Corps de l’article

La ville de Québec est indissociable de sa radio locale connue pour son côté parfois vulgaire, souvent populiste et toujours provocant. Si réduire la radio de Québec à ce style radiophonique dont le plus important représentant fut André Arthur apparaît à tout le moins caricatural, il reste que l’association Québec / trash radio est largement répandue. Le chroniqueur de l’hebdomadaire Voir écrivait justement : « Je ne sais pas ce qui se passe avec la Vieille Capitale, mais la radio de Québec est l’une des plus trash au monde. » Et, plus loin, « je n’ai jamais compris comment une ville aussi propre et aussi coincée pouvait accoucher d’une radio aussi scato » (Martineau, 2002, p. 7).

Ces dernières années, cette réputation a été alimentée par les propos de l’animateur-vedette de CHOI radio X, Jean-François Fillion. Adoptant le même style qu’Arthur, il a permis à la ville de Québec de se faire connaître comme jamais auparavant, la radio trash rivalisant avec le Château Frontenac comme symbole de la ville. Cette publicité gratuite offerte par Fillion et CHOI à la ville de Québec a atteint son apogée à l’été 2004, période durant laquelle s’est organisé un mouvement de protestation contre la décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de fermer la station en raison de propos offensants tenus par ses animateurs[1]. Le retentissement de cette affaire s’est fait sentir bien au-delà des frontières de la zone de diffusion de CHOI pour prendre une envergure nationale. Le National Post et le Globe and Mail ont publié pas moins de 70 articles concernant ce débat (entre le 13 juillet et le 26 août 2004). Même le prestigieux New York Times et le Guardian de Londres ont parlé d’une certaine « radio station in Quebec City » (Austen, 2004, p. 7). Loin du phénomène marginal, « l’affaire CHOI » est aussi à l’origine de l’une des plus importantes manifestations populaires de l’histoire récente de Québec : la marche pour la survie de CHOI de juillet 2004 aurait attiré entre 35 000 et 50 000[2] supporters de la radio X, aussi appelés « les X »[3].

Intéressés à comprendre ce phénomène de mobilisation populaire et l’importance qu’a prise la station de radio CHOI dans la ville de Québec, nous proposons d’examiner comment l’animateur-vedette Jean-François Fillion, par son discours, a construit une communauté cohésive d’auditeurs – les X – qui défendent un certain nombre de valeurs, d’idées, de représentations du monde fondant leur identité. La première partie sera consacrée au cadre dans lequel nous situons notre étude : nous caractériserons en premier lieu le contexte socioculturel dans lequel s’est développée la pratique radiophonique de Fillion puis la trash radio comme format médiatique. Nous apporterons par la suite quelques précisions sur la notion d’identité et nous présenterons notre corpus et la méthode d’analyse de discours utilisée. La seconde partie portera sur l’analyse de deux épisodes particuliers d’animation radiophonique de Fillion, épisodes spécifiquement révélateurs de l’identité « X ».

Le cadre de l’analyse

Le contexte socioculturel

De 1996 à 2005, Jean-François Fillion a occupé une place prépondérante dans l’univers médiatique de Québec à cause de sa grande popularité et de ses propos controversés. Attirant 46 000 auditeurs au quart d’heure et accaparant 25 % de l’auditoire, son émission radiophonique quotidienne Le monde parallèle de Jeff Fillion était numéro un le matin à Québec au printemps 2004 (sondages BBM, cités par Dutrisac, 2004, p. A1). Au fil des ans, les auditeurs ont été nombreux à se mobiliser pour appuyer des causes ou des propos soutenus en ondes par Fillion : ils ont chahuté au Palais de Justice de Québec les présumés clients d’un réseau de prostitution, adressé des courriels d’invectives aux personnalités insultées durant l’émission, manifesté dans les rues de Québec pour défendre la liberté d’expression, contribué à l’élection d’un candidat de l’Action démocratique du Québec, etc. Si on peut admettre que ces actions n’auraient pas été possibles sans la popularité des vedettes de la radio et leur discours incitatif, il semble que le développement d’un fort sentiment d’identification au « club » des auditeurs ne soit pas étranger à de telles mobilisations populaires. Dans une étude sur les effets politiques de l’émission radiophonique du populaire animateur américain Rush Limbaugh[4], Barker (2002, p. 93) rappelle que se conformer à la manière de penser et d’agir prescrite par l’animateur-vedette procure des bénéfices psychologiques non négligeables comme le sentiment de faire partie d’ungang à part entière et d’être accepté par une communauté, des bénéfices qui donnent confiance aux membres dans leurs actions.

Si des communautés d’auditeurs existent bel et bien (les membres pouvant se reconnaître entre eux par certains signes distinctifs ou par les idées et valeurs qu’ils partagent), il demeure que la définition de chacune relève avant tout d’une construction discursive puisque le regroupement des individus ne repose sur rien d’autre que ce qu’en dit l’animateur. Le groupe d’auditeurs ainsi créé se rapproche de ce qu’Anderson (1983, p. 15) nomme « the imagined community » où « in the minds of each [member] live the image of their communion », communion qui ne requiert pas que les individus se côtoient, voire se connaissent. Dans le cas qui nous occupe, c’est par son discours que Jean-François Fillion a construit les caractéristiques identitaires du groupe d’auditeurs appelés « les X », fondant à la fois la communauté imaginée et le sentiment d’y appartenir. Cette communauté se reconnaît à travers les attributs (positifs ou négatifs) qu’il leur donne, les valeurs qu’il leur prête, les visions du monde qu’il leur impose.

