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Nous vivons dans une époque où le transport représente un secteur crucial des activités des sociétés à travers la planète[1]. Les moyens de transport actuels nous permettent en effet de parcourir rapidement de longues distances, de développer des régions auparavant isolées ou d’avoir quotidiennement à disposition des biens produits à l’autre bout du monde. Néanmoins, le coût à payer pour cette « ultra-mobilité » est devenu, aux yeux de l’opinion publique et des experts, trop élevé par rapport à ses bénéfices : accroissement des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de la pollution, épuisement des ressources (surtout fossiles), occupation d’espaces naturels, aggravation de la congestion routière et de l’exclusion sociale, hausse des accidents et des problèmes de santé, etc. (Banisteret al., 2011). Autrement dit, les systèmes de transport modernes sont décidément « non soutenables » (Szyliowicz, 2003). Comme si ce n’était pas assez, un auteur influent comme Giddens est convaincu que transformer une société dont le style de vie est construit autour de la mobilité et du « droit naturel » à consommer de l’énergie de façon prodigue sera une « démarche colossale » (Giddens, 2009, p. 229).

La solution à l’impasse relevée par Giddens semble se trouver dans le découplage entre croissance des transports et hausse de ses effets négatifs, un objectif poursuivi notamment par la mobilité durable (Banisteret al., 2011). Dans le sillage du concept de développement durable, la mobilité durable vise à limiter, voire prévenir, les problèmes que les modes de déplacement des sociétés contemporaines peuvent causer sur la qualité de l’environnement, les performances économiques et la cohésion sociale. Aujourd’hui, les principes de mobilité durable font de plus en plus partie intégrante de l’action publique, autant à l’échelle internationale, nationale que municipale (Banisteret al., 2007; Cass,Shove et Urry, 2005; Hull, 2008). Cependant, au-delà de quelques actions exemplaires (comme l’inclusion du secteur de l’aviation civile dans le système d’échange des quotas d’émission de l’Union européenne ou le succès de certaines villes comme Curitiba au Brésil), l’écart entre les intentions et les résultats demeure important (Giorgi, 2003).

Pour certains, les causes de ce décalage résident dans la déréglementation du secteur des transports, dans les coûts élevés des infrastructures ou encore dans ce qu’on appelle le « carbon lock-in » (Banisteret al., 2011; Giorgi, 2003). Il faut également préciser que la mobilité durable n’est pas une formule magique pouvant s’appliquer automatiquement n’importe où et n’importe quand. Premièrement, la planification des transports est loin d’être une démarche linéaire et purement technique, car elle comporte aussi des valeurs et des choix politiques (Willson, 2001). Deuxièmement, à l’instar de toute autre politique publique (Fischer, 2003), la réalisation de la mobilité durable peut susciter des réactions divergentes de la part du public, ce dernier ne s’accordant pas sur les causes et les modalités de sa mise en oeuvre.

Le Plan de mobilité durable (PMD) publié par la Ville de Québec en 2011 n’est pas à l’abri de ces dynamiques. Caractérisé par une participation plutôt active de la population à son élaboration, ce plan n’a pourtant pas fait l’unanimité, car les acteurs urbains ont pris des positions divergentes par rapport aux recommandations et aux projets prévus. À Québec, la mobilité durable semble ainsi être un sujet controversé, auquel sont associés avantages, besoins et désirs différents.

Cette étude vise à retracer le débat autour du processus d’élaboration du PMD. En adoptant la perspective théorique de la sociologie des problèmes sociaux (Best (dir.), 1995; Ibarra et Kitsuse, 2007; Spector et Kitsuse, 1987), et à l’aide des concepts de narration et de coalition discursive (Hajer, 2006; Verveijet al., 2006), l’objectif est de comprendre les différentes façons dont les gens parlent de mobilité durable, c’est-à-dire les valeurs et les idées politiques que les acteurs urbains sélectionnent et associent aux enjeux de la mobilité durable à Québec.

Nos résultats montrent qu’il n’existe pas une, mais plusieurs « mobilités durables ». Trois narrations en compétition ont en effet été repérées, chacune relevant d’un groupe d’acteurs. Ces narrations sont porteuses de perspectives divergentes sur la mobilité durable urbaine ainsi que sur la direction à donner au développement de Québec dans les prochaines années. Dans les pages suivantes, après avoir décrit notre cadre théorique et conceptuel, nous présentons et discutons ces trois narrations puis nous analysons les actions récentes de la municipalité en matière de transport à la lumière des propositions du PMD.

La mobilité durable dans la planification des transports

La mobilité durable est une approche relativement récente en planification des transports, qui s’inspire des principes du développement durable. Elle préconise la mise en place de systèmes de transport conciliant les objectifs sociaux, économiques et environnementaux, en les orientant vers les principes de sécurité, d’efficacité et de respect du legs environnemental destiné aux générations futures (Transports Canada, 2013). Selon plusieurs auteurs (Banister, 2008; Banisteret al., 2011; Szyliowicz, 2003), le « paradigme de mobilité durable » est en train de prendre la place de l’approche conventionnelle dans la planification des transports, et les différences entre les deux sont substantielles.

L’approche classique conçoit le transport en termes de séparation des personnes et du trafic. Elle se focalise sur la dimension physique des déplacements, sur la minimisation du temps de voyage et sur le transport motorisé privé. Le paradigme de la mobilité durable, quant à lui, met davantage l’accent sur la dimension socioculturelle du transport, sur l’accessibilité et la multimodalité (en priorisant les déplacements actifs comme la marche et le vélo). Au lieu de satisfaire inconditionnellement la demande en transport selon l’ancienne logique de « predict and provide » (« prévoir et pourvoir »), il s’agit désormais d’orienter cette demande. Mais, surtout, la mobilité durable postule l’intégration de la planification des transports à l’aménagement du territoire (approche intégrée). En ce sens, le but n’est pas de prohiber l’usage de la voiture en tant que tel, un objectif difficile sinon impossible à atteindre, mais d’aménager les villes de telle sorte que l’on ne ressente pas le besoin d’avoir une voiture (Banister, 2011, p. 1541). Le concept de « développement orienté au transit » (transit oriented development ou TOD) s’inscrit notamment dans cet ordre d’idées (Ouellet, 2006). Enfin, la planification des systèmes de transport selon une optique de durabilité comporte l’abandon des modèles décisionnels axés sur l’action dite rationnelle en faveur des modèles stratégiques, adaptatifs et participatifs (Szyliowicz, 2003).

D’après certains auteurs, l’échelle municipale est cruciale pour la mobilité durable, entre autres à cause du fait que nous vivons dans un monde urbanisé, et que la plupart des émissions de GES sont engendrées par le mode de vie urbain (Banister, 2011; Hoornweg, Sugar et Trejos Gomez, 2011). Ce point a été récemment souligné dans le rapport issu de la conférence des Nations Unies « Rio+20 » (Nations unies, 2012, p. 26), ainsi que par la Commission européenne (Rupprecht Consult et Edinburgh Napier University, 2011). Au Québec, l’importance d’intégrer les principes de la mobilité durable à l’échelle urbaine est reconnue par l’Union des Municipalités du Québec (UMQ, 2008) et par la très récente Stratégie nationale de mobilité durable du Ministère des Transports du Québec (MTQ, 2013).

Les actions pour la mobilité durable urbaine peuvent être fort diversifiées : installation de pistes cyclables, circuits piétonniers et tramways, promotion de l’autopartage et de la multimodalité, modification du zonage et densification, sensibilisation aux modes de déplacement plus respectueux de l’environnement, interdiction de l’accès au centre-ville pour les voitures, et ainsi de suite. En effet, que ce soit pour diminuer les coûts ou rendre une ville attrayante (dimension économique), lutter contre les changements climatiques ou contrer la pollution (dimension environnementale), réduire la ségrégation spatiale ou les accidents (dimension sociale), la mobilité durable intègre l’ensemble des aspects du « vivre en ville » (styles de vie, comportements, habitudes, etc.), des secteurs d’intervention municipale (aménagement du territoire, transport, participation citoyenne, logement, etc.), ainsi que l’idée même de développement urbain (modèle de ville souhaité).

