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La mondialisation n’entraîne pas seulement les jeux de pouvoir dans son sillage, mais aussi de nouveaux échanges, ainsi que des découvertes culturelles et humaines. Au Québec, sans aller jusqu’à réenchanter la mondialisation, plusieurs chercheurs réfléchissent sur la façon dont s’actualisent les figures identitaires de la société québécoise et ses références (Létourneau, 1995, 2002 ; Taylor, 1996 ; Bouchard, 2000 ; Jewsiewicki, Létourneau et Breton, 2002).

Puisque évolution il y a, il est intéressant de chercher dans quelle mesure une rencontre de références locales et mondiales amène la collectivité à recomposer sa culture. Quels sont les lieux de passage que traverse la collectivité québécoise, comment s’opèrent ces passages et qu’en résulte-t-il ? Le cas des étudiants qui s’expatrient pour quelques mois dans le cadre d’échanges permet d’étudier ces questions sous un angle concret, car ils ont partagé la vie d’étrangers-hôtes en étant eux-mêmes des étrangers pour ces hôtes. Ils ont donc été confrontés non seulement à l’altérité, mais à leur propre « étrangeté ». Plongés délibérément dans le global, ils sont aux prises avec de nouvelles références, de nouvelles catégories, et les voilà tenus de s’adapter, ne serait-ce que temporairement, pour être fonctionnels dans cet ailleurs. Il est tentant de supposer qu’ils en reviennent différents, prêts à transmettre ce qu’ils ont appris, mais ce n’est pas si simple.

L’objectif de ce travail est de cerner comment des étudiants volontairement exilés pendant une année scolaire considèrent leur rôle dans l’évolution des références locales, une fois revenus au pays. C’est en rencontrant des étudiants du programme international de l’Université Laval que je tente d’atteindre cet objectif, lequel suppose que l’on définisse au préalable le concept de passeur identitaire. Il s’agit ici de la toute première étape d’une démarche ultérieure sur les horizons identitaires des étudiants « vivant l’étranger », laquelle s’insère à son tour dans une recherche globale voulant « établir la cartographie du processus contemporain d’actualisation des figures identitaires de la collectivité québécoise » (Jewsiewicki, Létourneau et Breton, 2002, p. 1).

Je présenterai d’abord les enjeux des études à l’étranger tels que les perçoivent les spécialistes de ces questions. À la lumière des recherches sur l’identité, je proposerai ensuite une définition du passeur identitaire, puis nous verrons en quoi les étudiants rencontrés innovent en la matière et ouvrent de nouvelles pistes sur l’évolution de la collectivité.

Étudier à l’étranger : défi identitaire

Dans l’univers des études à l’étranger, le dilettantisme n’est pas à l’ordre du jour. Qu’on en juge à l’aune du programme de la NAFSA (Association of International Educators), pour son 58e congrès annuel en mai 2006[1] : l’éducation internationale y est vue comme un moteur de l’évolution mondiale. Les jeunes qui, à vingt ans, traversent les océans pour étudier aux antipodes ne voient pas si loin, mais ils savent qu’ils touchent à des enjeux stratégiques et identitaires, car leurs institutions les y préparent activement et les voyages d’études ne datent pas d’hier.

L’éducation multiculturelle puise en effet à plusieurs traditions : une tradition humaniste de l’éducation qui vise à former le caractère en plus d’acquérir un savoir ; une tradition selon laquelle on part étudier à l’étranger ce que l’on ne peut pas étudier chez soi, d’où les voyages d’étudiants des pays en voie de développement vers les pays développés ; une troisième tradition pour laquelle l’éducation internationale est un moyen de changer la société (Rinehart, 2000). Aujourd’hui, la mondialisation rend sans doute impératifs les séjours étudiants à l’étranger, car la confrontation aux autres cultures, devenue inévitable, pose un immense défi de compétences à ceux qui se destinent à faire partie de l’élite (Arias-Galiciaet al., 2000). C’est surtout ce défi que retiennent les centaines d’étudiants interrogés par Opperet al. (1990) : en plus du désir de vivre dans un autre pays avec d’autres personnes, les intentions de ces étudiants sont – assez simplement – d’acquérir de meilleures connaissances en langue étrangère.

Au fond, le but à long terme de ces séjours à l’étranger est de susciter l’émergence de bons citoyens du monde, ouverts aux différences et, vraisemblablement, aux changements. On vise à éviter le conformisme et ses avatars extrêmes (nationalisme, fondamentalisme, racisme) et à promouvoir une forme d’harmonie nationale et universelle qui transcende les particularités culturelles (Brown, 2000 ; Rinehart, 2000 ; Lasonen, 2003).

