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« Censure ». Lourd de sens, ce mot n’est pas sans évoquer un certain imaginaire, il emprunte la forme d’un complexe amalgame d’impressions et de préjugés et il convoque en vrac les idées de sanction, de proscription et de contrôle. Telle Anastasie, représentée par le caricaturiste français André Gill en 1874, la censure se présenterait sous les traits d’une marâtre aux doigts crochus armée de ciseaux aussi aveugles et démesurés que ses valeurs morales. Qui plus est, comme le remarquent au passage plusieurs auteurs de manuels et d’histoires littéraires portant sur la culture canadienne-française et québécoise, la censure aurait la fâcheuse tendance à se réfugier dans un lointain passé, entre 1840 et 1960 le plus souvent, et s’acoquinerait avec les représentants les plus conservateurs des pouvoirs religieux et politiques. Bref, la censure dégagerait un parfum suranné et ne concernerait plus ou presque les productions culturelles contemporaines. Ces préjugés, malheureusement tenaces, sont certes ébranlés à la lecture des récents travaux portant sur la censure au Québec. Dans la « Présentation » du numéro La censure 1920-1960 (1998) de la revue Voix & Images, Pierre Hébert écrivait à juste titre : « Mais c’est évidemment un leurre que de croire à la disparition de la censure avec la fin de l’hégémonie catholique. Ce qui caractérise notre époque, c’est le passage d’une censure affichée et légitimée à une autre aux contours moins définis, mais à la présence tout aussi réelle » (numéro 68, p. 221).

Fruit d’un travail de recherche de quinze années, le Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma présente une relecture exhaustive et rigoureuse de l’histoire de la censure et tend par le fait même à nuancer une vision parfois trop stéréotypée de l’évolution des idées et de la culture au Québec. L’ouvrage s’inscrit dans la mouvance des recherches menées par Pierre Hébert depuis la fin des années 1990, lesquelles donnèrent lieu à la publication des livres Censure et littérature au Québec : Le livre crucifié, 1625-1919 (1997) et Censure et littérature au Québec. Des vieux couvents au plaisir de vivre – 1920-1959 (2004). Premier ouvrage du genre à paraître au Québec, le Dictionnaire couvre les principaux champs de la vie culturelle québécoise, le cinéma et la littérature bien sûr, mais aussi, quoique de manière moins systématique, les beaux-arts, la danse, la chanson et le théâtre. Le projet réunit de nombreux collaborateurs issus des disciplines de la littérature, du cinéma, de l’histoire, du droit, des communications, des sciences de l’information et des sciences politiques.

L’ouvrage comprend une introduction, un bref historique de la censure permettant de replacer dans leur contexte les principaux cas analysés, une chronologie détaillée ainsi qu’un index thématique. Claire et bien documentée, l’introduction situe l’ouvrage dans le champ des études universitaires, présente le corpus et justifie les inclusions et les exclusions. Cependant, les auteurs y conceptualisent peu leur objet d’étude et d’analyse. Ils indiquent par exemple que « s’il fallait ajouter un adjectif au titre de l’ouvrage afin de mieux saisir l’esprit qui a guidé les responsables de ce dictionnaire, ce serait celui de “Dictionnaire culturel de la censure au Québec”, c’est-à-dire l’analyse d’un ensemble de cas qui ont eu une signification, un retentissement dans la vie collective » (p. 13), mais n’insistent pas davantage sur l’importance d’un tel phénomène dans la vie culturelle d’une communauté donnée. Les rédacteurs n’évoquent guère les différences qui ont pu s’imposer entre la censure pratiquée au Canada anglais, en Amérique du Nord et en Europe et ils ne s’attardent pas plus à l’impact des politiques censoriales sur la construction d’une certaine conception de la culture québécoise.

Les différentes entrées portent non seulement sur les cas de censure au sens strict mais également sur des périodiques, des personnes et des concepts. Plusieurs entrées sont ainsi consacrées à des thèmes génériques et empruntent littéralement la forme de brefs articles savants. Une telle stratégie permet de combler les lacunes conceptuelles de l’introduction et ajoute au propos plus historique et descriptif du dictionnaire un point de vue plus critique. En témoignent notamment les entrées « Critique et cinéma », « Église catholique et cinéma », « Obscénité », « Politique » ou « Liberté de pensée » qui considèrent à la fois l’histoire, les variations sémantiques et les diverses interprétations juridiques de notions essentielles à une réflexion sur la problématique de la censure. Les cas attendus, qu’il s’agisse de la mise à l’Index des deux Annuaires del’Institut-canadien pour 1868 et 1869, de l’histoire de l’Institut canadien de Montréal (remarquables textes, synthétiques et analytiques à la fois, rédigés par Yvan Lamonde), de l’interdiction des Demi-civilisés de Jean-Charles Harvey ou des Enfants du paradis de Marcel Carné, constituent certes une part importante de l’ouvrage. Cependant, des cas moins patents, ressortissant à différentes sphères de la vie culturelle, témoignent du caractère polymorphe, souterrain et transhistorique de la censure. La censure politique dont fut victime Denys Arcand alors qu’il travaillait à l’ONF, les multiples proscriptions visant à museler les défenseurs du communisme, l’ostracisme prononcé contre l’homosexualité, la dangereuse sensualité d’une Arletty comme les formes contemporaines d’autocensure pratiquées à la télévision (Paul Piché évitant de chanter les paroles trop obscènes de l’une de ses chansons lors d’une émission de Star Academy en 2004) prouvent que les sanctions ne se limitent pas aux seules relations entretenues par la culture et par la morale catholique et qu’elles s’inscrivent de manière parfois tout aussi insidieuse dans l’espace public contemporain.

« Rassemblement de paroles individuelles en un langage tenu par la communauté scientifique, le dictionnaire crée l’expression d’un “nouveau” savoir réalisé dans la forme d’un discours explicite » (p. 7), écrivent les directeurs dans la présentation de leur ouvrage. Il s’agit sans conteste de la force de cet ouvrage qui réussit en effet à réunir des savoirs épars, diffus, parfois difficiles à synthétiser, les rendant par là même accessibles aux lecteurs et aux chercheurs. Sans céder à la vulgarisation et aux raccourcis historiques et méthodologiques, les nombreux collaborateurs du Dictionnaire de la censure au Québec ont su montrer qu’un ouvrage général peut aussi être le lieu de réflexions nuancées, savantes et pertinentes au regard des plus récents développements de la recherche universitaire.