles ou le personnel alloué à la R-D. Les statistiques du pôle de Montréal sont éloquentes. Siège de quatre universités, abritant des secteurs industriels de haute technologie, telles la pharmacie, les biotechnologies, l’aéronautique, la région accapare une part des activités scientifiques et technologiques plus que proportionnelle par rapport à sa population. C’est une donnée qui ne doit cependant pas surprendre : les spécialistes des économies urbaines et régionales ont découvert, depuis longtemps, le cumul des avantages des grandes régions urbaines. Ces données sont le témoin du réveil de Montréal, qui est passé, depuis les années 1970, par une profonde transformation industrielle. On peut en escompter des effets d’entraînement sur l’ensemble de l’économie du Québec, quoiqu’il soit moins certain que le couplage entre la métropole provinciale et son hinterland continue de se produire dans des économies très ouvertes. Autre tendance révélatrice : la tertiarisation des activités scientifiques et technologiques. Elle accompagne celle de l’emploi et de l’activité économique dans son ensemble.

Toutes les statistiques sociales peignent un portrait des activités qu’elles mesurent en clair obscur. Celles de l’activité scientifique et technologique n’échappent pas à la règle. La publication de l’Institut de la statistique du Québec est un outil précieux pour comprendre certains facteurs qui risquent d’être déterminants pour l’avenir de l’économie du Québec. Il ne faudrait toutefois par ramener l’activité scientifique et technologique uniquement à des considérations économiques. Après la Seconde Guerre mondiale, des chercheurs en histoire et sociologie de la science – comme les agences internationales, l’OCDE, l’UNESCO notamment, et les administrations publiques – se sont mis à la tâche pour suivre l’évolution des activités scientifiques qui prenaient de plus en plus d’ampleur. Les premiers avaient des visées cognitives : fonder une métrique de la science et de la technologie (scientométrie et technométrie, comme on les appelle dans le langage spécialisé). Ils avaient le projet de bâtir une science de la science, que des auteurs comme Bernal et de Solla Price ont aidé à lancer. Les administrateurs voulaient, quant à eux, être en mesure de suivre l’évolution de ces activités, à la fois pour préparer des interventions, mais aussi pour évaluer l’impact des politiques scientifiques et technologiques naissantes. Les statistiques publiées ont, la plupart du temps, été conçues pour répondre au second objectif. D’autres mesures ont été inventées, telle l’impact des publications scientifiques, les réseaux cognitifs construits à partir de mots clés et de co-citations, qui intéressent davantage les chercheurs en histoire et sociologie des sciences. Celles-ci ne figurent pas dans le compendium de 2005, dont la fonction principale est de fournir des informations sur la place qu’occupent la science et la technologie dans l’économie du savoir au Québec.