La mise en place d’un système de transports durable en milieu urbain rencontre cependant des obstacles, car elle demande la conciliation d’intérêts et de perspectives divergents. D’une part, on se heurte à des barrières telles que l’absence de cadre stratégique national encourageant et facilitant les initiatives des villes, ou le manque de communication et de coordination entre les différents départements municipaux (Hull, 2008). D’autre part, on voit émerger un conflit entre les choix et les intérêts individuels d’un côté et les besoins plus larges de la société de l’autre (Banister, 2011, p. 1545), entre équité sociale et efficience économique (Button et Nijkamp, 1997), ou encore entre réduction de la mobilité automobile et amélioration de l’accessibilité (Féré, 2012). Dans cette étude, ce sont ces derniers éléments qui seront mis en exergue, c’est-à-dire les enjeux sociopolitiques de la mobilité durable urbaine à la lumière des discours des acteurs sociaux. Il s’agit d’une dimension plutôt négligée dans les études sur la mobilité durable (à ne pas confondre avec la mobilité tout court, qui peut être sociale, professionnelle, spatiale, résidentielle, etc.), ces dernières portant davantage sur des aspects techniques et relevant de perspectives plutôt géographiques, économiques ou urbanistiques (Giorgi, 2003, p. 205).

La mobilité durable comme question sociale

Comme nous venons de le voir, la mobilité durable constitue un paradigme qui se compose d’une série plutôt codifiée et partagée de principes, mesures, technologies et méthodes qui orientent le travail du planificateur. Cependant, lorsqu’il s’agit de le mettre en oeuvre, ce paradigme est loin d’être applicable facilement. D’un côté, il est désormais évident que la planification du transport ne constitue pas une activité purement technique et impartiale, mais plutôt une activité sociale impliquant une dimension rhétorique ou argumentative (Rydin, 2003; Willson, 2001). Dans leur démarche, les planificateurs interagissent de plus en plus avec les autorités, d’autres spécialistes et le public. Ils doivent donc déployer plus d’efforts dans la coordination, la négociation et la persuasion, afin de faire partager une vision inspirante, rendre acceptables les explications proposées et favoriser la réalisation des actions recommandées (Langmyhr, 2000, p. 669). Par ailleurs, les planificateurs peuvent avoir des perspectives différentes sur la mobilité durable (Da Silva, Da Silva Costa et Macedo, 2008).

D’un autre côté, la mobilité durable est, à l’instar du concept de développement durable, porteuse d’une tension irrésolue, entre croissance économique et sauvegarde de l’environnement (Essebo et Baeten, 2012). En outre, les processus de planification des transports sont de plus en plus ouverts au public (Giorgi, 2003; Szyliowicz, 2003), ce qui peut complexifier la prise de décisions dans la mesure où il s’agit de s’accorder sur une idée de mobilité durable et de la réaliser concrètement à travers une politique publique.

Afin de mieux cerner ce caractère contradictoire et sujet à interprétations diverses de la mobilité durable (Avelino et Kemp, 2008), nous allons l’aborder en tant que « question sociale ». D’après la sociologie des problèmes sociaux (Best (dir.), 1995 et Best, 2004; Ibarra et Kitsuse, 2007; Spector et Kitsuse, 1987), une question sociale est une situation qui focalise l’attention, qui suscite des débats, des questionnements et des demandes de la part de certains segments de la société. Elle ne relève pas d’une condition objective en tant que telle, mais d’une « construction sociale » résultant des activités de groupes sociaux qui avancent des propositions sur des conditions perçues comme problématiques et nécessitant de ce fait la mise en place de solutions à travers des réformes (par exemple un plan de mobilité durable en réponse au caractère « non durable » des systèmes de transports urbains). Concevoir la mobilité durable en termes de question sociale amène à postuler que la cristallisation d’une idée particulière de mobilité durable, c’est-à-dire sa construction sociale, dépend du succès ou de l’insuccès des revendications formulées par des acteurs sociaux en compétition (politiciens, experts, industriels, groupes environnementaux, citoyens) (Hanningan, 2006, p. 63).

Dans l’analyse des politiques publiques, les tenants de cette approche portent une attention particulière à la négociation sociale du sens plutôt qu’aux résultats matériels de l’action publique (Fischer 2003, p. 69) puisque, selon eux, l’élaboration d’une politique publique dépend avant tout de la façon dont une question sociale est problématisée (quel est le problème? Quelles sont les solutions?) (Hajer, 1995, p. 264). Par exemple, le fait de nommer une politique d’une façon plutôt que d’une autre peut cacher ou révéler certaines préférences politiques, favoriser certains acteurs plutôt que d’autres et susciter ainsi des réponses divergentes de la part du public (Fischer, 2003, p. 63). En définitive, dans l’étude des questions sociales, il s’agit de se pencher sur les activités de « revendication » (claims-making)[2], c’est-à-dire sur les propositions normatives et les jugements de valeur que les acteurs avancent afin d’influencer l’élaboration d’une politique : quels aspects prioriser, quels projets mettre en oeuvre, quelles ressources mobiliser, quelle expertise employer, etc.

Une question sociale évolue habituellement en suivant un parcours qui démarre avec l’assemblage de ses éléments (telle l’émergence de la mobilité durable comme paradigme de planification des transports), la présentation sur la scène publique de la question (comme l’intention de la part des autorités de mettre sur pied une politique de mobilité durable), la contestation de la question (comme le débat public à propos de la politique de mobilité durable) et l’institutionnalisation de la question (comme la prise en compte des principes de mobilité durable dans les décisions touchant le développement urbain) (Guay, 2004, p. 183). Dans le cas de Québec, c’est la phase de contestation, c’est-à-dire le débat public autour de la rédaction et de la mise en oeuvre du PMD, qui fait l’objet de notre analyse. Afin d’en repérer les éléments clés et d’en tracer les contours, nous avons élaboré un cadre conceptuel qui est axé sur deux éléments : les narrations sur la mobilité durable urbaine et les acteurs porteurs de ces narrations.

Comprendre la construction sociale de la mobilité durable urbaine : narrations et coalitions discursives

La notion de discours[3] est de plus en plus employée dans les études s’intéressant aux controverses sociopolitiques dans l’action publique (Fischer, 2003; Hajer, 2006). Le but de ces études est de comprendre l’émergence ou l’évolution d’un problème social en retraçant les lignes argumentatives des revendications avancées par les acteurs à son propos (Hajer, 2006; Schwedes,Kettner et Tiedtke, 2013).

Cass et ses collègues se sont penchés sur la question de l’accessibilité et sur la manière dont celle-ci est en train de s’intégrer massivement dans le discours officiel sur la mobilité durable au Royaume-Uni (Casset al., 2005). Une étude similaire a été menée sur l’émergence d’un nouveau discours sur la mobilité électrique en Allemagne (Schwedeset al., 2013). Les résultats indiquent qu’une série d’événements (crise économique, innovations technologiques, changements climatiques) ainsi que les pressions de certains acteurs (surtout les firmes énergétiques) ont eu un rôle fondamental dans le façonnement d’un discours prônant la voiture électrique comme solution à tous les problèmes de transport. Une autre recherche montre comment la politique hollandaise de transition vers la mobilité durable n’a pas suscité de large consensus, en dépit du fait que les principes de la mobilité durable soient largement partagés par le public (Avelino et Kemp, 2008). Il s’agit d’une conclusion similaire à celle tirée par Rosen sur l’émergence d’un « cadre sociotechnique » de mobilité durable en Grande-Bretagne. Selon cet auteur, comprendre la façon dont les acteurs définissent la problématique environnementale est essentiel pour comprendre les discours sur le transport durable (Rosen, 2001).

Si la notion de discours est de plus en plus utilisée, certains auteurs préfèrent cependant un concept homologue, celui de « narration ». Une narration est un discours ayant la structure d’une histoire et que les acteurs utilisent afin d’ordonner et d’exprimer leurs idées à propos d’une question particulière (Cronon, 1992; Fischer, 2003). Lorsqu’une narration se réfère à une politique publique, on parle de « narration de politique publique », en anglais « policy story ». Une policy story[4] se compose de quatre éléments : (1) des prémisses, ou une situation générale; (2) des antagonistes, c’est-à-dire le problème que l’on cherche à résoudre à travers une politique; (3) des héros, soit les acteurs censés être en mesure de résoudre le problème et enfin (4) une morale, à savoir la solution au problème (Verveijet al., 2006, p. 822).