Ces séjours tiennent-ils leurs promesses ? D’après Labrecque, qui a synthétisé les nombreux travaux effectués au cours du dernier quart de siècle, les auteurs constatent une amélioration des compétences personnelles et interculturelles et de meilleures performances académiques ou professionnelles (Labrecque, 2002, p. 23-25). Plus précisément, à l’issue de leur vaste étude devenue une référence, Opper et ses collègues (1990) énumèrent les bénéfices de ces expériences : les étudiants développent leurs compétences scolaires, car ils reviennent plus motivés et méthodiques ; ils améliorent leurs connaissances linguistiques, acquièrent des connaissances sur la situation politique, économique, sociale et culturelle du pays ; leur expérience les aide à trouver un premier emploi ; ils accentuent leurs capacités d’adaptation devant des situations inédites, les personnes différentes et leurs capacités à tirer parti des comparaisons[2]. C’est par le biais des bienfaits psychologiques que s’améliorent les compétences scolaires, en un cercle vertueux qui commence par la séduction de la nouveauté. Entre le début et la fin de l’expérience, les étudiants développent aussi des valeurs « prosociales » en ce qu’ils acquièrent plus d’empathie pour les humains différents et pour l’humanité en général (Ryan et Twibell, 2000).

La contribution de Rinehart (2000) pousse l’analyse vers les conséquences politiques du séjour. D’après elle, les étudiants qui ont quitté le giron dominant pour aller étudier à l’étranger sont des « marginaux » dans la plus riche acception de ce terme, dans la mesure où ce sont les personnes en marge de la culture dominante qui répandent les nouvelles idées dans une société. L’expérience à l’étranger accroît le sens de la marginalité à cause du défi et de la douleur du choc culturel. Au retour d’une telle expérience, on n’est plus une personne docile, car on a vécu une tension entre le détachement et l’acceptation de sa propre culture. On désire changer ce qui « doit » être changé et préserver ce qui « doit » être préservé.

Il ne faut toutefois pas se faire d’illusions, certains séjours sont « ratés » au regard de ces perspectives. Les étudiants ne reviennent pas tous avec une meilleure compréhension des autres cultures, mais plutôt avec la certitude que la leur est la plus intéressante (Grünzweig, 2000) ; et les séjours ne contribuent pas systématiquement au développement personnel, car tout est fait sur les campus hôtes pour éviter le choc culturel « salutaire »[3].

Cela dit, les organisateurs de ces séjours misent sur le succès, d’autant que les étudiants qui auront réussi leur stage à l’étranger seront, sur le long terme, de bons employés expatriables (Opperet al., 1990). Le succès se mesure donc en termes plus ou moins voilés de rentabilité financière à terme (Ashamalla et Crocitto, 1997), mais au-delà de cet aspect, les séjours à l’étranger ont une incidence politique puisqu’ils peuvent donner un coup de pouce à des citoyens potentiellement non conformistes. À l’étranger, le contrôle social étant différent, les circonstances inédites, les étudiants ont l’occasion de développer tel ou tel aspect de leur identité.

Les étudiants n’ont d’ailleurs pas le choix d’évoluer dans cette expérience, car la construction personnelle est consubstantielle à l’humain qui est tenu, de par son incomplétude, à une « autopoiétique » (Remotti, 2003) jamais achevée. Celle-ci est à l’oeuvre lors de la confrontation avec de nouvelles réalités, puisque l’individu doit s’adapter sans cesse s’il ne veut pas perdre pied – sans compter qu’une adaptation satisfaisante (subjectivement) contribue à l’estime de soi (Martin, 1994 ; Braud, 1996). On choisit son identité dans la masse des récits disponibles (qui se multiplient en contexte de séjour à l’étranger) et la fonction du récit identitaire est d’orienter ce choix. En même temps que l’on choisit, on effectue deux opérations complémentaires : l’une consiste à distinguer le soi de l’Autre, l’ici de l’ailleurs, aujourd’hui d’hier, en une hiérarchisation qui repose parfois sur l’occultation – celle-ci permet de renier la part de l’Autre en soi ainsi que les épisodes qui ne concordent plus avec l’unité voulue. Cela débouche ainsi sur la construction « d’une nouvelle, mais réduite, grammaire des représentations » (Martin, 1994, p. 24). L’autre opération, au contraire, rassemble, car elle reconstruit un passé, un espace, une culture, des croyances (ibid.).

Comme « chaque être est pourvu d’une série d’identités […] qu’il active successivement ou simultanément selon les contextes » (Gruzinski, 2001, p. 12), la facette collective de l’identité est particulièrement sur la brèche en contexte de rencontre multiculturelle. À l’étranger, « l’attribution catégorielle par laquelle les acteurs s’identifient et sont identifiés par les autres » (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995, p. 154) se voit chaque jour remise en question. Ils sont même parfois tenus « d’activer des processus mimétiques qui consistent en des manifestations d’"adaptation" et d’"imitation" symbolique et pratique » (Fabietti, 2003, p. 206).

