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L’étude des infrastructures urbaines de distribution d’eau potable et d’évacuation des eaux usées peut combiner l’histoire urbaine, socioculturelle, intellectuelle, environnementale, ainsi que l’histoire des sciences et technologies. Ce sujet complexe permet, entre autres choses, de mieux comprendre quelles sont les visions de l’homme, de la nature et de la ville qui ont soutenu les transformations de l’espace urbain durant les XIXe et XXe siècles. Robert Gagnon apporte une contribution à ce domaine d’études en reconstituant l’histoire du réseau d’égouts montréalais au XIXe siècle et en décrivant le rôle des principaux acteurs dans sa mise en place. Le travail est utile, puisque peu de recherches historiques ont été effectuées sur les réseaux d’eau des villes québécoises. Toutefois, l’ouvrage déçoit un peu, car il comporte des lacunes importantes.

Questions d’égouts débute par deux chapitres plutôt convenus sur les infrastructures urbaines au XIXe siècle et le contexte de leur mise en place à Montréal. Ce n’est certes pas là que réside la nouveauté dans ce volume, mais ces deux parties sont utiles pour comprendre le contexte international et local dans lequel s’est déroulée la construction des égouts montréalais. Le chapitre trois entre dans le vif du sujet. Il retrace le rôle qu’ont joué les juges de paix et les citoyens dans la construction des égouts publics entre 1800 et 1840. Gagnon utilise judicieusement les requêtes des citoyens pour faire construire des canalisations d’égouts et il est pertinent de connaître leurs arguments, fondés sur la santé et la préservation de la valeur de leurs propriétés. Il parle de l’émergence d’une idée alors nouvelle : celle de la nécessité d’un plan d’assainissement conçu comme un système. Le premier plan d’égouttage proposé en 1849 par l’inspecteur des chemins James A.B. McGill est décrit, bien qu’il n’ait jamais été réalisé intégralement. L’auteur dresse ensuite un portrait de l’état du réseau vers 1856 : des égouts de briques, de pierre et de bois ainsi que des canalisations à ciel ouvert en piteux état, causant refoulements, débordements et mauvaises odeurs.

La partie suivante parle d’un autre plan, conçu et déposé en 1857 par John P. Doyle. Cette nouvelle proposition prévoyait la construction d’un système complet, avec sept grands collecteurs et une seule sortie au ruisseau Migeon, à l’est de la cité. L’élimination complète des fosses d’aisances et leur remplacement par des water-closets était aussi envisagée. Gagnon porte un jugement très positif sur le plan de Doyle, car celui-ci serait conforme aux connaissances les plus avancées de son époque et projetait même une infrastructure permettant de récupérer les matières solides et de les utiliser comme fertilisant. Les coûts élevés impliqués par ce projet font toutefois hésiter les élus municipaux. C’est donc « l’action de ces simples citoyens qui, en fin de compte, obligera les élus à remplir leur promesse de faire de Montréal une ville saine » (p. 127). Les citoyens adoptent une nouvelle tactique pour faire fléchir la ville : ils intentent des poursuites judiciaires pour des dommages subis en raison de l’absence ou de l’insuffisance des égouts. Cette stratégie s’avère efficace et pousse la ville à réaliser un plan inspiré de celui de Doyle dans les années 1860. Cependant, plusieurs éléments centraux du projet d’origine, comme le remplacement complet du collecteur Craig et la construction d’une canalisation permettant l’usage d’une seule sortie sont mis de côté pour des raisons financières. « Les élus ont raté une belle occasion d’investir pour l’avenir » (p. 148), conclut Gagnon.

Dans le dernier chapitre, l’auteur explique comment l’arrivée de la bactériologie change la perception des égouts, qui passent d’instrument de salubrité à cause de pollution des sources d’eau potable. Il traite également du rôle des médecins et hygiénistes et de leurs préoccupations. L’état du réseau et ses principaux problèmes sont décrits, comme la désuétude du collecteur Craig et le déversement des égouts dans le port. L’ouvrage se conclut par la réaffirmation du rôle essentiel joué par les citoyens dans la mise en place du réseau d’égouts. C’est sans doute la principale contribution de Questions d’égouts à l’histoire des infrastructures montréalaises : montrer que, la plupart du temps, rien ne se construit sans la participation politique et financière des citoyens. Cependant, il est regrettable que l’auteur n’ait pas poussé plus loin l’étude des arguments, des valeurs et des idéaux qui sont à la base des propositions, des interventions effectuées, des hésitations et des longs délais entre la prise de conscience de l’existence d’un problème et l’application d’une solution concrète. Les décisions des acteurs sont placées en contexte historique sans que leurs conceptions fassent l’objet du même travail. Ainsi, des notions centrales, comme celles de pollution et de nuisance publique, ne sont pas définies dans leur contexte et leur évolution n’est pas évoquée.

D’autres omissions laissent le lecteur sur son appétit : lorsque les intervenants en santé publique fustigent les fosses d’aisances et proposent l’universalisation des water-closets, quels sont leurs arguments, d’où proviennent les résistances et comment celles-ci s’expliquent-elles ? Qu’en est-il de la proposition de Doyle d’utiliser les déchets humains comme fertilisant ? Vraisemblablement, il ne s’agit pas d’une préoccupation environnementale au sens contemporain. Il serait pertinent de savoir d’où provient cette idée et quels avantages les Montréalais étaient censés en tirer, à une époque où la qualité bactériologique de l’eau potable n’était pas encore un problème. Ajoutons que Gagnon présente les égouts comme un élément isolé et autonome, alors qu’ils font partie d’un système de circulation de l’eau dans la ville dans lequel ils sont tributaires d’une autre infrastructure, l’aqueduc. La séparation des deux réseaux fait que certains éléments explicatifs ne sont pas suffisamment approfondis, comme l’effet de l’augmentation des usages domestiques de l’eau sur l’utilisation et la conception des égouts. Pourtant, certaines questions éclairantes sont abordées. Ainsi, la partie sur l’impact de la bactériologie montre-t-elle que les développements scientifiques ont un impact sur les perceptions des problèmes sanitaires et sur leurs solutions, mais l’analyse des autres aspects intellectuels et culturels demeure insuffisante. On se demande, par exemple, quelle perception de la nature et de la place de l’être humain dans celle-ci justifiait une attitude qui semble maintenant si désinvolte à l’égard des cours d’eau. Le fleuve Saint-Laurent, source de l’eau potable et lieu de déversement des déchets humains, est d’ailleurs à peine mentionné. En somme, Questions d’égouts raconte beaucoup, mais explique peu.