La définition du groupe repose aussi sur la construction discursive de « l’Autre ». En en parlant en bien ou en mal, en s’y opposant ou en s’y associant, l’animateur propose une représentation particulière du monde à laquelle il invite les auditeurs qui se disent « X » à adhérer. C’est de ce double mouvement de la construction identitaire du groupe des X que nous voulons rendre compte dans cet article : le mouvement affirmatif qui définit directement les adhérents et le mouvement contrastif qui les définit indirectement, par le rejet des « ennemis » sélectionnés. La mise au jour de la dynamique d’identification / différenciation, d’inclusion / exclusion à la base de la construction identitaire des X nous permettra au final de répondre à la question « qu’est-ce qu’un X ? » selon la vision défendue par Jean-François Fillion.

Caractéristiques générales de la trash radio

La trash radio (radio poubelle, radio extrême, radio de dénigrement, radio de confrontation) possède les caractéristiques du format radiophonique de la talk radio (ou de la radio d’opinion) dans une version offrant une plus grande liberté de style (entendue dans le sens d’une revendication du droit aux écarts de langage et aux prises de position controversées)[5]. De façon plus précise, la trash radio repose sur :

  1. Un animateur diffusant des opinions personnelles, à saveur souvent sociale ou politique, ne représentant qu’un seul point de vue, exprimé à répétition et de façon dogmatique ;

  2. Une stratégie discursive de polarisation fondée sur l’autovalorisation et sur le dénigrement du tiers absent, ainsi que sur la vulgarité et le langage obscène souvent utilisés pour accentuer la force de frappe du discours ;

  3. La construction au fil des émissions de cibles – des individus, des groupes, des nations ou des idées, des valeurs, des idéologies – présentées en vue d’être attaquées, insultées, dénigrées, condamnées, répudiées ;

  4. L’existence d’un groupe d’auditeurs qui entretient une relation de complicité avec l’animateur (Vincent et Turbide, 2004, p. 177-178).

Si les trois premiers critères génériques apparaissent comme étant autant d’éléments permettant de distinguer la trash radio d’autres genres médiatiques, le quatrième l’est moins, du moins à première vue, ce dernier critère pouvant apparaître davantage comme une exigence inhérente à toute communication médiatique. Déjà en 1956, Horton et Whol ([1956] 1986) ont bien montré que les animateurs de télévision, notamment dans les talk shows, construisent un discours visant à impliquer le groupe de téléspectateurs afin qu’ils développent un sentiment d’appartenance, condition nécessaire à l’établissement d’une « relation para-sociale » et à la création d’un sentiment de communauté. Cependant, ce qui distingue la trash radio de tout autre format médiatique, c’est précisément le type de relation que l’animateur établit avec ses auditeurs par son discours. Il importe donc de préciser davantage en quoi consiste cette relation.

À l’inverse des autres formats médiatiques, le groupe créé par la trash radio ne se veut pas inclusif. Les animateurs ne cherchent pas à tout prix à plaire au plus grand nombre d’individus du public cible, ayant plutôt tendance à établir des conditions et des règles de conduite nécessaires pour faire partie de ce groupe présenté comme sélect. D’ailleurs, les supporters auraient tendance à s’identifier d’autant plus au groupe qu’il existe des contraintes importantes pour en faire partie (Tajfel et Turner, 1986). La construction discursive d’un tel groupe sélectif d’auditeurs est consolidée par le fait que l’animateur tente d’établir avec les auditeurs une identité politique, sociale et culturelle propre à ce groupe. Les études sur la trash radio aux États-Unis (Capellaetal., 1996 ; Barker, 2002) ont montré que les auditeurs sont souvent décrits par les animateurs comme des acteurs socialement actifs dont les actions peuvent faire la différence. Ce type d’appel à la mobilisation jumelé au sentiment de faire partie d’une même communauté de pensée contribue à accroître le sentiment de puissance et de confiance en la force du groupe. À cela s’ajoute l’établissement d’une relation de complicité intense et complexe : l’animateur ne se présente pas seulement à travers son rôle communicationnel (animer) ; il se construit une personnalité publique forte où il apparaît à la fois en gars ordinaire avec une famille, des enfants, etc., et en « leader » charismatique du groupe des auditeurs. En prenant la position haute de celui qui sait et dit la vérité, il permet aux auditeurs de se projeter et de lui reconnaître le pouvoir de parler en leur nom. En bref, la création par les animateurs de trash radio de groupes d’auditeurs exclusifs constitue un élément définitoire de ce genre médiatique. Une telle construction n’est pas anodine, elle sert de façon stratégique à polariser les groupes, les individus. Faisant leur fonds de commerce de l’opposition entre des catégories de personnes, les animateurs appliquent un principe qui veut que la lutte contre l’ennemi soit toujours mieux nourrie lorsque les groupes en présence s’opposent catégoriquement, lorsque le noir s’oppose au blanc, le bien au mal, etc. Les nuances, les zones de gris sont moins propices aux affrontements.

La notion d’identité

L’identité d’un groupe est déterminée à partir du point de vue que l’on a et que l’on construit sur soi et sur l’autre.

Jusqu’à ce que de nouvelles recherches prouvent le contraire, on peut considérer qu’il existe seulement deux catégories humaines fondamentales : l’individu et l’humanité. Toutes les catégories entre ces deux pôles sont des constructions arbitraires résultant de la perception que l’on a de nous-mêmes vis-à-vis des autres. […] La langue, la culture, l’origine historique (véritable ou assumée) et la religion forment notre identité ; une identité qui existe pour « nous », dans nos esprits, uniquement à condition que ces éléments identitaires demeurent significatifs pour « nous » (Traduction).