Bref, à l’occasion d’un voyage, les défis identitaires consistent à maintenir une certaine estime de soi, tout en adaptant ses points de repère, notamment les frontières du groupe de référence. De plus, le récit identitaire, construit pour répondre à des besoins de reconnaissance (de soi par soi, de soi par les autres, des autres par soi), acquiert davantage qu’un statut de réalité ; il peut même devenir la Vérité des individus qui le diffusent, au sens où il guide non seulement leur compréhension du monde, mais aussi leurs actions. C’est pourquoi l’expérience d’étudiants à l’étranger ne peut que se répercuter sur leur monde de référence, voire le modifier. C’est en cela qu’ils « passent » d’un stade à un autre. Étant « passés », deviendront-ils pour autant des passeurs ?

Vers une définition du passeur

Mais qu’est-ce donc qu’un passeur ? Pour paraphraser Gruzinski parlant du syncrétisme (2001, p. 7), on pourrait dire que tout événement est passage ou que nous sommes tous le passeur de quelqu’un : les parents pour leurs enfants, les professeurs pour leurs élèves, les clients pour leurs fournisseurs et réciproquement, puisque chacun transforme peu ou prou la réalité de l’autre. Mais si l’on veut transformer ce terme en concept opératoire, il faut en circonscrire le sens. L’ouvrage pionnier de Bénat-Tachot et Gruzinski (2001) ouvre de nombreuses pistes et Girard, l’un des collaborateurs, propose même une définition : « Seraient “passeurs culturels” tous ceux qui auraient la faculté d’être des transmetteurs culturels, se trouvant au contact de deux cultures – et ce, de façon innée ou acquise » (Girard, 2001, p.  191).

Si Hérodote fait figure de premier passeur du monde occidental, par la suite c’est surtout au fil des colonisations que les cultures se croisent et empruntent, de gré ou de force, les unes aux autres. À l’époque moderne, certains artistes font figure de passeurs, comme Valéry Larbaud qui fait connaître de grands écrivains étrangers aux Français (Guérin, 2001b), Jack Kerouac qui a mis en scène la saga des Franco-Américains au cours des années 1950 (Bibeau, 2004), Malcolm Reid, écrivain anglophone de Montréal qui fait passer la culture francophone de sa ville vers la société anglophone (Simon, 2004) ou aujourd’hui ces écrivains québécois qui sont originaires d’autres pays et qui créent un nouveau registre littéraire, inédit (voir Giguère, 2001). Parmi les passeurs, figurent aussi de nos jours ces personnes que certains auteurs appellent des nomades. Les « global nomads » (Schaetti et Ramsey, 1999) ont passé une part importante de leurs années de développement hors du pays de leur nationalité à cause du travail de leurs parents. Comme ils empruntent à plusieurs cultures, ils se sentent marginaux quand ils retournent dans leur pays. Ils vivent donc dans la liminalité, à l’intersection de plusieurs identités (ibid.).

Jusqu’ici, le terme de passeur est attribué à des individus ou à des groupes humains. Pourtant, on ne peut éviter de penser à la presse, passeur culturel s’il en est, puisqu’elle construit et reconstruit sans arrêt la réalité (Honoré, 2001), et à certains lieux ou événements qui exercent la fonction de passeurs – faire avancer la réalité vers une étape inédite. L’architecture elle-même peut se faire « passeuse », comme le montre Benjamin (2000) à propos des passages parisiens, construits au début du XIXe siècle, et dans lesquels « l’art se met au service des marchands », instaurant ainsi une nouvelle catégorie architecturale et commerciale. Que l’on pense aussi à certains événements comme les expositions universelles : Benjamin (ibid.) y voit un lieu où les marchandises se transfigurent en fétiches et les visiteurs en adorateurs jouisseurs. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les expositions universelles tentent de dépasser la matérialité, et l’exemple d’Expo 67 à Montréal montre que les visiteurs québécois y ont vécu un passage identitaire durable (Curien, 2003).

Il est facile de « glisser » et de voir partout des passages et des passeurs. Ces glissements ne sont pas illégitimes, mais ils soulignent l’urgence de définir précisément les concepts. Quelqu’un peut devenir passeur s’il se trouve au contact de deux cultures. Animé d’une volonté de faire passer quelque chose d’une culture à l’autre, il devient passeur. Une définition du passeur identitaire devrait donc déterminer un seuil à partir duquel on devient passeur culturel ou identitaire et non plus un passeur « ordinaire » (comme des touristes qui racontent leurs voyages).

