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La valeur des études en histoire sociale qui s’attachent à documenter les aspects de la vie quotidienne aux périodes antérieures est maintenant bien attestée. Au Québec, les historiens anglophones se sont distingués dans ce type de recherche et ont décrit notamment les conditions d’existence des familles ouvrières en milieu urbain au siècle dernier. Je pense plus particulièrement à Bettina Bradbury (Familles ouvrières à Montréal : âge, genre et survie quotidienne pendant la phase d'industrialisation, 1995) et à Terry Copp (Classe ouvrière et pauvreté : les conditions de vie des travailleurs montréalais, 1978) avant elle. Selon Rudy, une des rares études à avoir abordé l’histoire du tabagisme est celle de Matthew Hilton, Smoking in British Popular Culture, 1800-2000 (2001). Son ouvrage pose un jalon de plus dans l’étude de l’usage socialement différencié du tabac et l’introduction de la cigarette comme produit culturel de masse. Le chercheur pose un regard historique sur le rôle joué par les cigarettières montréalaises et canadiennes dans la construction culturelle de l’usage de la cigarette, devenu une pratique reconnue, en prétendant répondre à des besoins identitaires variés. C’est la démonstration brillamment documentée et défendue par Rudy.

À Montréal, au XIXe siècle, fumer n’est pas anodin ! C’est un comportement associé à l’existence même de l’archétype de l’individu moderne, pétri de valeurs libérales et empreint de rationalité. Mais la consommation du tabac est aussi une activité hiérarchisée selon les classes sociales. Le tabac est consommé essentiellement sous forme de cigares dans la bourgeoisie, ou avec la pipe pour l’ensemble des milieux sociaux. Cette consommation répond aux injonctions d’un code d’étiquette très déterminé. Le tabagisme est encore loin d’être perçu comme un comportement relié à la santé et il faudra attendre jusqu’au début des années 1950 pour que le discours médical émerge de manière dominante. Cette activité est réservée aux hommes, même si aucune loi n’interdit l’usage du tabac aux femmes. Ce sont les normes culturelles de respectabilité qui imposent la règle informelle affirmant qu’une femme n’est pas censée fumer. Pourquoi ? Parce que les femmes, comme groupe sexué, seraient incapables d’exercer un autocontrôle sur la pratique du tabagisme. Le fumeur respectable est ainsi défini : l’homme de la bourgeoisie qui s’astreint aux limites imposées par l’étiquette telles que ne pas fumer en présence d’une femme, limiter sa consommation de cigarettes à des moments précis, après le repas, et dans des endroits déterminés, le fumoir, en compagnie d’autres hommes de sa condition sociale. Le fumeur respectable n’est pas esclave de son habitude et il sait choisir la meilleure qualité de tabac, pour la pipe ou le cigare. Une sociabilité masculine très forte, ségrégationnée socialement, se construit autour de l’usage du tabac. « Class and racial identities and relations were shaped by these highly gendered prescriptions » (p. 172). Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le tabagisme masculin et ses codes rigoureux marquent symboliquement l’exclusion des femmes de la sphère publique et de l’accès à de pleins droits civiques. « Smoking set the tone and boundaries of the male public sphere, where high-minded communication was idealized. Women, according to nineteenth-century liberal prescriptions, were biologically incapable of both self-control and rationality » (p. 171).

La production manufacturière des cigarettes apparut à Montréal vers 1888 et propulsa celle-ci au rang des symboles les plus forts de la modernité occidentale. Après la Première Guerre mondiale, la consommation quotidienne de cigarettes traversera les barrières de classe sociale et de sexe qui en limitaient encore l’usage. L’industrie du tabac a profité de la guerre pour légitimer la consommation de cigarettes, en fournissant en cigarettes notamment les soldats partant au front, et les citoyens furent conviés à envoyer du tabac canadien pour soutenir les troupes. De nombreux écrits publiés dans les journaux associèrent le tabac au patriotisme. Enfin, la cigarette devint l’emblème de l’émancipation féminine pour les femmes de la bourgeoisie montréalaise puis se répandit parmi les ouvrières : fabriquée industriellement, son prix peu élevé la rendit accessible et les manufacturiers modifièrent le goût âcre du tabac traditionnel.

Jarrett Rudy, professeur au Département d’histoire de l’Université McGill et directeur des Études d’histoire du Québec, brosse dans cet ouvrage, issu de sa thèse doctorale, un portrait précis, en partie impressionniste et très bien rédigé, de l’histoire culturelle et sociale de l’usage du tabac et de l’introduction de la cigarette à Montréal dans la première moitié du vingtième siècle. Les données sont tirées des journaux de l’époque, anglophones et francophones, et puisent dans le matériel iconographique constitué de caricatures, historiettes éducatives, bandes dessinées, etc. Dans le contexte contemporain de la médicalisation du tabagisme, il est pertinent de mieux connaître les enjeux identitaires qui sont toujours à l’oeuvre dans la population. L’histoire sociale de l’usage du tabac permet d’éclairer un ensemble de dimensions d’un phénomène complexe, qu’on a trop tendance à réduire à un strict comportement volontaire. Aujourd’hui ce sont les non-fumeurs et les élites sanitaires qui participent à une nouvelle construction identitaire fondée sur le bannissement du tabac.