Ronen, 1979, p. 9

La construction identitaire est un phénomène contrastif. « L’identité est un construit qui s’élabore dans une relation qui oppose un groupe aux autres groupes avec lesquels il est en contact » (Barth, [1969] 1995, cité par Cuche, 1996, p. 86). Tout processus d’identification à un groupe (d’auditeurs, par exemple) implique à la fois la réalisation d’alliances avec des semblables et, inversement, l’exclusion de l’autre que l’on reconnaît comme différent (Blommaert et Verschueren, 1998, p. 24). Définir quelqu’un comme femme, noire, âgée, francophone, c’est sous-entendre qu’il existe son vis-à-vis mâle, blanc, jeune et non francophone. Si la première est qualifiée d’une certaine façon, son vis-à-vis se voit attribuer la qualité inverse. La constitution de groupes apparaît donc comme « the point of departure of every form of prejudiced discourse » (Wodak, 1996, p. 111-112). En effet, l’action de définir des groupes revient presque inévitablement à les hiérarchiser, à les opposer, à les associer en vertu d’une vision du monde particulière. Dans les termes de Bourdieu ([1982] 2001, p. 283), les actions consistant à « faire et à défaire des groupes » doivent être comprises à l’intérieur de luttes pour s’approprier le pouvoir. L’enjeu est ainsi « d’imposer une vision du monde social à travers des principes de division, qui lorsqu’ils s’imposent à l’ensemble d’un groupe, font le sens et le consensus sur le sens, et en particulier sur l’unité et l’identité du groupe » (ibid.).

Il en résulte que les caractéristiques identitaires attribuées aux groupes ne sont pas immuables mais élaborées de manière dynamique à travers les relations que nouent et dénouent les uns avec les autres au jour le jour. Si tout groupe constitue en quelque sorte une communauté imaginée, c’est-à-dire la représentation d’une entité collective partagée par les membres d’une communauté, il faut que soient produits des discours d’abord pour la faire naître, puis pour la transformer, la reproduire, la détruire. En bref, l’identité est une construction complexe parce qu’elle repose sur des réseaux d’associations et de dissociations, ainsi que sur l’expression de positions sans réel fondement, donc instables. La méthode d’analyse de discours que nous privilégions devrait permettre de rendre compte de la construction spécifique des X par l’animateur Jean-François Fillion et de la vision du monde qui en émerge.

Le corpus

Les émissions ayant servi à l’analyse ont été diffusées au cours d’une période intense de la vie radiophonique du Monde parallèle de Jeff Fillion. Durant l’été 2004, l’émission de même que la station de radio CHOI-FM sont en sursis : le 13 juillet, le CRTC rend la décision de retirer sa licence d’exploitation au propriétaire de la station dont les activités cesseront le 31 août 2004[6]. Les animateurs de la station amorcent alors une campagne de sensibilisation et de mobilisation afin que les autorités politiques, sous la pression populaire, fassent modifier la décision du CRTC. Un des points culminants de cette campagne constitue l’organisation d’une marche pour la survie de CHOI. L’analyse portera sur les émissions du Monde parallèle de Jeff Fillion diffusées les deux jours précédant et suivant la marche, soit les mercredi 21, jeudi 22 (la marche s’est tenue en après-midi[7]), vendredi 23 et lundi 26 juillet. Cette période apparaît comme un condensé du discours à la Fillion : 1) la relation de proximité avec les X est exacerbée (ceux-ci constituant l’outil politique de Fillion pour faire changer la décision du CRTC) ; 2) le discours offre une illustration de l’ensemble des stratégies de polarisation utilisées alors que s’engage une lutte (une guerre, selon l’expression de l’animateur) entre la station de radio et l’organisme de réglementation. Nous aurons aussi recours à un enregistrement du 13 septembre 2004 pour illustrer un phénomène particulier lié à la construction de l’identité X : l’exclusion du groupe des X de certains auditeurs, jugés indignes d’en faire partie et qualifiés de « faux X » par l’animateur.

Au total, il s’agit d’environ quinze heures d’enregistrements desquels ont été retranchées les portions d’émission ne portant pas sur la crise en cours (les publicités, les nouvelles du sport, etc.) ou celles précédant l’arrivée de Jean-François Fillion au micro. Les données quantitatives reposent donc sur environ cinq heures d’émission, soit 65 pages de transcription de paroles.

Approche et méthode d’analyse

Notre approche s’ancre dans une conception interactionniste des pratiques sociales et plus spécifiquement de la communication médiatique (voir Hutchby, 2006 et Tolson, 2006). Mettant à profit les contributions de Goffman (1959 et 1971), de Sacks ([1965] 1992) et de Garfinkel (1967) sur l’interaction comme lieu d’élaboration du social, une telle approche cible la relation qui unit (virtuellement) l’instance médiatique aux auditeurs à qui elle s’adresse, relation par laquelle les acteurs médiatiques se situent dans le monde par rapport aux autres, montrent leurs appartenances, établissent « who we are to one another » (Drew, 2005, p. 74). Sur le plan méthodologique, cette approche repose sur certains principes, suggérés par Sacks ([1965] 1992, p. 159) et élaborés par Eddy Roulet (1992) sous l’appellation d’approche modulaire du discours. Il est désormais admis que plusieurs types de composantes interdépendantes concourent à la construction des discours (composantes linguistique, textuelle, sociale, etc.). Ainsi, l’atomisation des faits discursifs, c’est-à-dire leur décomposition en petites unités, puis leur recomposition, donnent une image d’ensemble des discours nettement plus précise que ne le ferait une description unidimensionnelle. Plus spécifiquement, nous avons retenu comme observables les phénomènes discursifs suivants[8] :