La gradation de Spiro (1987) permet d’y voir clair. Pour lui, les propositions culturelles s’acquièrent selon une gradation en cinq étapes (voir aussi Goulet, 2004). Au premier niveau, on prend connaissance d’une affirmation au sujet d’une personne, d’un concept, etc. ; au second, on comprend le sens de cette affirmation ; au troisième, on croit que l’affirmation est correcte ; au quatrième, on agit en fonction de l’affirmation qui devient ainsi « comprise et acceptée comme vraie » (Goulet, 2004, p. 118) ; au cinquième, on s’attache à l’affirmation et cela incite à agir de telle ou telle façon.

Les cinq degrés de Spiro portent sur des propositions, des doctrines culturelles. Mais on peut transposer cette gradation au contact avec une autre réalité culturelle (matérielle ou symbolique), et l’échelle devient ainsi, en schématisant :

  • Premier niveau : contact physique, cognitif et affectif avec la réalité R dans la culture étrangère ;

  • Deuxième niveau : interrogation et analyse ;

  • Troisième niveau (à moins d’un rejet) : adhésion : on choisit de considérer R comme bonne et on l’emprunte ;

  • Quatrième niveau : on s’adapte à R dans la culture étrangère et on l’absorbe à long terme ;

  • Cinquième niveau : on tente de faire valoir, voire d’importer, R dans la culture de départ.

Je propose que les passeurs « ordinaires » soient ceux qui se contentent du troisième ou du quatrième niveau et que les « passeurs identitaires » soient ceux qui se rendent jusqu’au cinquième niveau. Ce sont ainsi des personnes qui, dans une situation de confrontation de deux cultures, décident de faire valoir ou d’importer une réalité étrangère (matérielle ou symbolique) vers leur culture d’origine[4]. Ce statut de passeur suppose une curiosité, une acceptation de l’incertitude (du risque) et une capacité à s’affranchir des carcans catégoriels de la modernité.

Méthodologie

Mon travail constituait l’étape préliminaire d’une vaste recherche sur les horizons identitaires des étudiants vivant l’étranger. Il fallait donc non seulement élaborer une définition du passeur identitaire, mais aussi en tester la pertinence sur des étudiants. Le programme international de l’Université Laval se prêtait bien à cette tâche préparatoire pour laquelle je souhaitais rencontrer une dizaine de personnes. Le recrutement des étudiants du Bureau international (BI) s’est opéré par le biais d’une employée du bureau qui avait accès aux banques de données. Je lui ai remis mes critères de recrutement ainsi qu’un message de sollicitation en lui précisant que je souhaitais rencontrer une dizaine d’étudiants. Elle a dû en contacter finalement quarante pour que je puisse obtenir le nombre désiré d’entrevues. Sur la vingtaine de personnes consentantes, j’ai pu en rencontrer huit, les autres n’étant libres que plus tard dans l’été ou vivant ailleurs qu’à Québec. Nous avons pris rendez-vous dans les locaux du Bureau international au cours du mois de mai 2004. Ces huit personnes (cinq filles, trois garçons) avaient entre 20 et 23 ans lors de leur séjour à l’étranger, au tout début du programme international. Ces étudiants au deuxième cycle provenaient de différents départements de l’Université Laval (littératures, langues, génie, relations industrielles, théologie) et s’étaient rendus en France (pour six d’entre eux), en Belgique et en Australie.

D’après Opperet al. (1990, p. 214) et Labrecque (2002), les analyses sur les incidences des séjours d’étudiants à l’étranger montrent qu’il n’y a pas de différence significative entre filles et garçons ni selon les programmes qu’ils suivent. J’ai tout de même veillé à ce qu’on contacte à peu près autant d’étudiantes que d’étudiants, mais je n’ai pas retenu le programme parmi les critères de recrutement.

Voici donc quels étaient les critères : 1) Personnes qui sont revenues depuis deux ans – pour qu’elles aient eu le temps d’évaluer les retombées de leur expérience ; 2) Étudiants de 2e cycle – la cohorte des étudiants partis en 2001-2002 se compose essentiellement d’étudiants au 2e cycle ; 3) Étudiants qui ont passé deux sessions à l’étranger, soit une année scolaire – pour qu’ils aient eu le temps d’absorber un éventuel choc culturel.

Je n’ai donc pas tenu compte des autres critères possibles (âge, pays, type de logement), dont je ne pensais pas qu’ils seraient discriminants. L’échantillon d’étudiants que j’ai rencontrés n’est sans doute pas représentatif des étudiants du BI (surtout en 2007, car le BI s’est beaucoup développé). Mais si cet échantillon est biaisé, c’est surtout dans le sens de l’enthousiasme, puisque ces personnes se sont déplacées jusqu’au campus pour évoquer leur expérience, sans recevoir aucune rétribution.