Ces composantes peuvent être repérées aisément dans le cas d’une politique de mobilité durable idéaltypique. Les prémisses concernent un modèle de développement urbain caractérisé par l’emploi massif de l’automobile privée, par la dépendance envers les combustibles fossiles et par l’étalement urbain. Le problème réside pour l’essentiel dans un couplage entre la croissance des transports et l’augmentation des impacts négatifs sur l’environnement et sur les sociétés. Les héros sont entre autres le planificateur éclairé, les piétons et les cyclistes. Enfin, la morale serait la mise sur pied d’un système de transport plus respectueux de l’environnement, favorisant en même temps la croissance économique et l’accessibilité. Évidemment, dans un cas concret, nous ne sommes pas en présence d’une narration unitaire et cohérente, mais de plusieurs narrations plus ou moins divergentes, chacune mettant l’accent sur certains aspects, acteurs, projets et objectifs plutôt que sur d’autres.

Selon les théoriciens de l’« approche discursive », l’analyse de l’action publique ne doit pas se limiter aux narrations, mais doit intégrer également les acteurs qui les élaborent et les présentent sur la scène publique (Fischer, 2003, p. 44). L’un des moyens d’y parvenir est de se pencher sur les « coalitions discursives ». Une coalition discursive est un groupe d’acteurs qui, dans le cadre d’un ensemble de pratiques, partage l’utilisation d’une narration pour une certaine période de temps (Hajer, 2006, p. 70-71). Ce que le concept de coalition discursive a de spécifique et d’original, c’est que ses composantes partagent l’interprétation et la définition du même problème, mais ils ne partagent pas nécessairement les mêmes intérêts, ressources et conditions sociales, et ses membres peuvent même ne pas collaborer. En conséquence, le point d’union entre les acteurs d’une coalition de ce type se trouve dans les « affinités discursives » (Hajer, 2006, p. 71) plutôt que dans les affinités sociales ou économiques (comme l’appartenance à une même couche sociale).

Dans une étude sur la récente politique britannique en matière de biocarburants, Palmer a observé l’émergence de deux coalitions discursives en compétition Palmer (2010). La première, composée de l’industrie du biogaz, des constructeurs d’automobiles et de la communauté scientifique, véhiculait un discours officiel de « modernisation écologique ». Elle décrivait la politique nationale comme capable à la fois de réduire les émissions de GES et de relancer l’économie. D’un autre côté, des organisations non gouvernementales (ONG) et des experts indépendants offraient un discours alternatif axé sur la durabilité et la précaution, qui définissait cette politique comme potentiellement dangereuse, car une augmentation de la production de biocarburants était censée avoir des impacts négatifs sur la sécurité alimentaire. Similairement, Paget-Seekins a étudié une politique des transports à Atlanta, aux États-Unis. Cette auteure a repéré trois discours relevant d’autant de coalitions : le premier axé sur le besoin de réduire la congestion routière (acteurs du secteur privé), le deuxième demandant d’améliorer l’offre en transports (élus, associations environnementales) et le troisième se focalisant sur les questions d’équité et d’accessibilité (organisations pour les droits civils). Le discours des élus et des environnementalistes a finalement été le plus influent (Paget-Seekins, 2013). Ces études montrent comment des acteurs sociaux peuvent partager la même perspective à l’égard d’une politique même s’ils ne poursuivent pas les mêmes intérêts (la communauté scientifique et l’industrie automobile dans le premier cas, les élus et les associations environnementales dans le second cas).

Maintenant que notre cadre théorique (mobilité durable en tant que question sociale) et conceptuel (narrations et coalitions discursives) est fixé, nous pouvons nous pencher sur le cas du PMD de Québec avec l’intention d’analyser comment les acteurs se sont exprimés à son égard, c’est-à-dire quelles idées et quelles valeurs ils associent aux enjeux de la mobilité durable urbaine.

Note méthodologique

L’objet de cette recherche est le processus d’élaboration du PMD. Ce dernier a été mené majoritairement par le « groupe de travail sur la mobilité durable ». Mise sur pied en janvier 2009 par le maire de Québec Régis Labeaume, cette équipe est l’artisan principal du PMD. Composée d’élus, d’experts, de spécialistes en transports et en urbanisme, de représentants d’institutions publiques et privées et du maire lui-même, qui en est le président, elle a reçu comme mandat d’élaborer un plan de transport dans une optique de développement durable sur un horizon de vingt ans (2010-2030) (Ville de Québec [VdQ], 2011, p. 1).

En mars 2009, le groupe de travail a rédigé un premier document consultatif qui posait les balises du futur Plan et demandait à la population de s’exprimer[5] sur quatre thématiques : démographie, économie, urbanisation et transports (VdQ, 2009a; 2009b; 2009c; 2009d). La première version du Plan a vu le jour en juin 2010, et le public a été à nouveau invité à s’impliquer afin de la bonifier (VdQ, 2010a; 2010b; 2010c; 2010d). La version définitive, publiée en novembre 2011, n’offre guère de changement dans les orientations générales de la version précédente, mais certains éléments sont modifiés et elle inclut une partie sur les coûts et le financement (VdQ, 2011).

La collecte des sources repose sur la participation aux consultations publiques sur le PMD et sur la récolte de matériel documentaire (les trois versions du PMD, l’ensemble des 51 mémoires déposés par des acteurs collectifs[6] et des articles de presse au sujet du PMD). Les données recueillies ont fait l’objet d’interprétations et d’analyses qualitatives de contenu.

Dans un premier temps, les contours de la narration du PMD ont été tracés en répertoriant les énoncés selon les différentes catégories présentées plus haut : prémisses (affirmations sans jugement de valeur sur l’état de la situation), antagonistes (énoncés qui expriment une prise de position négative par rapport à une prémisse), héros (énoncés désignant les acteurs censés pouvoir contribuer à la réalisation d’un système de transport durable) et morale (énoncés proposant des pistes de solution).

Dans un deuxième temps, l’analyse des mémoires et de la presse ainsi que l’observation des consultations publiques nous a permis de faire ressortir des « thèmes pivots », soit les idées ou les projets du PMD qui ont fait l’objet de controverses et à propos desquels les acteurs ont pris des positions divergentes. Le repérage de ces thèmes pivots est une démarche cruciale dans l’analyse de contenu (Bardin, 2007, p. 137), car c’est autour de ces « points discursifs nodaux » que les narrations s’articulent et se cristallisent (Fischer, 2003, p. 80). Ce sont ces thèmes pivots qui révèlent les enjeux de mobilité durable à Québec ainsi que les positions politiques des acteurs et leurs « relations de définition » (Beck, 2010). C’est notamment à partir des opinions que le public a exprimées à l’égard des thèmes pivots que les narrations alternatives ont pu être repérées. Bien que différentes, ces narrations ont parfois certains éléments en commun. Par ailleurs, on peut trouver des jugements discordants au sein de la même narration ou bien du même mémoire. Cela ne constitue cependant pas un obstacle à notre analyse car, comme l’affirme Hajer (1995, p. 44), la cohérence n’est pas une caractéristique essentielle de la narration. Finalement, les acteurs ont été regroupés dans la même coalition discursive lorsque leur mémoire s’inscrivait dans la même narration.

Faire de Québec une ville attrayante et prospère : la narration du PMD

La narration du PMD s’appuie sur des prémisses qui ont trait à la situation de Québec et de sa région. Tout d’abord, sa configuration territoriale[7] :

Québec doit composer avec des caractéristiques physiques et des milieux naturels protégés qui limitent son potentiel de développement : collines escarpées, rivières, forêts, milieux humides, bassin versant du lac Saint-Charles qui alimente la ville en eau potable, etc.

VdQ, 2011, p. 13

Comme d’autres villes d’Amérique du Nord, Québec possède une faible densité qui va de pair avec la quasi-domination de l’automobile privée. Cette dernière est :

[…] devenue le principal moyen de déplacement étant donné la difficulté de relier, par un mode de transport public, des résidences isolées sur une grande superficie aux pôles de services et d’emplois.

