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Né à Drummondville en 1947, Gilles Houle est décédé subitement à Paris – où il était de passage pour une soutenance de thèse de doctorat en cotutelle – le 3 décembre 2006. Il était professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université de Montréal depuis le début des années 1980. Gilles Houle avait étudié la sociologie d’abord à l’Université Laval de 1967 à 1971 avant de poursuivre ses études de doctorat à l’Université d’Aix-en-Provence sous la direction de Nicole Ramognino. De retour de France, il avait travaillé comme chercheur à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’Université Laval avant d’entreprendre une carrière universitaire.

La bibliographie des principaux travaux de Gilles Houle qui apparaît plus loin permettra de mesurer la nature et l’ampleur de ses réalisations, mais aussi de saisir la complexité et la cohérence de son activité intellectuelle au cours de sa carrière universitaire, malheureusement écourtée par son décès. Ses travaux ont porté sur la sociologie du Québec et sur les perspectives méthodologiques et épistémologiques de la discipline. Il a étudié ce Québec qui, tout en se mouvant lentement vers la modernité, n’oubliait pas son passé rural ni son passé de petites villes. Il avait choisi délibérément d’analyser un monde industriel et économique qui, à l’origine, était fondé sur l’apport d’artisans, de techniciens, de patrons qui, chacun à leur façon, aidaient le Québec à dépasser la ruralité sans la renier. Dans ses écrits, il avait aussi exploré l’expérience de l’intimité. Il étudiait toujours un monde où les « réalités » ont un « sens ».

Cette allusion au couple réalité-sens rappelle deux aspects de la démarche intellectuelle de Gilles Houle. D’une part, les préoccupations épistémologiques n’étaient jamais absentes de ses travaux, j’y reviendrai. Mais en même temps, la distinction – et à certains moments, l’opposition – entre réalité et sens situe bien un moment de l’histoire de la sociologie au Québec et ailleurs : le moment où « le sujet est mort », disait-on dans les termes de l’époque. Gilles Houle a souligné quelque part qu’il avait connu le « retour du sujet » et qu’il y avait même participé. Quand il rappelait cette période récente de l’histoire de la sociologie, c’était toujours avec un sourire en coin car, dans sa sociologie à lui, le sujet avait toujours été présent. Non pas qu’il ait tenu pour acquis tout ce que les spécialistes des sciences humaines avaient attribué à ce sujet récemment redécouvert. Au contraire, il en a critiqué de multiples aspects, mais la question du sens demeure au coeur de son oeuvre.

Mon premier vrai contact avec Gilles Houle eut lieu en 1988. Il avait alors commenté mon projet de recherche sur la sociologie implicite d’intervenants en santé mentale du point de vue de l’épistémologie. Il m’en a encore reparlé quelques mois avant sa mort. Il était toujours radicalement contre mon emploi du terme « sociologie » pour rendre compte de la connaissance de l’acteur social. Depuis ce moment, il a fait un long chemin avec moi et d’autres collègues sur l’élaboration de la sociologie clinique. Il n’était pas particulièrement intéressé aux interventions des sociologues cliniciens. Ce qui retenait son attention était l’analyse clinique elle-même. Adopter la posture clinique, pour lui, permettait de pousser au bout ses analyses épistémologiques. En discutant avec Gilles ou en lisant ses textes, j’ai toujours pensé que son intérêt pour la méthodologie et l’épistémologie – ou tout au moins sa façon de les aborder – venait de ses premières expériences de recherche sur le terrain auxquelles j’ai fait allusion plus haut. Faire de la sociologie économique, pour lui, c’était comprendre ce monde encore assez petit pour qu’on puisse plus aisément en saisir toute la complexité et la diversité. Une société qui était bien une entité sociale, collective, culturelle, mais dont les cadres n’occultaient pas l’individu ou la personne.