Pour élaborer le canevas d’entrevue, j’ai pris comme point de départ les questions qui figuraient dans la présentation du programme de recherche de Jewsiewicki, Létourneau et Breton (2002, p. 6), formulées ainsi :

  1. Quelles sont les attentes des jeunes « vivant l’étranger » ?

  2. Comment se définissent-ils dans l’espace de la circulation physique et idéelle mondiale ?

  3. Comment, à la suite d’un séjour à l’étranger fondé sur le désir préalable de « vivre l’étranger », conceptualisent-ils l’articulation du « local » et du « global » ?

  4. Comment se représentent-ils l’Ici et l’Ailleurs après avoir évolué et exploré l’entre-lieu de cultures diverses ?

  5. Ces jeunes incarnent-ils, par le sentiment d’identité et d’appartenance qu’ils expriment, la figure du « passeur identitaire » ?

  6. et 7. Se voient-ils ainsi et sont-ils prêts à jouer ce rôle dans la collectivité québécoise ?

Certaines de ces questions devaient trouver un tour plus vulgarisé, et la question 5 se posait davantage au chercheur qu’aux étudiants rencontrés – je ne l’ai pas retenue pour les entrevues. Voici ce qu’elles sont devenues :

  • Question 1, scindée en trois questions : a) Quelles étaient tes attentes avant ton départ ? b) Quelles étaient tes impressions à ton retour ? c) As-tu une autre impression maintenant ?

  • Question 2 : Quels sont les enjeux ou les valeurs que tu as découverts grâce à ton séjour à l’étranger ?

  • Question 3 : Pourrais-tu me dire comment tu te situes maintenant, par rapport aux autres cultures ?

  • Question 4 : Comment vois-tu ton pays maintenant ?

  • Questions 6 et 7 : Comment vois-tu ta place, maintenant, dans la société ?

  • Et une question ouverte supplémentaire : Voudrais-tu ajouter autre chose qu’il te semblerait important de souligner ?

Chaque entretien a duré environ 45 minutes. Précisons qu’à aucun moment, je n’ai mentionné le Québec ni le Canada dans la présentation de la recherche et lors des questions ; j’ai parlé de pays, de collectivité et de culture. Cette précision prend un certain relief lorsque l’on analyse les réponses des étudiants sur la façon dont ils se définissent. Je n’ai pas procédé ensuite à une analyse du discours au sens strict de la chose, mais simplement à une lecture attentive des retranscriptions en conservant à l’esprit les thèmes sous analyse.

Les étudiants ayant vécu l’étranger : de la graine de passeurs

Les étudiants n’avaient pas d’attentes très précises ; ils souhaitaient avant tout voyager et changer d’air et leurs propos témoignent davantage d’une recherche hédoniste (« pour le plaisir », « pour découvrir une autre culture », « ouvrir mes horizons », « pour le changement », « connaître du nouveau ») que d’une ambition organisée de croissance personnelle. Seule Marie[5] s’est exprimée en termes de performances : « Je voulais garder une ligne qui me ferait continuer à cheminer vers le milieu professionnel plus rapidement », et seule Virginie avait l’intention de « grandir et évoluer ».

Avec le recul, ceux qui disaient n’avoir pas d’attentes précises se déclarent enchantés et trouvent que les bienfaits de leur expérience ont dépassé ce à quoi ils auraient pu s’attendre : « cette année-là a été décisive » (Claire) ; « Ça a pu être une expérience assez bénéfique […] parce qu’on sort de l’image que les autres nous renvoient, on doit repartir à neuf […] j’avais plus la possibilité de me ressourcer » (Louis). Marie et Sophie ont découvert en elles une autonomie et une ténacité insoupçonnées.

Si les attentes de Marie ont été dépassées (« J’ai beaucoup grandi, […] ma confiance en moi, ça a beaucoup changé, […] j’ai pris de la maturité, de l’indépendance et beaucoup de confiance »), celles de Paul et de Virginie ont tourné différemment : Paul comptait sur un développement personnel épanouissant qu’il n’a pas obtenu, mais il est très satisfait de son expérience scolaire (« j’ai vraiment été satisfait au niveau des cours et [j’ai] vraiment été surpris »), tandis que Virginie a atteint d’autres objectifs scolaires et personnels que ceux qu’elle envisageait (mais elle ne donne pas de précision).

Il serait hâtif d’en conclure que des attentes précises se trouvent nécessairement dévoyées alors qu’une attitude plus « molle » trouve facilement satisfaction. Ce qui est sûr, c’est que le bilan est positif pour tous.

Lorsque l’on aborde avec eux les enjeux ou les valeurs découverts lors de leur séjour, les étudiants racontent que deux éléments les frappent en matière d’organisation sociale : les relations familiales et les rapports hommes-femmes. Ceux qui ont l’occasion de côtoyer des familles les trouvent soit très hiérarchisées, soit très unies, mais Claire déplore l’agressivité de certains parents envers leurs enfants. Anne a pris davantage conscience que la conciliation carrière-famille était plus difficile pour les femmes que pour les hommes. Sophie et Claire retiennent de leur séjour en France que le sexisme est banalisé par la publicité.