  1. La dénomination : comment les X (les auditeurs) sont nommés, par quels syntagmes ils sont appelés (p. ex. la gang, l’armée) ;

  2. La définition : comment les X sont définis, quels sont leurs traits « objectifs » distinctifs (p. ex. les X sont des gars blancs, pas montréalais, hétérosexuels) ;

  3. La qualification : comment les X sont qualifiés, quels sont leurs traits subjectifs distinctifs (p. ex. les X sont des gars vrais, directs, solidaires) ;

  4. L’opposition / l’association : quels liens argumentatifs sont établis entre les X et d’autres groupes, individus, idées ou idéologies ;

  5. La présentation de soi : comment l’animateur-vedette se présente discursivement, quelles sont les valeurs qu’il met de l’avant, les catégories de personnes avec lesquelles il s’associe ou dont il se dissocie ? En raison de la relation d’appartenance existant entre le groupe des X et Fillion (lui-même un X), la manière dont il se présente à ses auditeurs est révélatrice des caractéristiques valorisées pour tous ceux qui veulent faire partie des X.

Notre démonstration se fera en quatre temps. En premier lieu, il convient de montrer comment, c’est-à-dire par quelles stratégies discursives, Jean-François Fillion a su créer le sentiment d’appartenance propice à la mobilisation. Puis, nous présenterons les procédés qui ont permis de construire le groupe (le ingroup) de façon directe – ce que nous appelons la construction affirmative – et ceux qui ont permis de le construire de façon indirecte, en définissant l’autre (le outgroup) – ce que nous appelons la construction contrastive. Enfin, suivra l’analyse de l’épisode de la purge interne.

Création d’un sentiment d’appartenance

Le premier aspect à prendre en compte pour créer une coalition avec l’autre est de se présenter soi-même comme étant semblable à lui. C’est ce que Fillion fait lorsqu’il se présente comme un auditeur de CHOI (exemple 1).

En se présentant comme auditeur, Fillion crée l’illusion d’une relation égalitaire avec ses auditeurs, illusion aussi entretenue par l’exposition d’éléments de sa vie personnelle le montrant comme un gars ordinaire faisant partie de la gang, comme dans l’exemple 2.

La personnification de l’ordinaire à travers notamment un contenu thématique « populiste »[10] et l’usage de sacres permet à l’animateur-vedette d’endosser momentanément le rôle d’un travailleur ordinaire. Cette façon de parler participe à la construction d’une image publique qui se veut la reproduction de la condition sociale et culturelle de ses auditeurs et, par le fait même, constitue un miroir dans lequel ses auditeurs se reconnaissent[11] (Vincent et Turbide, 2004).

Cet extrait illustre une autre stratégie utilisée par Fillion pour susciter le sentiment d’appartenance : l’usage de tribunes téléphoniques. Ces tribunes téléphoniques ont ceci de particulier qu’en plus d’imiter une forme élémentaire de sociabilité à laquelle les auditeurs vont s’identifier (Isotalus, 1998, p. 180-181), facilitant ainsi l’instauration d’une relation de proximité à distance (Martel et Turbide, 2006, p. 54), elles renforcent le discours de l’animateur de même que son image, soit par les louanges qui lui sont adressées par les appelants, soit par son discours qui vient contrecarrer celui des opposants[12].

Pour que cette stratégie de coalition génère un sentiment d’appartenance, l’animateur doit de plus établir une image dans laquelle les auditeurs vont pouvoir se projeter, une image de leader. Et, de surcroît, une image de leader d’un groupe particulier, différent, unique (Tajfel et Turner, 1986). C’est cette représentation d’un groupe différent et fortement cohésif que Fillion construit en transformant l’image négative de secte en identité positive dans l’exemple 3 alors qu’en 4, l’animateur, en s’arrogeant le pouvoir de discriminer les supporters de CHOI qui sont de vrais X et ceux qui sont de faux X, se définit comme le leader et comme celui qui établit la norme.

Le discours incitatif fait aussi partie des outils qu’utilise Fillion pour construire l’identité du groupe des X. En invitant avec plus ou moins de force les auditeurs à agir, à se mobiliser à travers des actes directifs (faire pression sur un politicien, défendre une cause, voter pour un candidat, par exemple), l’animateur-vedette les place dans une position où ils ont un rôle à jouer. Ainsi, il établit qu’être membre d’un groupe ne comporte pas seulement des droits mais aussi des devoirs. À travers son discours incitatif, l’animateur rend chacun responsable de la cohésion du groupe et de la réussite des actions, comme en (5) et en (6).

Enfin, le développement du sentiment d’appartenance au groupe des X prend aussi appui sur une importante mécanique promotionnelle qui n’est pas liée spécifiquement au discours de Fillion. La station CHOI Radio X propose des slogans « identitaires » comme « Moi, je suis X », « Es-tu un X ? », « I’m X rated ». Imprimés sur des produits dérivés (autocollants, casquettes, t-shirts, etc.), ces slogans constituent autant de signes distinctifs de reconnaissance et d’appartenance. Au cours de l’été 2004, le slogan « Liberté je crie ton nom partout », spécifiquement conçu pour afficher son désaccord avec la décision du CRTC de fermer la station, a aussi été utilisé pour renforcer le sentiment d’appartenance et l’impression de participer à un « moment historique »[13]. De plus, la mise en marché de l’identité X a aussi été rendue visible dans les commerces de la région de Québec : une chaîne de restauration rapide a rebaptisé un de ses hamburgers, le « Whopper X », des rôtisseries ont scellé leurs emballages de poulet avec l’autocollant « Liberté », une compagnie de téléphonie affichait comme slogan « Liberté d’expression » pour vanter les mérites d’un forfait, etc. À cela, s’ajoutent la présence de la station de radio dans son milieu à travers l’organisation de spectacles rock et de parties de hockey de l’équipe « Le Radio X de Québec », ainsi que la diffusion d’émissions en direct de lieux publics, autant de moments permettant aux auditeurs de manifester, par leur présence, leur adhésion au groupe des X (Auger, 2004).

