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Par une étrange mais heureuse coïncidence, c’est un éminent chercheur québécois et non juif, Pierre Anctil, actuellement directeur du Programme d’études canadiennes de l’Université d’Ottawa, qui travaille sur l’expérience juive au Québec. Ce dernier a d’abord livré une étude perspicace sur les relations entre francophones et Juifs dans la période de l’entre-deux-guerres, suivie par de nombreux essais fondamentaux. Plus récemment, Anctil a traduit en français plusieurs ouvrages majeurs écrits en yiddish. Cette initiative audacieuse avait pour objectif de rendre accessibles d’importantes sources aux étudiants en histoire du Québec qui, autrement, seraient totalement passés à côté de la richesse de vie culturelle juive écrite en yiddish, la lingua franca de ces immigrants juifs ashkénazes d’Europe de l’Est venus peupler le downtown de Montréal – notamment le boulevard Saint-Laurent – il y a longtemps. Par la publication de Cent ans de littérature yiddish et hébraïque, Anctil – sans oublier sa maison d’édition, Septentrion, dirigée par l’historien Denis Vaugeois – pose, à mon avis, un geste politique en soulignant que le Canada, et Montréal en particulier, avait en son sein une minorité immigrante qui a su maintenir une vie culturelle dynamique, foisonnante et riche qui se déroulait essentiellement en yiddish et en hébreu. Un grand nombre d’activités politiques, intellectuelles, littéraires et sociales et de multiples publications faisaient état de débats passionnés autour des questions juives, surtout celle concernant la précarité de la communauté au Québec. Les points particulièrement litigieux étaient les nombreuses disputes sur la question des droits des Juifs dans les écoles protestantes, qu’ils devaient obligatoirement fréquenter, la campagne des années 1920 d’« achats chez nous » qui visait les détaillants juifs, la discrimination flagrante contre les Juifs à l’Université McGill, les déclarations antisémites de certains intellectuels québécois dont l’abbé Lionel Groulx, la montée de groupes fascistes portant uniforme et des étudiants qui débitaient des menaces de type nazi et la marginalisation des Juifs des milieux financiers, industriels, économiques et des communications alors en plein essor. Les écrivains juifs du Canada étaient bien conscients des changements sociaux et politiques qui se produisaient en Europe de l’Est – leur pays natal et le lieu de leur première éducation – et ils écrivaient aussi sur ces sujets. Ils sentaient intuitivement que, puisque la tendance semblait se maintenir, il ne fallait pas penser à une continuité juive dans ces pays et qu’il était devenu impérieux de trouver des réponses adéquates à l’éternelle question juive : « que doit-on faire ? ». Ces mêmes écrivains publiaient des essais, des feuilletons, des poèmes, des mémoires et des textes satiriques qui exprimaient leur mal du pays et leur angoisse sur l’âme juive prise entre tradition et modernité dans les grands espaces froids du Canada. Quelques-uns, tels Yeshawa Belkin et Binyamin Sack, ont écrit les premières histoires des Juifs du Canada.
Anctil s’est donné la peine d’écrire une introduction détaillée à l’utile compilation de Fuks, soulignant – comme il l’a souvent fait – l’importance, jusqu’à tout récemment du moins, de la littérature yiddish dans la vie des immigrants juifs. Plusieurs écrivains ont laissé derrière eux des oeuvres marquantes. Des ouvrages, tel celui de Fuks, donnent accès à la pensée juive tout en permettant de la comprendre et décrivent les efforts de l’historien-libraire David Rome pour préserver ces écrits, souvent présentés d’abord sous une forme éphémère, dans une série de publications parues çà et là au fil des ans. Ce dictionnaire biographique contient 429 entrées et tous les ouvrages des écrivains immigrants connus de Fuks s’y retrouvent. Même si plusieurs spécialistes savent que l’ouvrage original contient des erreurs et des omissions, Anctil a choisi, avec raison, de ne pas y apporter de corrections. Par contre, il ajoute plusieurs annexes des plus utiles : un glossaire de termes yiddish et hébreux, une liste très instructive de journaux et de revues canadiennes cités, mais qui n’existent plus, une liste de partis politiques et d’organisations auxquels les divers auteurs font référence, plusieurs tableaux statistiques et un index.
Aujourd’hui les Juifs canadiens ne parlent plus le yiddish ni l’hébreu, mais Anctil a quand même entrepris de montrer jusqu’à quel point ces langues étaient riches, prolifiques et imaginatives et, par l’entremise de leurs nombreux écrivains de l’époque, il nous permet de constater leur ouverture d’esprit et la profondeur de leur réflexion sur le monde juif de leurs contemporains. Anctil refuse que ces oeuvres deviennent des artefacts connus de quelques intellectuels privilégiés ou qu’ils soient cachées dans d’obscures bibliothèques. Ayant choisi de les rafraîchir, de les contextualiser et de les étaler au grand jour, il les présente aux Québécois en disant : « Voici une partie de votre histoire nationale, non seulement devez-vous en prendre connaissance, vous devez être heureux de savoir qu’il existait jadis au Québec une culture florissante qui, d’une manière ou d’une autre, a touché chacun d’entre vous. » Des travaux comme ceux d’Anctil représentent un défi que les historiens doivent relever afin de comprendre la complexité et la richesse des diverses expériences ethniques canadiennes.