Mais c’est au chapitre politique que les étudiants sont particulièrement diserts. L’un d’eux a développé un regard critique sur la commercialisation de l’eau potable à l’occasion de discussions en cours et avec ses pairs. D’autres, comme leur séjour coïncidait avec l’élection présidentielle en France, ont découvert le leader d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, et son argumentation. La question des minorités et du racisme a ainsi frappé plusieurs d’entre eux, au point de prendre conscience que la participation aux élections est un enjeu majeur. Quant aux événements de septembre 2001, ils ont donné lieu à des discussions sur les relations internationales, les États-Unis et le Proche-Orient qui leur ont beaucoup appris.

Cela dit, ce qui frappe le plus dans les entrevues, c’est la vivacité de la confirmation identitaire québécoise chez Marie, Sophie et Virginie, qui, au contact de la France, ont découvert qu’elles étaient profondément québécoises – et bien peu canadiennes. La confrontation avec les stéréotypes des Français sur les Canadiens les ont amenées à s’engager dans des discussions définitoires au cours desquelles il fallait trouver les mots pour se dire, pour se qualifier ou se re-qualifier. Par le discours, elles ont confirmé leur attachement viscéral au Québec.

Les étudiants rencontrés savent depuis leur retour comment ils se situent par rapport aux autres cultures. Ils sentent moins de points communs que de différences avec celles-ci, bien que tout cela soit relatif : on se sent plus de points communs avec les Européens qu’avec les Maghrébins, plus avec les Américains et Australiens qu’avec les Européens, du fait de la hiérarchie plus marquée en Europe, mais on se sent plus proche de l’Europe que du Canada anglais. Virginie, à la toute fin de l’entrevue, raconte cependant que le séjour l’a « aidée à retrouver [sa] culture dans d’autres cultures », signifiant par là qu’elle a trouvé des points communs entre les deux cultures.

La teneur de ces proximités n’est pas détaillée, mais au chapitre des différences, les précisions apparaissent, la plupart du temps axiologisées, et sur des thèmes dispersés : la hiérarchie sociale est considérée comme trop pesante en Europe, notamment dans les relations entre enseignants et étudiants. La femme est moins respectée en Europe, mais le rapport travail-famille permet d’accorder plus de temps à la famille en France qu’au Québec. Par comparaison, les Québécois s’avèrent plein de qualités (débrouillardise, ouverture, absence d’animosité envers quiconque), mais ils ont trop de complexes alors qu’ils devraient être fiers : fiers de ce qu’ils sont, fiers de leur système scolaire et de santé.

Voilà nos étudiants en pleine action identitaire, puisqu’ils distinguent d’un côté, rassemblent de l’autre, bref, choisissent qui ils sont et se placent par rapport à une hiérarchie inédite des Autres[6]. Les conclusions qu’ils tirent des comparaisons avec les pays hôtes peuvent se résumer ainsi : la confrontation à une autre culture occasionne un déplacement des références qui, combiné au regard (positif) des autres sur sa propre culture, confère une valeur insoupçonnée à celle-ci. Leur séjour les amène donc à reconsidérer leur culture sous un regard neuf et mélioratif. Autrement dit, ils se servent des éléments du global pour valoriser le local. Et cela n’est pas anodin, car dans leur confrontation à l’Ailleurs, ils n’ont pas vécu de déracinement, mais plutôt un réenracinement. Comment s’empêcher à ce propos d’évoquer la troisième étape du passage, tel que le définissait vanGennep (1981), ritualisé en trois étapes qui correspondent 1) à la séparation du monde antérieur, 2) à la marge, puis 3) à l’agrégation au monde nouveau (voir aussi Jeffrey, 2005) ? Certes, les étudiants sont « passés » sans suivre de rite avéré, mais ils ont bien suivi ces trois étapes qui les ont menés à un stade nouveau.

En effet, leur amour pour le Québec sort confirmé ou renforcé de leur séjour : « j’adore le Québec, je me suis ennuyée pendant que j’étais là-bas » (Claire) ; « En regardant ce qui se passe ailleurs, je réalise que j’aime la façon dont ça se passe au Canada. Au Québec, c’est le même raisonnement, mais amplifié » (Jean). « Je dirais que je me considère très chanceux de vivre au Québec, c’est bien mieux que d’autres endroits dans le monde » (Paul). « Je trouve qu’on vit très bien au Québec » (Sophie). Pour sa part, Virginie attribue au Québec de grandes qualités : elle le voit « comme une société forte, un peuple qui va se serrer les coudes, s’entraider ; c’est un exemple de courage, de force […]. Pour moi ça reste un peuple rebelle et d’être fort dans ses différences, c’est très important ». Les étudiants mesurent la chance qu’ils ont de vivre au Québec, même s’ils trouvent que l’on n’y prend pas assez soin du patrimoine architectural et paysager, que l’éventail des partis politiques manque de variété, et que l’on n’y est pas très ouvert sur le reste de la planète.