Construction affirmative de l’identité X

L’identification à l’animateur et au groupe des X n’est possible que si l’auditeur prend conscience que le groupe existe et est spécifique, et c’est une des tâches de l’animateur de le faire exister dans l’imaginaire collectif. Un des moyens utilisés pour atteindre cet objectif consiste à s’adresser aux auditeurs par le pronom collectif « nous » (animateur + auditeurs).

Le « nous » fait appartenir l’énonciateur et ses interlocuteurs à une même communauté, produisant un effet rassembleur. Émis à proximité de l’expression « monsieur tout le monde », le « nous » établit une connexion avec une entité plus large et qualifiée d’ordinaire. L’usage du « vous » collectif (auditeurs, les X) produit un effet similaire, à la différence que l’animateur prend une distance par rapport au groupe pour le décrire de l’extérieur. Pour faire exister le groupe, il faut aussi le nommer, le désigner. Par ces actes de dénomination, Fillion impose une signification à une catégorie sociale particulière, les X, comme dans les exemples suivants.

Ces exemples illustrent comment Fillion rend explicite l’existence du groupe, lui impose un sens. En (8), une association est établie entre les supporters de CHOI qui vont à la marche et la ville de Québec, assimilant Québec aux X. En (9), énoncé typique de la rhétorique de confrontation de la trash radio, les X sont constitués en armée (implicitement ici on fait référence à des troupes organisées visant la défense d’un groupe) alors qu’en (10), ce sont des « amis » que Fillion interpelle, renforçant la relation de proximité. Il produit le même effet de proximité lorsqu’il assimile ses auditeurs en (11) à des cols bleus, des cols blancs, des gens ordinaires. Notons par ailleurs que dans cet exemple, Fillion présente les X comme de bons Canayens ou de bons Québécois qui sont exclus de la société et dont les revendications (conserver leur station de radio) ne sont pas entendues par les autorités parce qu’ils n’appartiennent pas à une minorité[14].

Par ces quelques dénominations, Fillion fait apparaître un groupe fortement cohésif, formé de gens qui se considèrent indépendants d’esprit et « différents » (voir l’exemple [3]), qui représentent les gens « ordinaires » de Québec, exclus du « système ». Une proposition identitaire dans laquelle se reconnaissent d’autant plus les auditeurs de CHOI que ceux-ci, selon Langlois (2004, p. 93), « estiment à tort ou à raison ne pas avoir la chance qui leur est due ’dans un monde dominé par des acquis’ et des rigidités de toute sorte [et par] un système [qui a] pénalisé cette génération d’hommes au profit des femmes et des minorités ». Il va sans dire que ce discours est aussi fortement diffusé par Fillion dans son « monde parallèle ».

La construction affirmative se complète par la stratégie qui consiste pour Fillion à se placer comme celui qui évalue le comportement du groupe, le réprimande ou le louange au besoin, confirmant son image de leader.

En (12), Fillion qualifie ses auditeurs de façon négative en leur disant qu’ils « pense[nt] avec [leurs] pieds » pour mieux les faire agir. En insistant sur le fait qu’ils n’ont pas agi par le passé comme ils auraient dû et qu’ils sont en partie responsables d’une situation déplorable (ne pas avoir de député ministre dans la région de Québec), Fillion fait d’eux les moteurs de la rectification de leur défaillance (Vincentet al., 2008). Cette qualification péjorative[15] révèle aussi, par contraste, une propriété valorisée par Fillion : la raison, penser avec sa tête. Le pendant positif de cette stratégie agressive consiste à encourager les auditeurs pour leurs bons coups par des louanges et des remerciements comme en (13) (voir aussi l’exemple (6) : « Heureusement vous êtes là »). Ici, c’est une identité d’agent de changement qui est mise de l’avant, ce qui accentue le sentiment de responsabilité et de puissance que l’animateur reconnaît aux auditeurs.

Construction contrastive de l’identité X

Voyons maintenant l’identité des X telle qu’elle apparaît à travers les groupes dépréciés dont les auditeurs sont invités à se dissocier. Le rapport d’opposition établi entre les X et les autres révèle une vision particulière du monde en termes de confrontation, de lutte, selon une logique binaire du monde qui fait entrevoir un ennemi à combattre. Cette vision du monde apparaît d’autant plus clairement que la construction de tensions artificielles entre les X et les autres constitue un procédé récurrent de la mécanique discursive de Fillion. Pas étonnant alors que les qualifications péjoratives représentent 89 % (96/108) de l’ensemble des qualifications attribuées par Fillion à des tiers au cours de quatre jours entourant la manifestation[16]. En opposant constamment les X à d’autres groupes qualifiés négativement, Fillion institue l’exclusion et la dissociation comme une manière d’être et de vivre avec les autres. L’ennemi s’oppose toujours aux X présentés comme des victimes (menacés par l’ennemi), aux X présentés comme des attaquants (combattant l’ennemi) ou à d’autres groupes valorisés. Cette vision du monde fondée sur l’opposition est amplifiée par l’usage d’un vocabulaire violent[17], comme dans les exemples 14 et 15.