VdQ, 2011, p. 18

Le PMD tient aussi compte du fait que le prix du pétrole continuera à augmenter, et qu’une hausse du coût des activités liées aux transports est à prévoir (VdQ, 2011, p. 8 et 17). Les deux dernières prémisses ont trait à la démographie : on prévoit l’accroissement du nombre de ménages d’environ 50 000 unités d’ici 2031 ainsi que le vieillissement progressif de la population (VdQ, 2011, p. 15 et 78).

Ces prémisses dressent un portrait de la situation de Québec qui n’est pas problématique en soi, mais qui le devient lorsque des conséquences négatives lui sont associées. Ainsi, les limites géographiques font surgir le problème du manque d’espace : la ville ne peut plus continuer à s’étaler. La faible densité et l’emploi massif de l’automobile sont censés, quant à eux, augmenter la pollution et surtout les émissions de GES. Ensuite, la hausse du nombre de ménages contribue à l’accentuation de la congestion routière :

La population de la région de Québec augmentera au cours des prochaines années […] si rien ne change, la congestion s’aggravera.

VdQ, 2011, p. 53

Les problèmes de congestion […] constituent une menace à notre pouvoir d’attraction, à notre productivité et à notre qualité de vie.

VdQ, 2011, p. 1

Enfin, le vieillissement de la population provoquera une pénurie de main-d’oeuvre[8] :

La vitalité économique de la région est fortement liée à son attractivité pour les personnes capables d’occuper un emploi.

VdQ, 2011, p. 17

De ces premières observations, il ressort que les projections démographiques, la situation géographique ainsi que les tendances actuelles et futures des transports risquent de miner la qualité de vie, le pouvoir d’attraction et la prospérité économique de la région. De quelle façon le PMD est-il censé contrer ces dangers? Dès les premières pages, ses objectifs émergent clairement :

Le mandat envisagé initialement devait porter sur l’amélioration du service de transport collectif. Assez rapidement, il est apparu nécessaire d’étendre la réflexion sur le développement de la ville de Québec, dans un souci d’attractivité.

VdQ, 2011, p. 8

La logique soutenant la narration du PMD est plutôt claire : le but est certes d’améliorer le système de transport, mais il serait souhaitable de le faire sous la bannière de l’attractivité et du développement. Dans ce sillage, la mobilité durable constitue également un moyen de positionner la ville sur la scène internationale (VdQ, 2011, p. 28).

Plusieurs solutions (objectifs et moyens) sont proposées par le PMD. Les objectifs relèvent de trois dimensions du développement durable : préserver et améliorer le potentiel d’attractivité et de prospérité de la ville; réduire les émissions de GES et la pollution; garantir l’accessibilité et l’égalité. Le PMD prévoit de déployer quantité de moyens et d’actions concrètes pour les atteindre. Avant tout, il faut appliquer les principes dedéveloppement durable et adopter une approche intégrée :

La finalité du Plan de mobilité durable est de contribuer à faire de Québec une région attrayante, prospère et durable qui s’illustre notamment par une forte intégration de l’aménagement du territoire et des transports.

VdQ, 2011, p. 27

Sur un plan plus pragmatique, le PMD vise à augmenter la partie modale du transport en commun à 20 % et du transport actif à 17 %. Les projets de tramway et de « vélo-boulevard » vont notamment dans cette direction. Mais la communication est aussi importante, car elle permet d’informer les citoyens sur :

[…] les coûts réels associés à l’acquisition et à l’usage d’une automobile de même que sur les coûts cachés d’une résidence localisée loin des lieux d’études et de travail.

VdQ, 2011, p. 90

Deux mesures qui relèvent de l’urbanisme sont enfin préconisées. Premièrement, favoriser la densification douce et la mixité des fonctions. Deuxièmement, et il s’agit de la recommandation la plus audacieuse du PMD :

Le groupe de travail recommande d’offrir aux nouveaux ménages une diversité de types d’habitation à l’intérieur du périmètre urbanisé de la ville de Québec.

VdQ, 2011, p. 41

Le but n’est rien de moins que de contrer l’étalement urbain, donc d’inverser une tendance qui prévaut depuis environ un demi-siècle, en encourageant :

[…] le développement et le redéveloppement à l’intérieur du périmètre urbanisé des villes de Québec et de Lévis.

VdQ, 2011, p. 28

Le financement des projets prévus par le Plan sera partagé entre la municipalité, le gouvernement provincial et les citoyens. La ville prévoit aussi un accès au « Fonds vert » provincial ainsi qu’au programme d’aide aux immobilisations pour l’exploitation du transport en commun de la SOFIL (Société de financement des infrastructures locales du Québec) et envisage une taxe sur l’essence.

Concernant les protagonistes de la policy story du PMD, nous les présentons selon l’importance qui leur est accordée. Le groupe de travail sur la mobilité durable est de toute évidence le protagoniste principal, il définit ce que la mobilité durable est et la manière de la réaliser. La Ville de Québec, la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ), la Ville de Lévis et les municipalités régionales de comté (MRC) limitrophes ont aussi un rôle majeur à jouer, autant dans l’élaboration du Plan que dans sa mise en oeuvre selon une démarche concertée : la mobilité durable devient ainsi un enjeu régional plutôt que strictement municipal. Ensuite, on trouve le RTC (Réseau de Transport de la Capitale), divers ministères provinciaux et le gouvernement fédéral. Concernant la contribution des acteurs urbains :

Les entreprises et les institutions sont de grands générateurs de déplacements. Le groupe de travail les interpelle donc directement afin qu’elles agissent dans la foulée des orientations et des recommandations.

VdQ, 2011, p. 116

Les citoyens sont invités à participer activement aux différents processus de consultation qui accompagneront les étapes de mise en oeuvre du Plan de mobilité durable, [et à] collaborer à la réalisation de projets collectifs, en matière d’aménagement et de mobilité.

VdQ, 2011, p. 117

Il faut dire que, dans le PMD, on retrouve à peu près tous les éléments dont se compose le paradigme de la mobilité durable. Toutefois, la façon dont ils sont présentés et opérationnalisés dépend des exigences de l’administration municipale, voire de ses orientations politiques en matière de transport et développement. Pour résumer, le raisonnement du groupe de travail est le suivant (tableau 1) : Québec a des limites géographiques dont le dépassement pourrait compromettre le déroulement normal des activités (surtout l’approvisionnement en eau potable) et, si l’on veut garantir le développement de la ville dans les années à venir, il faut freiner, voire arrêter, l’étalement urbain.

Tableau 1

La policy story du PMD

La policy story du PMD

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Il est intéressant de noter que cette narration possède certains éléments en commun avec le « discours survivaliste » (Dryzek, 2005). Apparu dans les années 1970 à la suite de la publication du rapport The limits to growth (Halte à la croissance?), son idée centrale est que l’être humain vit dans un monde fini (il existe une seule planète Terre) et que la croissance, voire la survie de l’espèce humaine, ne sont pas possibles à long terme sans envisager des changements majeurs dans la manière dont nous vivons. À la différence de ce discours cependant,la solution proposée par le PMD au problème des limites ne comporte pas des bouleversements radicaux. Au contraire, elle réside dans la formule : « faire autrement »[9]. Ainsi, il suffit de continuer le développement en tenant compte de certains principes (mobilité durale) et de certaines contraintes (intégrité du bassin versant). Plutôt que d’envisager des mesures drastiques, on encourage l’adoption de pratiques de mobilité respectueuses de l’environnement (changer sans révolutionner). En ce sens, l’État doit rester un facilitateur, un pourvoyeur (par une meilleure offre en transport en commun, par exemple, plutôt que par l’interdiction de certaines pratiques de mobilité). Pour réaliser la mobilité durable, il n’est pas non plus nécessaire de redéfinir les rôles des acteurs urbains : l’État fixe les balises, l’initiative privée et le public suivent. En dernière instance, les bénéfices de la mobilité durable ne profitent pas seulement à une partie de la population, mais à son ensemble (« mobilité durable horizontale »).