Mais ce sont des détails, car au bout du compte, l’Ici est un lieu privilégié, même si l’Ailleurs était passionnant. C’est en cela que ces étudiants bousculent l’hypothèse selon laquelle ils sont des passeurs, car ils ne se voient pas comme des passeurs de références étrangères qu’il serait souhaitable d’intégrer ici. Ils font plutôt passer… le message. À la question : « Comment vois-tu ta place, maintenant, dans la société ? »[7], ils répondent qu’ils souhaitent inciter leurs proches à voyager comme eux ou à modérer leurs jugements sur l’Autre : « J’incite les autres à participer à des voyages de la sorte, [je peux] leur dire ce qu’ils peuvent apporter à ces gens-là et ce qu’ils peuvent retirer de ces gens-là. Je trouve intéressant de faire ouvrir les yeux, les oreilles et l’esprit des gens par rapport à d’autres pays » (Jean). « J’ai de plus en plus l’impression d’avoir un rôle à jouer pour ramener des valeurs profondes, aider les gens à prendre conscience de la chance que l’on a d’être ici […] des préjugés que l’on peut avoir par rapport aux autres cultures » (Louis).

Quant à s’engager davantage dans la société : « je m’implique pas plus dans la société que je le faisais avant, mais je suis capable d’avoir plus de points de comparaison, d’être plus ouverte à ce qui se passe dans le monde » (Claire) ; mais au sujet du Québec : « j’ai envie de plus en plus de participer à sa croissance et à sa sauvegarde, à se garder comme étant une entité distincte […]. J’aimerais que les Québécois prennent conscience que oui on a une histoire politique […], mais on a aussi une histoire culturelle à laquelle on n’accorde pas toujours une assez grande importance » (Marie).

Les étudiants se voient ainsi jouer un rôle envers leur entourage lorsque l’occasion se présente et la moitié d’entre eux envisagent de créer l’occasion qui leur permettra d’exercer leur influence. Il s’agit donc davantage d’incitation au passage que de passage proprement dit.

Ce que disent les étudiants confirme en partie les conclusions d’Opperet al. (1990). La principale raison de leur voyage était d’ordre hédoniste : vivre dans un autre pays, avec les plaisirs que cela supposait. Mais ils ne poursuivaient pas de quête d’ordre linguistique, puisqu’ils partaient tous en France et en Belgique, et une étudiante déjà bilingue en Australie. Ils développent leurs connaissances en matière politique et sur la société et la culture du pays hôte. Leurs stéréotypes sur les étrangers sont remplacés par des opinions plus nuancées.

Mais ces étudiants se distinguent de ceux d’Opperet al. (1990, p. 208), car leur opinion sur leur pays sort renforcée de cette expérience, au lieu de rester identique. En fait, les connaissances politiques et culturelles qu’ils acquièrent leur font jeter un regard neuf sur leur pays, qu’ils apprécient à l’aune des systèmes d’assistance sociale et d’éducation, des relations hiérarchiques entre hommes et femmes, professeurs et étudiants, parents et enfants. Leur contact avec l’Ailleurs confère au local une valeur qu’il avait peu ou moins auparavant. Si on tente de caractériser leur identité culturelle refaçonnée, on aboutit à une sorte de paradoxe, car elle est simultanément nationale et civique. Nationale en ce qu’ils se différencient nettement du reste du Canada, et civique, car ils mesurent que les frontières culturelles avec des pays hôtes sont relatives et que les points communs sont aussi notables que les différences.

Enfin, et ce n’est pas un simple détail, ils ont tous conscience que l’ouverture d’esprit et la curiosité sont des atouts dans les situations inédites, ce qui devrait les suivre sur le long terme. Cette disponibilité fait d’eux tous des passeurs potentiels, même si la volonté d’agir de certains permet de distinguer en eux des passeurs plus vraisemblables que les autres.

