Comptes rendus

Johanne Collin, Marcello Otero et Laurence Monnais (dirs), Le médicament au coeur de la socialité contemporaine : regards croisés sur un objet complexe, Québec, Les Presses de l’Université du Québec, 2006, 284 p.[Notice]

  • Gilles Bibeau

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  • Gilles Bibeau
    Département d’anthropologie,
    Université de Montréal.

Avec un chiffre d’affaires de quelque 600 milliards de dollars, le marché mondial du médicament semble être en excellente forme. L’industrie pharmaceutique n’en est pas moins engagée, plus que jamais, dans une surenchère de marketing qui a pour but de promouvoir toujours plus ses « blockbusters » auprès d’une clientèle de plus en plus large, malades, quasi malades et futurs malades. Les personnes réellement malades sont souvent les premières victimes de ces guerres commerciales, tantôt parce qu’elles consomment trop de médicaments ou qu’elles le font trop tôt (avant même que la maladie n’apparaisse), tantôt parce qu’elles n’ont pas accès aux produits pharmaceutiques dont elles ont vraiment besoin, en raison notamment du coût des médicaments et des brevets protégeant certaines molécules. Le Québec s’est récemment donné une Politique du médicament qui vise, hélas, plus à garantir les profits des multinationales de la pharmacie installées au Québec qu’à contrer les coûts sans cesse croissants des médicaments d’ordonnance ou qu’à encadrer les filières de prescription et de consommation des médicaments. Cette politique québécoise est totalement muette pour ce qui touche à la prescription et distribution des produits génériques ou à la collusion (dénoncée sur d’autres scènes) entre les grands groupes pharmaceutiques, les médecins prescripteurs et les pharmaciens. Des groupes de citoyens de plus en plus nombreux s’interrogent heureusement, du dedans de la société civile, sur les bénéfices réels pour l’ensemble du Québec du soutien financier que notre gouvernement apporte aux laboratoires pharmaceutiques. Des spécialistes de la santé publique jettent aussi un regard critique, et sans doute de plus en plus lucide, sur les limites de la contribution des seuls médicaments à l’amélioration du profil de santé général d’une population. Des experts des sciences sociales proposent des analyses de plus en plus fouillées dans lesquelles les médicaments sont envisagés comme de véritables produits de consommation, des « commodities » entourés de publicité, ou comme de vrais « objets sociaux » autour desquels se mettent en place des pratiques sociales et culturelles ; des sociologues et des anthropologues s’inquiètent de l’ampleur de la médicalisation des aléas de la vie à laquelle nous assistons aujourd’hui et dénoncent certaines pratiques tant du côté des prescripteurs que du côté des consommateurs. « Le médicament au coeur de la socialité contemporaine » se situe précisément à la jonction des grandes directions de recherche qui prévalent aujourd’hui en sciences sociales. Les auteurs des 12 chapitres composant cet ouvrage reconnaissent d’emblée que les médicaments sont de vrais outils thérapeutiques lorsqu’ils sont adéquatement prescrits par les médecins ; tous centrent néanmoins leur réflexion, d’un point de vue chaque fois spécifique et particulier, sur le médicament en tant qu’il est un « objet social complexe ». Une passionnante introduction cosignée par les trois directeurs présente l’architecture générale de cet ouvrage dont l’objectif est « de dépasser les évidences » quant au rôle et à l’usage du médicament dans nos sociétés contemporaines. Les auteurs des chapitres de la première partie s’adressent exclusivement à la catégorie des « médicaments de l’esprit » ou aux psychotropes qu’ils envisagent du point de vue des rapports entre l’individu et la société, le soi et les autres. Quelles « logiques sociétales » sous-tendent le formidable recours aux médicaments psychotropes dans les sociétés d’aujourd’hui ? Les valeurs de performance et de compétition qui s’imposent aux individus provoquent-elles l’usage de béquilles chimiques chez bon nombre de nos contemporains ? La (sur)consommation de psychotropes n’exprime-t-elle que notre frénésie de consommation dans tous les domaines ? C’est à ce genre de questions que les auteurs des cinq premiers chapitres répondent avec une belle lucidité critique. Alain Ehrenberg définit d’emblée l’être humain comme un …