En (14), les X apparaissent comme des combattants agressifs. La mobilisation dans les rues de Québec pour la défense de la station de radio à laquelle ils ont participé constitue un « coup de poing en pleine face » des ennemis. Participant aussi de cette même logique de confrontation, en (15), les X sont définis comme des victimes. Ils sont menacés de destruction par l’armée de Radio-Canada. Cette identité de victimes et celle de combattants constituent les deux côtés d’une même médaille, toutes deux visant à amener les X à haïr l’ennemi identifié, à le combattre, dans une logique de légitime défense et une rhétorique du complot. Si les structures d’opposition employées par Fillion témoignent d’une vision du monde marquée par la confrontation et l’agressivité, l’analyse des groupes et individus dévalorisés par Fillion et qui s’opposent au groupe des auditeurs permet de mettre au jour un autre volet de l’identité X. Elle rend compte de ce que les X ne sont pas, identifie les groupes dont aucun X ne doit faire partie.

Le tableau 1 met en parallèle des données relatives à l’identification et à la qualification des opposants tels qu’ils sont présentés par Fillion : dans la première colonne, les groupes identifiés par Fillion comme ses opposants ; dans la deuxième colonne, la fréquence des mentions (exprimée en pourcentage) où ces groupes sont présentés dans un rapport d’opposition avec les X ou les auditeurs de CHOI, c’est-à-dire le nombre de fois où un groupe soit est présenté comme ayant un comportement différent de celui des X (exemple 17), soit comme attaquant les X ou étant attaqué par ceux-ci (exemple 15) ; et dans la troisième colonne, la fréquence des qualifications péjoratives (exprimée en pourcentage) adressées à chacun (exemple 15 : « c’est pas des gens très braves »).

Tableau 1

Distribution des énoncés de Fillion servant à montrer et à qualifier les opposants

Groupes

Nbre de mentions de ces groupes en relation d’opposition avec les X

Nbre d’occurrences de qualifications péjoratives de ces groupes

 

%

Sous-catégories

(%)

%

Sous-catégories

(%)

Médias

35

 

23

 

   Radio-Canada/RDI

 

39

 

23

   Le Soleil

 

17

 

 

   La Presse

 

5

 

 

   Journalistes/chroniqueurs/éditorialistes en tant qu’individus

 

22

 

32

   Autres

 

17

 

45

Politiciens

25

 

22

 

   Péquistes (PQ)/Bloquistes (BQ)

 

31

 

43

   Autres

 

69

 

57

Tribu du Plateau Mont-Royal (incluant les Montréalais)

20

 

20

 

Minorités ethniques et sexuelles

12

 

 

 

Artistes

 

 

8

 

Intellectuels

 

 

7

 

Gens de Québec

 

 

6

 

CRTC

4

 

1

 

Syndiqués

2

 

 

 

Autres

2

 

13

 

TOTAL      %

100

 

100

 

                 N

51

 

96

 

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Le premier constat que l’on peut tirer de l’analyse quantitative est que, dans le discours de Fillion, les X s’opposent aux groupes dominants, ceux dont la voix est entendue et qui influencent les perceptions du monde social : les médias et les politiciens au premier plan. Soixante pour cent (35 % + 25 %) des groupes mis en relation d’opposition avec les auditeurs de CHOI sont liés au milieu politique ou médiatique et 45 % (23 % + 22 %) des qualifications péjoratives visent l’un ou l’autre de ces groupes. Conformément aux attentes du genre, ce sont les médias institutionnels (mainstream media) (Scott, 1996, p. 17), Radio-Canada/RDI en tête, qui constituent l’ennemi numéro un, soit parce que, selon Fillion, ils tentent de démolir le groupe des auditeurs ou la station elle-même, soit parce qu’ils tentent de les transformer, de leur dire quoi faire et quoi penser, de les endormir. Il est aussi reproché aux médias, surtout à Radio-Canada, d’être déconnectés du monde ordinaire, notamment en invitant des « pseudo-spécialistes » à participer à leurs émissions. Ce reproche est aussi adressé aux politiciens. Par contraste, les X sont construits comme des gens « terre à terre », « connectés » au vrai monde. Ce sont aussi les X qui détiennent le « vrai pouvoir ». Suivant une certaine rhétorique populiste (voir la note 11), le pouvoir appartient au peuple pas aux politiciens (exemple 16), ni aux fonctionnaires du CRTC (exemple 17). Cette image de pouvoir est aussi montrée par le poids du nombre lorsque Fillion fait mention à répétition des « 50 000 » personnes ayant participé à la marche pour la survie de CHOI ou aux « 380 000 » auditeurs de la station.

Après les médias et les politiciens, c’est la « tribu du Plateau Mont-Royal » que Fillion identifie comme le groupe s’opposant le plus aux auditeurs de CHOI ; les qualifications péjoratives produites par Fillion visent ce groupe une fois sur cinq (20 %). Ce résultat est d’autant plus intéressant qu’il laisse croire que Montréal regorge d’ennemis des X et, inversement, qu’aucun X ne peut habiter Montréal et encore moins le Plateau Mont-Royal. Recouvrant plusieurs désignations (l’armée du Plateau Mont-Royal, les péteux de Montréal, l’establishment québécois, la clique, la péteuterie, le club social), la tribu « inclut les journalistes, les éditorialistes donc nos grandes institutions les grands journaux nos politiciens nos artistes nos associations nos regroupements syndicaux » (26 juillet) et aussi les « femmes qui se rassemblent […] dans un café gauchiste » (23 juillet). La constitution en ennemi de ce large rassemblement d’acteurs provenant autant de la société civile et de l’appareil étatique que de la sphère médiatique et artistique est révélatrice d’une certaine posture idéologique : contre la gauche politique, les intellectuels, les mouvements associatifs, les syndicats, les élites en général. À eux s’opposent les individus auxquels Fillion s’associe, caractérisés de « politiquement de droite », « pro-américain », et « [non] séparatiste »[18] tel qu’exposé en (18)[19].