Passages, métissages, bricolages

Certes, le petit nombre d’étudiants rencontrés ne permet pas de généraliser ces résultats. Ils donnent toutefois à penser que la définition du passeur identitaire formulée ici a son utilité… par défaut : les étudiants rencontrés ne sont pas des passeurs au sens où l’entend notre définition, à savoir des personnes qui, dans une situation de confrontation de deux cultures, décident de faire valoir ou d’importer une réalité étrangère (matérielle ou symbolique) vers leur culture d’origine. Pourtant, il s’est passé quelque chose. À défaut de rite de passage imposé, ils ont choisi de vivre une expérience qui, en épreuve édulcorée, a forcé la main à leur récit identitaire. Leur culture politique a évolué, dans la mesure où leurs stéréotypes sur les étrangers se sont modifiés (de même qu’ils ont modifié sans doute ceux des étrangers vis-à-vis des Québécois ou Canadiens). Ils ont aussi été amenés à réfléchir sur les hiérarchies sociales (hommes-femmes, parents-enfants, professeurs-étudiants), et à apprécier, a contrario, les systèmes de santé et d’éducation du Québec. Des changements de référence ont bien eu lieu, ce qui fait du séjour à l’étranger un passage et des villes et campus concernés des lieux de passage.

Dès lors, il semble raisonnable de proposer que le passeur ne soit pas seulement celui ou celle qui veut faire passer de nouvelles réalités, mais aussi la personne qui vit une évolution de ses références et qui, de par sa socialité, les diffuse, même à son insu.

La définition assouplie du passeur permet-elle de penser l’évolution de la collectivité ? Oui. Elle montre simplement qu’il existe une évolution qui se fait lentement, par petites touches[8], même si à l’occasion, le rythme et l’intensité s’accélèrent.

À force de menus passages, on peut imaginer qu’un jour se produiront des métissages, par le truchement d’appropriations symboliques. En effet, pour peu que les expériences adviennent dans un espace-temps où les individus sont réceptifs, elles se partagent puis prennent corps dans de nouvelles attitudes, de nouveaux objets, de nouveaux discours et tout ce qui s’ensuit. Le métissage advient alors, soit fusion totalisante (voir Laplantine et Nouss, 1997), soit dans un sens plus souple d’ajout d’une nouveauté à la réalité préalable. Peuvent naître du métissage des textes littéraires, des objets matériels (objets d’art), des pratiques (sociales, alimentaires), des danses, etc.

Mais avec les étudiants du programme international, nous n’en sommes pas là. D’abord, la petitesse de l’échantillon appelle à la prudence – l’étape suivante de la recherche en dira plus long. Ensuite, dans ce cas-ci, nous en sommes au bricolage identitaire, dynamique complexe d’attirances et de choix, qui travaille les références d’ici sans les bouleverser. Il faut dire que les étudiants qui voyagent dans le cadre de leurs études ne sont pas si nombreux au Québec[9], même si leur nombre s’accroît d’année en année.

Toutefois, les étudiants d’un pays constituent sa future élite, c’est pourquoi il est intéressant pour la collectivité de comprendre l’évolution de leurs références au contact de l’étranger. Pour taquiner la conception « sensorielle » de Kilani selon qui l’anthropologie est un cannibalisme (en une interaction dialogique, elle incorpore la réalité de l’autre pour la restituer sous forme de discours, au lieu de simplement la regarder de l’extérieur) (2003, p. 252), je dirai que les étudiants ont entendu, observé, senti et goûté l’Ailleurs, mais ne l’ont pas absorbé. Ils ont plutôt expérimenté un triple mouvement identitaire : les attributions catégorielles par lesquelles ils se représentaient certains Autres se sont assouplies ; ils ont franchi une nouvelle étape d’autopoiétique (meilleure confiance en soi) ; et la facette collective (québécoise en l’occurrence) de leur identité est devenue plus gratifiante.

En somme, et pour conclure, les références culturelles des étudiants ont évolué puisque leur identité substantielle (les stéréotypes) s’est actualisée et leur identité performative s’est, d’après eux, solidifiée. Par petites touches, ils ont donc légèrement recomposé une partie de leur culture et, un peu aussi, la culture de leurs proches.

Ce constat soulève de nouvelles questions auxquelles d’autres recherches pourraient répondre. Faut-il absolument voyager pour devenir passeur ? En d’autres termes, peut-on être passeur en restant chez soi, par exemple grâce à la présence d’étrangers chez soi ? C’est fort possible si l’on en croit les témoignages des visiteurs québécois d’Expo 67 qui ont découvert le monde sur place, à Montréal (Curien, 2003) – ces visiteurs, enchantés, ont répercuté sur leur entourage la nouvelle perception du Québec qu’ils avaient acquise. Par comparaison avec les étudiants qui vivent l’étranger, les étudiants restés ici voient-ils leurs références politiques évoluer différemment ? Sont-ils plus ou moins radicaux que ceux qui sont partis ? Et, pour finir, le voyage (le passage qui s’est opéré) renforce-t-il les distinctions de classes entre les étudiants ? Car au fond, même si le voyage est plus fréquent qu’autrefois, il demeure un privilège.

Des recherches sur ces questions permettront d’éclairer la façon dont évolue une collectivité. Gageons que les ressorts de la domination n’auront pas le dernier mot devant la curiosité des uns et la séduction des Autres.