La coalition discursive relevant de la narration du PMD est évidemment composée par le groupe de travail sur la mobilité durable, et elle est donc l’expression des autorités municipales. Afin de mieux saisir cette narration, voyons quels en sont ses thèmes pivots, soit les éléments du Plan qui ont suscité le plus de débats et autour desquels se sont cristallisées les narrations alternatives.

Les thèmes pivots du PMD

Le tramway. L’installation d’un tramway constitue le fleuron du PMD. Pour le groupe de travail, ceci semble même être synonyme de mobilité durable[10]. Conformément à l’esprit qui anime le PMD, le tramway constitue surtout un moyen de structurer le développement immobilier et de diffuser l’image d’une ville attrayante et dynamique :

La région de Québec est déjà très étalée et de faible densité. Il est devenu nécessaire d’effectuer une restructuration du développement qui permettra une densification du territoire et une croissance à long terme, dans les secteurs qui offrent une bonne capacité et une réelle possibilité de redéveloppement. Un réseau de tramway peut donner l’impulsion nécessaire au démarrage ou à l’accélération du développement.

VdQ, 2011, p. 69

D’après le PMD, le tramway devrait desservir la basse ville, où il y a des terrains vacants à haut potentiel de développement immobilier. Toutefois, selon plusieurs personnes, il s’agit d’une zone dont le faible taux d’achalandage ne justifie pas encore un projet de telle envergure (le coût estimé est d’environ 1,5 milliard de dollars). Nombreux sont ceux qui pensent que, si le tramway est censé contribuer à la mobilité durable, il devrait emprunter un parcours différent, voire passer par la haute ville :

Le tramway ne doit donc pas être strictement vu comme un outil de développement immobilier même s’il représente d’énormes avantages en ce sens. S’il y a un axe à Québec qui peut et doit connaître un transfert modal de la voiture vers d’autres modes, c’est bien René-Lévesque (Conseil régional de l’environnement – Région de la Capitale-Nationale).

VdQ, 2010c, p. 340

Les divergences dans le choix du trajet sont un indice des prises de position divergentes de plus grande ampleur : celle du groupe de travail et du secteur privé (trajet en basse ville pour développer) et celle de la société civile (trajet en haute ville pour réduire la congestion routière).

Le vélo-boulevard. L’un des objectifs du PMD est de relier le centre-ville à l’Université Laval par une piste cyclable appelée « vélo-boulevard ». Dans sa deuxième version, le groupe de travail soumettait deux options à la consultation publique : soit une piste rectiligne sur le boulevard René-Levesque, soit des bandes cyclables sur des rues secondaires (dit « axe Père-Marquette »). En même temps, il recommandait d’éliminer graduellement les stationnements le long de cet axe (VdQ, 2010a, p. 99).

Le débat sur le choix du trajet s’est rapidement polarisé entre commerçants et cyclistes. Les premiers voyaient le parcours sur René-Levesque comme une menace à leurs affaires, car il comportait aussi la suppression de certains stationnements. La difficulté de stationnement dissuaderait selon eux la population de faire ses achats en ville, ce qui causerait des pertes économiques. Les commerçants soutenaient le parcours sur Père-Marquette, les cyclistes celui sur René-Levesque. Selon ces derniers, à la différence d’un parcours sinueux dans des rues secondaires, une piste rectiligne encouragerait le transport actif et, en même temps, constituerait la marque d’une volonté politique forte de la part de la Ville à s’engager dans la mobilité durable.

Le groupe de travail donne finalement raison aux commerçants, et la recommandation d’éliminer les stationnements sur René-Levesque a même disparu dans la version définitive du PMD[11]. Cette décision n’est pas très surprenante : elle est en cohérence avec l’attitude actuelle de la ville en matière de pistes cyclables. En effet, des 130 km prévus par le Plan directeur du réseau cyclable en 2008, seulement 9 km ont été aménagés (VdQ, 2010c, p. 643). La municipalité semble également favoriser les pistes récréatives, pour les touristes et les vacances, plutôt que les pistes utilitaires, pour les cyclistes qui se déplacent entre leur domicile et leur travail.

Accessibilité. Une des priorités du PMD est de garantir l’accessibilité, en particulier aux familles à revenu plus modeste. Pourtant, au-delà de la proposition d’offrir plus de choix de transports et de la volonté de diffuser de l’information sur les coûts associés à l’automobile, le PMD ne prévoit pas d’autres mesures. Il s’agit là d’un point très critiqué par de nombreux mémoires :

Nous sommes surpris de voir que la question de la tarification du transport en commun est absente du document soumis à la consultation. Pour les ménages à faible revenu, cet enjeu est déterminant (Comité populaire Saint-Jean-Baptiste).

VdQ, 2010c, p. 284

Le raisonnement de ces groupes est le suivant : l’accessibilité est atteignable seulement à travers la mise en place d’une politique des prix, soit une tarification sociale qui tienne compte des revenus inégaux des gens. Les propositions d’un laissez-passer étudiant gratuit ou de la « gratuité pour tous » sont d’autres suggestions. Ici encore, des visions contrastées émergent, que nous avons nommées « accessibilité faible »[12] et « accessibilité forte ». Si pour la première l’accessibilité est une question d’amélioration de la quantité et qualité de transports, pour la seconde elle est une question de justice sociale.

Développement immobilier. Comme nous l’avons déjà mentionné, le PMD vise à contrer l’étalement urbain en encourageant la construction d’immeubles dans le périmètre de la ville selon les principes de mixité des fonctions et de densification. Il s’agit d’un point qui est accueilli avec enthousiasme, sauf par un acteur majeur de l’industrie immobilière, l’Association provinciale des constructeurs d’habitations du Québec (APCHQ). D’après l’APCHQ, limiter l’étalement urbain serait très risqué, car la plupart des gens préfèrent vivre en banlieue dans un habitat pavillonnaire :

La différence entre les évaluations de la Ville et notre estimation des besoins réels du marché de Québec est très grande et permet d’évoquer que l’offre en maisons individuelles à Québec ne suffira pas […] à la demande […]. Ainsi, bien qu’il soit parfois nécessaire de « faire autrement » pour améliorer les choses, notre modèle d’aménagement […] qui a largement servi notre dynamisme économique et social pourrait être affecté par les possibles conclusions de la présente démarche de consultation.

VdQ, 2010c, p. 119, 124

Limiter l’étalement urbain comporterait donc une perte d’attractivité pour Québec, car les nouveaux ménages préféreront s’installer dans les MRC limitrophes plutôt qu’à Québec. L’APCHQ ajoute aussi qu’il est possible :

[…] de poursuivre de façon intelligente le développement résidentiel à l’intérieur des limites des bassins versants, en mettant de l’avant des techniques novatrices et éprouvées de gestion des eaux pluviales […], l’approche « Low Impact Development » (LID) permet de reproduire, de façon artificielle, le cheminement des eaux de pluie sur un site à l’état naturel, avant le développement immobilier.

VdQ, 2010c, p. 134

Il est évident que l’APCHQ est porteuse d’une vision libérale axée sur l’ancienne logique de « predict and provide » : au lieu d’orienter le marché immobilier vers des choix plus durables comme ceux préconisés par le PMD, elle voudrait suivre la loi de « l’offre et la demande » afin de satisfaire les « besoins des clients ».

Au-delà de la question soulevée par l’APCHQ, un autre aspect du développement immobilier est source de désaccord, soit l’absence de références à la mixité sociale[13]. Plusieurs craignent en effet qu’avec le tramway et les projets immobiliers qui vont de pair émerge un processus d’embourgeoisement (gentrification) :

À noter qu’une attention particulière devra être portée aux quartiers Saint-Roch et Saint-Sauveur pour éviter leur trop grande gentrification. Les populations à faible revenu qui y habitent ne doivent pas en être chassées par la spéculation foncière qu’entraînera la mise en valeur du centre-ville (Saint-Roch) et le parcours du tramway (Saint-Sauveur) (Québec solidaire Capitale-Nationale).

VdQ, 2010c, p. 511

Comme dans le cas de l’accessibilité, les principes de justice sociale et d’équité devraient, selon certains, être constitutifs du PMD.