De plus, la mise en scène d’oppositions entre les francophones et les Canadiens anglais, en (19), et entre le Canada et les États-Unis, en (20), permet à Fillion de mettre de l’avant un discours à tendance néo-conservatrice prônant le désengagement de l’État, l’entrepreneurship privé et une conception libertarienne de la liberté individuelle[20] (voir Marcoux et Tremblay, 2006). Ce discours prend appui sur une opposition entre un « ailleurs » plus libre et moins contraignant (le modèle américain est souvent cité en exemple) qui est valorisé et un « ici » sur-réglementé, brimant les libertés individuelles, dévalorisé.

Ainsi, prisonniers d’un Québec et (dans une moindre mesure) d’un Canada où dominent les contraintes de toutes sortes, l’intolérance à la « différence » et la dévalorisation de la réussite sociale, les X apparaissent comme des persécutés du système, les victimes d’un complot mené soit par l’élite montréalaise (exemples 18 et 22), soit par l’État « oppressif » (exemples 20 et 21).

Dans le discours de Fillion, la victimisation des X ouvre la voie au dénigrement des minorités[21], qui sont qualifiées de groupes plus privilégiés que les citoyens moyens. Au premier plan des groupes privilégiés, il y a les homosexuels et les syndiqués (voir l’exemple 23). Ce faisant, Fillion rend explicite la construction non seulement d’une hiérarchie entre les groupes mais aussi d’une tension artificielle avec ceux-ci (voir l’exemple 11 où les Noirs sont aussi identifiés comme groupe privilégié). Ainsi, si la dimension raciste et homophobe de l’identité X est peu significative quantitativement lors des quatre émissions analysées (les minorités raciales ou sexuelles représentent 12 % des catégories de personnes présentées dans un rapport d’opposition avec le groupe des auditeurs), elle l’est néanmoins sur le plan qualitatif.

La purge interne : un révélateur de l’identité X

Nécessaire à la cohésion des groupes exclusifs, la purge, c’est-à-dire l’exclusion des membres dissidents, fait partie du processus identitaire, révélant par contraste certains traits requis pour faire partie du groupe. C’est ce que fait Fillion lorsqu’il exclut du groupe des X des auditeurs de CHOI ayant contrevenu au code moral des X : « Regarde, tu es un faux X, décâlisse » (13 septembre 2004). Ce lynchage public survient le 13 septembre 2004, le lendemain de la diffusion sur les ondes de la télévision de Radio-Canada de l’émission de variétés Tout le monde en parle, à laquelle Jean-François Fillion a refusé de participer pour y présenter son point de vue sur le non-renouvellement par le CRTC de la licence de CHOI. Le lendemain de la diffusion de cette émission, lors du Monde parallèle de Jeff Fillion, certains auditeurs de l’animateur-vedette lui ont écrit des courriels pour lui reprocher de ne pas avoir profité de cette tribune radio-canadienne pour faire valoir sa position dans l’affaire CHOI.

Dans le contexte de la radio trash à la Fillion où se crée une forte relation de proximité entre l’animateur et les auditeurs, l’exclusion devient un acte d’une très grande violence comme dans cet exemple (en (25)) où le verbe à l’impératif, dérivé d’un sacre, accroît la force du message.

Cependant, l’acte directif d’exclusion, aussi violent qu’il soit, ne peut être pleinement réalisé que s’il y a des auditeurs mandatés pour exclure les faux X. C’est ce qu’accomplit Fillion lorsqu’il invite les X, les vrais, à amorcer une chasse aux auditeurs de CHOI qui écoutent Radio-Canada ou qui lui reprochent son refus de participer à Tout le monde en parle.

Sur le plan de l’organisation discursive, ces actes d’exclusion sont liés argumentativement à une opposition construite depuis des années par Fillion entre les X et Radio-Canada et, par extension, entre les X comme représentant des gens de Québec et la tribu du Plateau Mont-Royal comme représentant des gens de Montréal. À ce titre, c’est justement parce que ces auditeurs de CHOI ont regardé, à Radio-Canada, une émission présentée par les membres de la tribu du Plateau, enfreignant de ce fait la règle non écrite du groupe « ne pas être associé à Radio-Canada ou à la tribu », qu’ils ont été exclus (voir l’exemple 27).

L’opposition entre gens de Québec (auditeurs de CHOI) et gens de Montréal (membres de la tribu) prend une forme conflictuelle durant cet épisode. Non seulement, comme on l’a vu plus tôt, Fillion établit que Montréal (la tribu) veut démolir et « montréaliser »[23] Québec (CHOI et les X, en particulier) mais il incite aussi les gens de Québec à se mobiliser, à agir, en se tenant debout devant les Montréalais. Les gens de Québec deviennent ainsi acteurs de la lutte contre Montréal et non plus seulement de simples spectateurs d’une croisade menée par Fillion contre la tribu du Plateau.

À travers la construction de cette tension, l’animateur-vedette impose une identité de bourreau aux Montréalais et victimise ses auditeurs. Recourant à une stratégie déjà utilisée, il dénigre ses auditeurs (« pouvez-vous pour une seule fois vous tenir debout ») dans le but explicite de mieux les faire agir contre les gens de Montréal et dans le but implicite de resserrer les rangs du groupe.