Gilles Houle n’aura pas été le seul à être fortement influencé par ses premiers « terrains », comme on dit dans le métier. Ce terrain n’était pas d’ailleurs très loin de celui où il était né et avait passé une partie de sa jeunesse : Drummondville, dans les Cantons-de-l’Est. L’Histoire fait parfois bien les choses. C’est dans cette petite ville industrielle qu’Everett C. Hughes avait réalisé la première recherche sur la « rencontre de deux mondes » ou le « Québec en transition » (soit les titres français et anglais du livre de Hughes). Excellent raconteur, Gilles m’a souvent parlé de cet ouvrage, des personnes et des lieux que Hughes avait étudiés. Mais cela devenait vite sa propre narration et sa propre interprétation. La complexité était là, devant moi. La multiplicité des points de vue aussi. Car en plus des « regards » de Hughes et de Houle, il y avait aussi celui des acteurs mis en place par le sociologue de Chicago. S’il allait de soi pour Houle qu’un sociologue offre ses propres interprétations de la réalité, il ne fallait jamais oublier le sens que les autres donnent aux mêmes événements, situations, personnages. Il m’a raconté plus d’une fois la réaction des gens de Cantonville (nom donné à Drummondville dans le livre) au moment de la publication du volume : on le lisait comme un roman à clef, on s’étonnait de ce que Monsieur X avait déclaré, on était d’accord avec certains passages de l’auteur ou déçu par d’autres, on se racontait tout ce que les gens n’avaient pas dévoilé en entrevue. Bref, un autre Cantonville apparaissait et Gilles Houle retrouvait le coeur de ses analyses sur la multiplicité des sens, sur la complexité des analyses sans cesse à reprendre ou à poursuivre.

L’Histoire retiendra de Gilles Houle ses écrits, ceux qu’on retrouvera dans les bibliographies ou sur internet. Mais il était aussi un professeur. Comme beaucoup d’entre nous, me dira-t-on. Pas tout à fait cependant. La classe est (encore aujourd’hui) un milieu très privé, ce qui le rend particulier et inestimable. Enseigner, et surtout enseigner l’épistémologie, était pour Gilles Houle un mode de vie, quasiment un mode de vie quotidienne. Il était constamment à l’affût d’articles, de photographies, de comptes rendus, de descriptions d’historiens ou d’anthropologues qu’il apportait à ses étudiants afin de les surprendre par de nouveaux regards sur le monde qui mettaient en cause leurs « réalités » ou remettaient en question les « faits accomplis ». Tous ceux ou celles, collègues ou étudiants, qui s’arrêtaient à sa porte toujours ouverte, se voyaient évidemment offrir ses dernières trouvailles du genre. Une fois son « effet » réussi, il était toujours prêt à discuter et à écouter. Je connais bien des étudiants, dont il n’était pas le directeur de mémoire ou de thèse, qui garderont un bon souvenir de ces moments pas si fréquents dans nos murs universitaires. Je comprends qu’ils aient été aussi nombreux, ces étudiants de multiples cohortes, à venir lui rendre hommage en décembre 2006.

Gilles avait été un certain temps à ne pas prendre beaucoup soin de sa santé. Heureusement, il avait repris le collier depuis quelques années et nous étions plusieurs autour de lui à nous en réjouir. Il ne fera plus jamais d’analyse épistémologique. Pour cela, je me permets de citer une phrase de lui que j’aurais pu aussi bien placer en exergue  et qui résume bien sa pensée et son style : « Tout est dans le regard, mais aussi dans le regardé, pourrait-on dire. »

Bibliographie de Gilles Houle[1]

Thèses

1974 Savoir sociologique et style pédagogique : une étude de cas, Québec, Université Laval, Département de sociologie, Thèse de maîtrise, 156 p.

1979 Essai sur les fondements de la conscience politique des Québécois, Aix-Marseille, Université de Provence, Thèse de troisième cycle en sociologie.

Livres édités

1980 (avec Nadia Assimopoulos, Jacques T. Godbout et Pierre Hamel), La transformation du pouvoir au Québec : Actes du colloque de l’Association canadienne des sociologues et anthropologues de langue française, Montréal, Éditions Coopératives Saint-Martin, 378 p.

1990 (avec Raymond Breton, Gary Caldwell, Edmund Mokrzycki et Edmund Wnuk-Lipinski), National Survival in Dependent Societies. Social Change in Canada and Poland, Ottawa, Carleton University Press, 389 p.

1993 (avec Eugène Enriquez, Jacques Rhéaume et Robert Sévigny), L’analyse clinique dans les sciences humaines, Montréal, Éditions Saint-Martin, 206 p.

1999 (avec Nicole Ramognino), Sociologie et normativité scientifique, Toulouse, Presses de l’Université du Mirail, 266 p.

Directions de numéros spéciaux de revues

1982 La sociologie : une question de méthodes ?, numéro de Sociologie et sociétés, vol. XIV, numéro 1, 132 p.

1987 Un bilan de la Révolution tranquille, numéro de Canadian Journal of Sociology, vol. 12, numéro 1-2.

1993 (avec Nicole Ramognino), La construction des données, numéro de Sociologie et sociétés, vol. XXV, numéro 2, 222 p.