La mobilité durable pour l’accessibilité et l’équité : la policy story citoyenne

Quoique les prémisses du PMD soient largement partagées par le public, la coalition discursive relevant de la policy story que nous appelons « citoyenne » soulève trois objections majeures à l’égard du PMD : la préséance de la sphère privée sur la sphère publique (VdQ, 2010b, p. 74), le risque de « gentrification » (VdQ, 2010c, p. 511), et le fait d’exacerber, à la place d’apaiser, les questions de sauvegarde des espaces verts (VdQ, 2010c, p. 433), d’accessibilité et de santé :

Si le plan de mobilité durable est mis en oeuvre dans sa forme actuelle, il est probable que l’amélioration de la santé et de la qualité de vie attendue se fasse davantage chez les personnes les plus socio-économiquement favorisées de la région que chez les plus démunis (Direction régionale de santé publique).

VdQ, 2010c, p. 368

Les objectifs de cette policy story s’alignent sur ceux du PMD, mais avec des différences significatives. Tout d’abord, garantir l’accessibilité en même temps que l’égalité et la mixité sociale :

Une ville accessible est une ville où la structure de la mobilité de ses habitants limite les impacts négatifs et même favorise des effets positifs sur la santé de sa population, offre un accès à la ville équitable pour l’ensemble de ses habitants et assure un sens de la communauté (Vivre en Ville).

VdQ, 2010c, p. 612

Valoriser la mixité sociale dans les projets d’urbanisme sous l’angle des écarts socioéconomiques en offrant des logements de qualité pour les citoyens de la communauté urbaine (Direction régionale de santé publique).

VdQ, 2010c, p. 373

D’autres objectifs sont réduire lesémissions de GES et la pollution, ainsi que protéger et mettre en valeur les milieux naturels. Pour la narration citoyenne, à la différence des autres narrations la mobilité durable n’est pas simplement un moyen, mais également un objectif en soi. En ce sens, il est demandé d’institutionnaliser la mobilité durable, en mettant par exemple sur pied un comité de suivi chargé de rédiger un rapport annuel sur l’état des travaux (VdQ, 2010c, p. 262) ou en adoptant un « réflexe vélo », une sorte de critère de planification pour évaluer dans quelle mesure les projets futurs favoriseront la pratique du vélo (VdQ, 2010c, p. 445). Un dernier objectif, de très grande envergure, est de changer la culture axée sur l’automobile privée :

Après plusieurs années de « tout à l’auto », il est temps de reconnaître les limites de cette solution […]. Ce changement de culture doit également s’opérer dans l’administration municipale. […] Lorsque l’on pense mobilité durable, ce ne sont pas les considérations de fluidité de la circulation et de disponibilité du stationnement qui doivent dicter l’aménagement des quartiers et des rues. La ville sera alors construite autour des gens, non de l’auto (Accès transports viables).

VdQ, 2010c, p. 35 et 39

Si ces objectifs s’apparentent grosso modo à ceux du PMD, les moyens pour les atteindre se situent dans un ordre axiologique opposé. En ce qui concerne le transport en commun, l’accent est mis surtout sur le transport actif. Pour le vélo-boulevard, le trajet surRené-Levesque est préféré à celui sur Père-Marquette. Plusieurs mémoires demandent aussi à la municipalité de construire plus de pistes cyclables utilitaires. Le tramway, quant à lui, reçoit un accueil plutôt froid : il ne devrait pas provoquer un embourgeoisement de certains quartiers, et il devrait nécessairement passer en haute ville.

À propos de l’accessibilité, il est clair que sa réalisation passe par la tarification sociale :

La question du coût d’utilisation des services de transports collectifs a été joliment oubliée. Nous convenons qu’une offre de services de transports collectifs modernes et de qualité peut avoir un pouvoir attractif sur les populations habituées à l’usage de l’automobile […]. Que la question du coût d’utilisation des services de transports collectifs soit envisagée dans une perspective de justice sociale et d’attractivité (Comité des citoyens et citoyennes du quartier Saint-Sauveur).

VdQ, 2010c, p. 261, 268

Finalement, afin de lutter contre le problème de la préséance de la sphère privée sur la sphère publique, une redéfinition des rôles des acteurs publics et privés en faveur des premiers est demandée :

Si le développement immobilier relève davantage du secteur privé, une ville a le pouvoir et le devoir de le réglementer (Regroupement des organismes de personnes handicapées de la région 03).

VdQ, 2010c, p. 519

Le CQSR [Conseil de quartier de Saint-Roch] insiste sur l’importance de la préséance de l’intérêt du contribuable sur celui du secteur privé.

VdQ, 2010b, p. 80

Cette question nous mène directement à la dernière dimension de la narration citoyenne, celle des protagonistes de la mobilité durable. De manière générale, l’idée de l’appui nécessaire de plusieurs partenaires et institutions (paliers gouvernementaux, MRC limitrophes, etc.) exprimé par le PMD est largement partagée. Cependant, une approche du bas vers le haut (« bottom-up ») est fortement revendiquée :

Il est essentiel que l’impulsion du changement n’arrive pas uniquement « d’en haut », mais que les idées et les préoccupations émanant de la base soient prises en compte au premier chef […] que les idées des résidents, en tant qu’auteurs et acteurs du développement, soient reconnues au même titre que les projets d’envergure (Centre résidentiel et communautaire Jacques-Cartier).

VdQ, 2010c, p. 202, 203

Les cyclistes et les piétons, c’est-à-dire ceux qui font l’expérience quotidienne de difficultés dans leurs déplacements, ainsi que les citoyens, les organismes communautaires, les conseils de quartiers et les groupes qui travaillent déjà sur des questions d’accessibilité ou de mobilité ne demandent pas seulement d’être écoutés, ils veulent aussi être les artisans des projets qui les touchent. Un rôle proactif est réclamé pour les groupes qui composent la « base sociale » de la communauté urbaine :

Nous dénonçons la place qui a été faite aux citoyens et citoyennes […]. Les citoyens et citoyennes ne sont pas des partenaires de la Ville au même titre que les entreprises et les institutions : les citoyens et citoyennes de Québec SONT la Ville. C’est pourquoi nous croyons qu’ils et elles doivent être au coeur du Plan de mobilité durable (Comité des citoyens et citoyennes du quartier Saint-Sauveur).

VdQ, 2010c, p. 262

Par ailleurs, il est demandé à la Ville de ne pas se limiter à orienter les choix en matière de transport, mais également de poursuivre des politiques plus musclées (taxes, règlements, tarifications, etc.), afin d’apaiser les inégalités découlant du jeu de l’offre et de la demande. Il s’agit ainsi d’adopter une position plus interventionniste :

Nous sommes d’avis qu’il faut montrer aux automobilistes et aux entreprises les vrais coûts du transport routier en refilant directement à ses utilisateurs une partie de la facture liée à l’entretien et à la réfection du réseau, de même qu’en augmentant le coût du stationnement au centre-ville (Comité populaire Saint-Jean-Baptiste).

VdQ, 2010c, p. 284

Contrairement à ce qu’a dit M. Picard[14] […] la logique de profit du secteur privé ne produira pas spontanément les modes d’habitation répondant aux besoins des familles (Québec solidaire Capitale-Nationale).

VdQ, 2010c, p. 511

La composition de la coalition discursive citoyenne est plutôt hétérogène : comités et conseils de quartier, organismes communautaires, associations qui s’occupent de mobilité, d’environnement ou de droits des personnes handicapées, partis politiques, associations étudiantes et agences gouvernementales comme la Direction régionale de santé publique. Ces groupes mettent surtout l’accent sur les aspects social, environnemental et de santé de la mobilité, soit des questions qui n’occupent pas une place centrale dans le PMD.

Si la narration du PMD compte « faire les choses autrement », la narration citoyenne vise à « faire les choses vraiment autrement », préconisant des changements majeurs pour le transport (tableau 2). L’égalité, la solidarité et la justice sociale représentent le fil conducteur de cette narration qui voit la mobilité durable comme une fin plutôt que comme un moyen. Partant du constat que les problèmes de transport reflètent les inégalités sociales, une accessibilité de type fort, c’est-à-dire axé sur la tarification sociale, est revendiquée. Cette coalition prône également une démocratie participative et délibérative, où la société civile puisse intervenir ponctuellement sur les choix concernant le développement urbain. En dernière instance, si pour le PMD la mobilité durable est de type « horizontale », pour cette narration elle est aussi « verticale » : elle doit profiter autant à la collectivité qu’aux différents groupes sociaux, quels que soient leurs revenus. En ce sens, une sorte de redistribution des bénéfices de la mobilité durable est demandée.

