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Quiconque en a fait l’expérience s’en souvient pour longtemps : rien n’est plus difficile que de publier un livre intéressant à partir de communications présentées lors d’un colloque. Il y a toujours un article en trop et un autre qui manque. Lorsqu’en plus le colloque est international, la tâche devient carrément impossible. Les livres comparatistes sont en général un prétexte à une succession d’articles qui n’intéressent que leurs auteurs. Certes, il y a un peu de tout cela dans le livre Vivre en ville. Bruxelles et Montréal (XIXe-XXe siècles) publié sous la direction de Serge Jaumain et Paul-André Linteau. Mais il y a aussi des tentatives originales et, ma foi, fort bien réussies, de proposer des comparaisons sans en avoir l’air. Le livre passe de manière très honorable le test ultime de l’approche comparatiste : découvrir des dimensions nouvelles de la situation qui nous est familière en lisant les contributions portant sur l’autre.

Prenez les chapitres consacrés à « la ville des femmes ». Deux d’entre eux partagent la même interrogation : « Fait-il du sens d’écrire l’histoire urbaine à partir de l’histoire des femmes qui y habitent ? ». Selon Denyse Baillargeon, à première vue, la réponse montréalaise serait un oui magistral si on se fie à la lecture de la multitude de travaux récents concernant la place des femmes sur le marché du travail et l’importance des réseaux de sociabilités « féminines » : écoles, associations, loisirs. Mais sa conclusion finale est sans appel : les travaux concernant les femmes de Montréal sont nombreux mais bien peu se sont vraiment intéressés au rapport entre les femmes et Montréal. On comprend mieux pourquoi lorsqu’on parcourt le chapitre « bruxellois » d’Éliane Gubin : les villes, que ce soit Bruxelles, Montréal ou Tokyo, ont souvent été construites par les femmes, mais prises en charge par les hommes. Pas étonnant donc que l’histoire des femmes et celle des villes évoluent dans deux univers parallèles, étrangers l’un à l’autre. Deux autres articles remettent les pendules à l’heure en ce qui concerne l’impact émancipateur qu’aurait eu la guerre, celle de 1914 pour Bruxelles et celle de 1939 pour Montréal. Selon les contributions de Valérie Piette et de Magda Fahrni, il ne faut pas exagérer les vertus émancipatrices de ces conflits. À Bruxelles, c’est surtout la ménagère qui est mise de l’avant, tandis qu’à Montréal, les femmes profitèrent certes des nouvelles possibilités de travailler et de se divertir, mais sans que cela se traduise en avantages réels.

Quatre articles proposent une lecture miroir de Montréal et de Bruxelles, c’est-à-dire que l’un des auteurs choisit de se référer au cadre et à la problématique de l’autre pour aborder son sujet. Ainsi, Claire Billen choisit de regarder « Bruxelles au miroir de Montréal » en se moulant sur le modèle proposé par Paul-André Linteau qui fait des années 1960 le temps fort de ces multiples ruptures qu’on connaît sous le nom de Révolution tranquille. Il est vrai, conclut-elle, que les ressemblances entre Bruxelles et Montréal sont nombreuses : les deux villes ont connu des évolutions similaires en termes d’industrialisation et de désindustrialisation, de localisation résidentielle et commerciale, mais la rigidification du statut linguistique qui caractérise Bruxelles depuis qu’elle est devenue une des trois régions politiques du pays rend illusoire la tentative d’y déceler des ruptures aussi marquantes. Deux autres articles reprennent cette approche par le miroir : celui de Serge Jaumain et de Michelle Comeau sur l’évolution des Grands magasins comme porteurs d’une certaine modernité urbaine dans l’entre-deux-guerres. Deux autres le font de manière moins appuyée, soit l’article de Claire Billen sur le parc de Saint-Gilles-Forest à Bruxelles et celui sur le Parc Lafontaine. Mais pourquoi bouder le plaisir de se rappeler l’époque où les enfants montréalais se faisaient littéralement amener de force dans le pèlerinage Dupuis-Morgan-Eaton ? Un article mérite d’être souligné, celui de Chloé Deligne, Michèle Dagenais et Claire Poitras sur la gestion de l’eau à Bruxelles et Montréal entre 1870 et 1980. Ici la comparaison est poussée dans ses derniers retranchements jusqu’à inclure des graphiques surimposant sur une même échelle les évolutions démographiques des deux villes et de leurs banlieues sur l’ensemble de la période. Mais là n’est pas la seule contribution de l’article. On y apprend ainsi que l’évolution des réseaux urbains sont davantage tributaires des clivages territoriaux – l’opposition entre la ville et les faubourgs à Bruxelles – et ethnosociologiques à Montréal que de contraintes physiques ou même d’une opposition droite-gauche entre les tenants d’une gestion publique ou privée de l’eau. Le thème des clivages linguistiques et ethnoculturels traversent toutes les contributions, mais sans qu’on ose l’aborder de front. La thématique demeure sans doute délicate pour ce groupe d’historiens bruxellois et « canadiens ». Si on se fie à la qualité des textes présentés dans ce livre et issus de deux colloques transatlantiques, nous pourrions en apprendre beaucoup sur ce qui demeure le point commun par excellence de ces deux villes, celui d’un accommodement linguistique qui peine toujours à trouver ses marques.

Bruxelles-Montréal : un nouveau couple est né.