1994 (avec Paul Sabourin), L’Économie de la parenté, numéro de Ethnographie, Paris, vol. XC, numéro 115.

Articles

1972 « L’animation sociale en milieu urbain : une idéologie pédagogique », Recherches sociographiques, vol. XIII, numéro 2, p. 231-253.

1979 « L’idéologie : un mode de connaissances », Sociologie et sociétés, vol. XI, numéro 2, p. 123-145.

1982 (avec Line Grenier et Jean Renaud), « Sociologies et méthodologies : les pratiques québécoises », Sociologie et sociétés, vol. XIV, numéro 2, p. 113-132.

1982 « Parenté et politique méthodologiques », Sociologie et sociétés, vol. XIV, numéro 1, p. 97-111.

1983 (avec Luc Racine), « La littérature et le social : remarques sur l’usage de l’analogie », Sociologie du Sud-Est, numéro 35-36, janvier-juin, p. 45-64.

1983 « Famille et politique », Conjoncture politique au Québec, numéro 3, printemps, p. 51-61.

1984 (avec Jacques Hamel et Paul Sabourin), « Stratégies économiques et développement industriel : l’émergence de Forano », Recherches sociographiques, vol. XXV, numéro 2, mai-août, p. 189-209.

1985 « La peur de l’un et l’arrogance de l’autre », Conjonctures, numéro 12, p. 124-136.

1987 « L’économie comme forme sociale de connaissance », Sociologie du Sud-Est, numéro 51-54, janvier-décembre, p. 145-166.

1987 (avec Jacques Hamel), « Une nouvelle économie politique québécoise francophone », Canadian Journal of Sociology, 12, 1-2, p. 42-63.

1987 « Le sens commun comme forme de connaissance : de l’analyse clinique en sociologie », Sociologie et sociétés, vol. XIX, numéro 2, octobre, p. 77-86.

1991 (avec Roch Hurtubise), « Parler de faire des enfants, une question vitale », Recherches sociographiques, vol. XXXII, numéro 3, p. 385-414.

1993 (avec Nicole Ramognino), « Présentation », Sociologie et sociétés, vol. XXV, numéro 2, automne, p. 5-9.

1994 « Common sense as a specific form of knowledge : elements for a theory of otherness », dans : M. Diani et D. Simeoni (dirs), « The biographical approach in the social sciences », Current Sociology, (Traduction du texte revu et corrigé, publié dans Sociologie du Sud-Est, 1990).

1995 « Entrevue : Hubert Guindon », Conjonctures, numéro 22, printemps, p. 79-92.

1997 « Clinical analysis in the social sciences : Towards a practical epistemology », International Sociology, 12, 3, p. 191-203. (Traduction du texte paru dans : Eugène Enriquez, Gilles Houle, Jacques Rhéaume et Robert Sévigny (dirs.), L’analyse clinique dans les sciences humaines).

2000 « De l’expérience singulière au savoir sociologique », Revue internationale de psychosociologie, vol. VI, numéro 14, p. 61-72.

Contributions à des ouvrages collectifs

1986 « Histoires et récits de vie : la redécouverte obligée du sens commun », dans Les récits de vie, Montréal, Éditions Saint-Martin, p. 35-51.

1993 « L’analyse clinique en sciences humaines : pour une épistémologie pratique », dans : Eugène Enriquez, Gilles Houles, Jacques Rhéaume et Robert Sévigny, L’analyse clinique dans les sciences humaines, Montréal, Saint-Martin, p. 39-53.

1997 « L’histoire de vie ou le récit de pratique », dans : Benoît Gauthier (dir.), Recherche sociale, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, p. 289-302.

1997 « La sociologie comme science du vivant : l’approche biographique », dans : J. Poupart et alii (dirs), Recherche qualitative, Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal, Gaëtan Morin Éditeur, p. 273-289.

1998 « Le bon sens des sociologues. Quelques éléments pour une théorie de l’altérité », dans : J. S. Markantoni et A.-V. D. Rigas (dirs), Qualitative Analysis in Human Sciences, New Perspectives in Methodology, Athènes, Éditions D. Mavrommatis, p. 83-99.

Rapport

1979 (avec Fernand Harvey), Les classes sociales au Canada et au Québec : bibliographie annotée, Québec, Institut supérieur des sciences humaines, Université Laval, 288 p.

Compte rendu

1973 Didier, René, L’animation sociale, dans Recherches sociographiques, vol. XIV, numéro 1, p. 140-141.