Tableau 2

La policy story citoyenne

La policy story citoyenne

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La mobilité durable au service de la croissance et de la fluidité routière : la policy story libérale

Plusieurs éléments (prémisses et problèmes) du PMD sont partagés par la narration que nous appelons « libérale ». En revanche, plusieurs craintes sont exprimées à propos de l’équité sociale et de la volonté de réduire l’usage de l’automobile :

Le CQJ [Conseil de quartier des Jésuites] ne partage cependant pas la philosophie des moyens proposés qui, au nom d’une « équité sociale », visent globalement à compromettre l’efficacité des réseaux routiers dans un but ultime de décourager le plus possible la possession et l’utilisation de l’automobile.

VdQ, 2010b, p. 21

Par ailleurs, un acteur majeur comme le Comité provincial de concertation et de développement de l’industrie du taxi se questionne sur la réelle nécessité d’améliorer l’accessibilité, notamment la desserte de l’aéroport de la ville[15] :

Pour faire autrement, avons-nous réellement besoin de transport par autobus entre l’aéroport et certains pôles d’activité?

VdQ, 2010c, p. 290

Afin de ne pas engendrer de pertes économiques, il serait souhaitable selon lui de laisser aux taxis le « monopole » sur la desserte de ce trajet.

L’objectif de préserver et améliorer le potentiel d’attractivité et de prospérité de la région prime de loin sur les autres. Comment atteindre ce but? Tout d’abord, en mettant sur pied unsystème de transport moderne, efficace et attrayant. En ce sens, la mobilité durable est davantage un moyen (VdQ, 2010c, p. 538). Ce système de transport doit, dans le respect du contribuable, viser l’amélioration de la fluidité des autoroutes et des artères majeures (VdQ, 2010b, p. 22, 25). Concernant le tramway, ceci est vu comme un moyen de développement, et il devrait nécessairement passer en basse ville. La Chambre de commerce de Québec est claire à cet égard :

Ce projet aura, croient-elles [les entreprises consultées], le pouvoir d’attirer une nouvelle clientèle vers le transport en commun. Son effet structurant stimulera certainement la croissance de la région.

VdQ, 2010c, p. 209

La firme de génie-conseil Roche est convaincue que :

En plus des retombées économiques, l’implantation d’un tramway vitalisera tout au long de son parcours une nouvelle démographie.

VdQ, 2010c, p. 537

À l’égard du vélo-boulevard, le trajet envisagé par les commerçants pour éviter la suppression des stationnements et attirer une nouvelle clientèle est l’axePère-Marquette (VdQ, 2010c, p. 383). Enfin, la volonté du PMD de limiter le développement immobilier à l’intérieur du périmètre de la ville ne semble pas être partagée sur toute la ligne. Un acteur majeur comme l’APCHQ craint en effet une perte d’attractivité. Comme nous l’avons vu, selon elle, les gens préfèrent s’installer en banlieue dans un habitat pavillonnaire, d’autant plus que l’on peut désormais, grâce à la technologie, limiter les impacts du développement immobilier sur le territoire.

Cette narration partage grosso modo la position officielle quant à la division des compétences entre les acteurs. À l’égard du rôle de l’État, les positions sont hétérogènes : si des mémoires (par exemple celui de la Chambre de commerce de Québec) soutiennent des mesures comme la taxe sur l’essence (VdQ, 2010c, p. 209) et les systèmes de péage pour les voitures (VdQ, 2010c, p. 539), d’autres (dont l’APCHQ) sont d’avis qu’il faudrait limiter toute intervention étatique et laisser le marché agir (VdQ, 2010c, p. 135, 139). Toutefois, il n’y a pas de doute que la mobilisation des entreprises et de la Chambre de commerce de Québec est essentielle à la réalisation du PMD (VdQ, 2010c, p. 207, 539).

Sur ce point, il est plutôt clair que la narration libérale est véhiculée par les acteurs de la sphère privée. Il s’agit de la Chambre de commerce de Québec, de différentes entreprises, d’associations de commerçants, de l’industrie du taxi et de la construction. Pour cette coalition (tableau 3), la mobilité durable est un moyen pour stimuler la croissance, et la dimension économique prime sur les dimensions environnementale et sociale. Afin de mettre sur pied un système de transport structurant et attrayant, des changements majeurs ne sont pas nécessaires : à vrai dire, tout changement est considéré comme nuisible s’il comporte des dépenses pour les contribuables. En ce sens, il faut continuer comme d’habitude, selon la formule « business as usual », ou mieux « sprawl as usual », en laissant au marché (predict and provide) et à l’innovation technologique (« low impact development », LID) le soin de régler les problèmes de transport. L’État se voit ainsi attribuer le rôle de gardien et de pourvoyeur (surtout d’infrastructures). Cette narration comporte plusieurs éléments relevant de l’idéologie néolibérale : les intérêts des particuliers viennent avant les intérêts collectifs, et l’accessibilité est écartée en faveur de la rentabilité. Finalement, le type de mobilité durable préconisé est « transversale », car elle profite à certaines élites économiques : promoteurs, investisseurs, commerçants, etc.

Tableau 3

La policy story libérale

La policy story libérale

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La mobilité durable à Québec : vers un meilleur développement ou vers une meilleure mobilité?

La mobilité durable urbaine englobe des enjeux complexes et transversaux liés à la fois au développement immobilier, aux changements climatiques, à la planification des transports, aux styles de vie, à la justice sociale et à la participation. L’objectif de cet article a été d’étudier la mobilité durable en tant que question sociale : comment les acteurs impliqués dans une politique de transport représentent, voire construisent socialement, la mobilité durable urbaine? En adoptant une position socioconstructiviste, et à l’aide des notions de narration et de coalition discursive, nous avons mené une démarche qualitative d’interprétation et d’analyse de contenu sur les débats entourant la réalisation du PMD de la Ville de Québec.

Les résultats brossent un portrait plutôt contrasté des visions de la mobilité durable à Québec. Pour paraphraser Macnaghten et Urry (1998), on pourrait en effet dire que nous sommes en présence de « mobilités contestées ». Trois narrations en compétition ont été repérées : la narration du PMD, la narration libérale et la narration citoyenne. Pour la première, la réalisation d’un système de transport durable contribuerait à faire de Québec une ville moderne, dynamique et verte, orientée vers l’avenir et présente sur la scène internationale. Cette vision favorise le développement immobilier, les commerçants, les touristes et les gens qui s’installeront à Québec dans les années à venir; le tramway est l’instrument privilégié pour atteindre ce but. Il s’agit de points partagés également par la narration libérale. Toutefois, pour celle-ci, la mobilité durable est envisageable dans la mesure où le respect de l’environnement et l’amélioration de l’accessibilité ne deviennent pas incompatibles avec le besoin de croissance. Cette perspective prône en effet une ville étalée, avec des axes routiers fluides. Une ville tournée vers le présent (dynamiques du marché) et vers l’avenir (grandes infrastructures pour la croissance comme le tramway). À l’opposé, la policy story citoyenne voudrait faire de Québec une ville publique, équitable, accessible et socialement mixte, qui donne priorité aux personnes qui habitent présentement la ville et qui font l’expérience quotidienne de ses problèmes, et pas seulement en matière de transport. Il s’agit d’une ville à l’échelle humaine, tournée sur le présent :

On peut regretter que le but réel visé par ce programme d’action [le PMD] soit de faire de Québec une ville suffisamment attrayante pour ceux qui n’y habitent pas encore (la main-d’oeuvre hautement qualifiée à laquelle réfère le document) et dans l’espoir d’y présenter des événements d’envergure internationale, plutôt que de satisfaire aux attentes de ses propres résidants (Conseil de quartier de Montcalm).

VdQ, 2010b, p. 38

Des points de convergence et de divergence existent entre ces narrations. Alors que les deux premières se rejoignent dans leur appel à la croissance, au développement immobilier et au besoin d’attirer des travailleurs spécialisés, la troisième voit la mobilité durable davantage comme une question d’accessibilité, de justice sociale et environnementale. Si d’après les narrations du PMD et libérale la mobilité durable est un moyen, dont le tramway est la concrétisation, pour la narration citoyenne la mobilité durable est d’abord un objectif, dont la réalisation passe nécessairement par la tarification sociale et une approche du bas vers le haut (bottom-up). Dans ces divergences, on peut distinguer clairement les contours du clivage dont parle Banister entre une vision individualiste prônant les intérêts privés (dimension de l’efficience) et une vision égalitaire davantage soucieuse de protéger l’environnement et les générations futures (dimension de l’équité) (Banister, 2011, p. 1545).

Quant au profil des coalitions discursives, celles du PMD et libérale sont plutôt uniformes. Les autorités municipales et le groupe de travail sur la mobilité durable font partie de la première, alors que les acteurs du secteur privé composent la seconde. La coalition citoyenne est particulière, car fort diversifiée. On y retrouve en effets des organismes communautaires, des agences gouvernementales, des ONG, des partis politiques, des conseils de quartier et des associations étudiantes. Cette hétérogénéité met en évidence la souplesse et la pertinence du concept de coalition discursive dans les études sur la dimension argumentative de l’action publique, car cela permet de regrouper les acteurs sociaux en fonction de leurs « affinités discursives » en dépit de leurs différences en termes de statut (par exemple acteur gouvernemental et acteur non gouvernemental) ou de mandat (sauvegarde de l’environnement, défense des droits des personnes handicapées, etc.) (Fischer, 2003; Hajer, 2006).

En tant que question sociale, la mobilité durable est encore en phase de contestation à Québec, car le PMD n’a pas recueilli un consensus évident et diffus, et il existe toujours des divergences profondes à l’égard de certains projets et instruments (dont les voies réservées au transport en commun sur les autoroutes). En outre, la récente Stratégie nationale de mobilité durable semble ajouter des sources potentielles de désaccord à ce débat (en particulier le détournement de 958 millions de dollars prévus pour le réseau routier vers le transport en commun). Ainsi, la mobilité durable n’a pas encore atteint sa phase d’institutionnalisation, car elle n’a pas été intégrée au sein de l’administration municipale comme étant un principe qui orienterait le développement urbain, et cela ne semble pas devoir être le cas dans un avenir proche.

Certes, il est indéniable que le PMD est un « plan modèle », audacieux dans certaines de ses recommandations, avec une vision à long terme, et qui contient tous les éléments dont se compose le paradigme de la mobilité durable. Sur le plan technique, il semble inattaquable. De plus, le double processus de participation lui donne une certaine solidité et une légitimité, voire une acceptabilité sociale. Cependant, à la lumière du débat que nous avons ici retracé, on est en droit de se demander si le PMD n’est pas davantage un plan de développement plutôt qu’un plan de mobilité durable. La récente conduite de l’administration municipale en matière de transport semble appuyer cette hypothèse.

Tout d’abord, la volonté de limiter l’étalement urbain risque de demeurer lettre morte sans un règlement contraignant interdisant la construction en dehors du périmètre de la ville : les promoteurs continueront à construire là où les gens demandent, en dépit des suggestions du PMD. Ensuite, il semble évident que le seul projet que l’administration municipale s’est engagé à poursuivre fermement est le tramway (l’étude de faisabilité est en cours), en dépit du fait que ses effets sur la congestion routière ne se concrétiseront que dans une vingtaine d’années. Nous avons également vu comment le choix du trajet du vélo-boulevard est loin de favoriser le transport actif utilitaire. Il ne faut pas non plus oublier que les différences entre la deuxième et dernière version du PMD sont minimes, ce qui fait surgir des questionnements quant à l’intégration des avis du public au sein du Plan. De plus, la décision du maire d’arrêter le financement du RTC[16], ainsi que son aversion à l’égard des autobus vides et de la taxe sur l’essence pour financer le transport en commun (Gaudreau, 2013) laissent penser que la Ville est en train d’emprunter un chemin opposé à celui qui mène vers la mobilité durable[17]. Enfin, sur le plan technique, la mise sur pied d’un système de transport durable dans une ville comme Québec devrait aussi tenir compte de la forme urbaine (Dufaux,Labarthe et Laliberté, 2013) et des caractéristiques des ménages (Barla,Miranda-Moreno et Lee-Gosselin, 2011).

Ces conclusions ne sont pas très surprenantes. En fait, dans les politiques de transport, les préoccupations à l’égard des conditions de vie et de l’environnement sont généralement subordonnées à des préoccupations d’ordre économique et de fluidité (Banisteret al., 2011, p. 253; Féré, 2012; Giorgi, 2003, p. 204) et la participation permet rarement au public d’intervenir en profondeur dans la prise de décisions (Willson, 2001, p. 8). Il arrive aussi que les autorités et les élites économiques invoquent des arguments écologiques afin de promouvoir leurs intérêts (Schwedeset al., 2013). Dans notre cas, il semblerait en effet que le PMD emploie le mot « durable » comme terme « passe-partout » : en l’associant au mot « mobilité », l’objectif est de légitimer et rendre acceptables des projets qui ne favorisent pas nécessairement un transport durable, mais plutôt les élites économiques, un peu dans le sillage des coalitions de croissance dont parlent Logan et Molotch (2013).

Cette façon de présenter la question environnementale comme instrument de croissance ne semble pas par ailleurs être exclusive à Québec. Dans un contexte de mondialisation caractérisé par une « logique de la compétition » qui amène les villes à prioriser le développement économique et l’obtention d’investissements privés et publics ainsi qu’à attirer des travailleurs spécialisés (Bourne et Simmons, 2003; Le Galès, 2002), la mobilité durable demeure encore bien souvent une affaire d’image et d’opportunité (Féré, 2012 : 11). À Québec, où les priorités des dernières années ont été davantage liées à la réalisation (effective ou souhaitée) de mégaprojets (amphithéâtre, tramway, anneau de glace, écoquartiers) et d’événements de grande envergure (Red Bull Crashed Ice, le Moulin à images, Les chemins invisibles du Cirque du Soleil ou les Jeux Olympiques), la mobilité durable (tangible ou seulement affichée) semble simplement un tremplin parmi d’autres pour placer Québec sur la scène internationale en tant que ville moderne, verte, branchée, smart et où l’on vit bien. Cette position émerge clairement de l’extrait suivant :

La région veut favoriser l’obtention de manifestations internationales et elle doit devenir une référence mondiale en matière de développement durable pour maximiser ses chances de réussite.

VdQ, 2011 : 28

Ce travail est un premier pas vers une meilleure compréhension des enjeux liés à la mobilité durable urbaine, et des études ultérieures sont nécessaires. Il serait par exemple tout à fait pertinent de comparer Québec à d’autres villes similaires au Canada et ailleurs, ou de suivre la réalisation de différents projets prévus par le PMD et les changements au sein des narrations, surtout à la lumière de la récente Stratégie nationale de mobilité durable du ministère des Transports. Une autre piste de recherche à explorer serait de se pencher sur les visions plus générales que les acteurs expriment à travers leurs narrations sur la mobilité durable. En fait, bien que les policy stories que nous avons repérées traitent en premier lieu des enjeux de la mobilité durable à Québec, elles ne se limitent pas à ceux-ci. Lorsqu’il s’agit de prendre position face au tramway ou au vélo-boulevard, ce ne sont pas seulement des éléments d’ordre technique qui font l’objet de débats (choix du trajet, suppression des stationnements, etc.), mais aussi des enjeux d’ordre sociétal : en se rangeant sous la bannière de la mobilité durable, les acteurs proposent et justifient différents projets de société (Hajer, 1996). L’analyse de ces « visions urbaines » est susceptible de contribuer à l’approfondissement de la réflexion sociologique sur la ville, ainsi que sur les enjeux inhérents à l’acceptabilité sociale du transport durable, ce dernier étant désormais un élément incontournable de l’action publique urbaine.