Ce discours d’exclusion constitue par ailleurs un puissant révélateur des conditions nécessaires pour faire partie du clan des X. Tout d’abord, les exclus sont désignés, qualifiés et définis de manière péjorative, ce qui révèle, par contraste, l’identité des vrais X. Parallèlement à cette caractérisation de ce qu’un X n’est pas, Fillion réitère les éléments fondateurs de l’appartenance au groupe (tableau 2).

De la part d’un groupe issu d’une radio qui parle des « vraies affaires » à du vrai monde, le manque d’honnêteté, de vrai et de fidélité apparaît pour Fillion clairement inadmissible. Il est intéressant de noter que l’expression « faux X » ne fait pas référence aux gens qui ne sont « pas des X » mais aux auditeurs qui prétendent appartenir au groupe d’auditeurs rassemblés autour de Fillion alors qu’ils ne respectent pas les règles du groupe, des « menteurs », « fakeux », « phony », « vire-vents » et « imposteurs » bannis du groupe. En contrepartie, ceux qui regardent des émissions télévisées américaines et non pas un « show de France importé », sont qualifiés de « vrais X », ce qui rend les positions idéologiques valorisées par l’animateur conditionnelles à l’appartenance au groupe. À cette accusation de manque d’honnêteté s’ajoute le manque d’intelligence. Fillion discrédite les faux X, leur reprochant de ne pas être assez intelligents pour comprendre ce qui l’a motivé à ne pas participer à Tout le monde en parle. Cette accusation prend parfois des formes violentes comme en (29) ou imagées comme en (30). Par contraste, l’intelligence, la capacité de porter un bon jugement et de comprendre la philosophie X constituent des conditions nécessaires pour être membre des X.

Tableau 2

Reproches et louanges adressés aux X par Fillion le 13 septembre 2004

Reproches adressés aux « faux » X

Formulations utilisées

Manque d’honnêteté, de fidélité

menteurs, faux X, fakeux, phony, virevents, imposteurs, qui font semblant, qui se sont fait acheter

Manque d’intelligence

qui ne comprennent pas, qui n’ont pas de cerveau ni de jugement, qui n’ont pas de minding, qui ne savent pas, qui sont lobotomisés, qui sont malades (au sens de fou)

Manque de courage ou de force

suiveux, porteurs d’eau, soumis, gang de nègres blancs de Québec, qui ne sont pas très braves, pas très forts, qui n’ont pas de colonne

Autres

weirdos, petits, frustrés, dangereux

Louanges adressées aux « vrais » X

 

Honnêteté ou vérité

vrai X

Intelligence

qui comprennent vraiment le sens de liberté

Courage ou force

solide

Distinction

monde parallèle, manière de penser et de vivre différente, être en dehors du circuit, faire partie d’un monde privilégié

Esprit de groupe, solidarité

armée, comme un tank, pas perçable

Autres

autonomes, bons

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La troisième tare attribuée aux faux X et qui justifie leur exclusion du groupe, c’est leur soumission à l’un des ennemis des X : la tribu de Montréal. Suivant la logique de Fillion, lui reprocher de ne pas s’être présenté au studio de Tout le monde en parle à Montréal, c’est répéter le message de l’ennemi, c’est lui donner raison. Plus encore, en agissant ainsi, les auditeurs deviennent « des nègres blancs », des « porteurs d’eau », des « soumis ». Ils, les gens de Québec, se « montréalisent » et ce faisant, ils ne possèdent plus les traits identitaires requis pour appartenir aux X.

Donc, à l’issue de cet épisode de purge à l’intérieur du groupe des X, quatre conditions apparaissent nécessaires pour revendiquer l’identité X :

  • se conformer aux règles du groupe dont l’une des premières consiste à ne jamais regarder Radio-Canada ;

  • être assez intelligent pour comprendre la philosophie X (lire : comprendre ce que dit Fillion) en adhérant à l’ensemble des visions du monde proposées par l’animateur (c’est-à-dire haïr les personnes et les groupes identifiés par l’animateur tout en adulant ceux qui sont chéris) ;

  • être différent dans sa manière de penser et de vivre (différent surtout de la tribu du Plateau Mont-Royal et des Montréalais), idéalement en s’y opposant ;

  • ne jamais adresser de reproche à l’animateur Jean-François Fillion.

Les deux épisodes de la vie discursive de l’émission radiophonique de Fillion qui ont été analysés dressent un portrait de l’identité X telle qu’il apparaît dans le discours de l’animateur à un moment précis. Des variations quant aux caractéristiques identitaires du groupe d’auditeurs pourront être observées selon l’événement du jour : les X pourront par exemple apparaître plus anti-syndicat à un moment, plus anti-communauté artistique à d’autres moments. Cependant, la trame de fond de l’identité X demeure sensiblement la même.

La sanction finale, pour une radio commerciale comme CHOI, étant l’audimat, il importe que les représentations du monde valorisées par Fillion et qui définissent la philosophie X fassent toujours écho dans l’imaginaire des auditeurs. C’est pourquoi les valeurs de vérité et d’authenticité incarnées par la prétention de l’animateur de parler des vraies affaires au vrai monde prend une place prépondérante dans le discours de Fillion. Tout en étant universelles, ces valeurs constituent pour les X une marque de distinction. Les élites, les intellectuels, toute la « clique » de Montréal parlent, eux, des fausses affaires, ils vivent dans un monde d’apparence et tentent de tromper la population (l’imaginaire du complot est ainsi activé) alors qu’eux, les X, les gens ordinaires, les gens simples de Québec qui écoutent CHOI sont vrais, représentent le vrai pouvoir, connaissent les informations que veulent leur cacher les Autres. Et c’est là un autre pôle important de l’identité X : l’identification contradictoire et à définition variable : 1) à Québec et aux régions en général (en opposition à Montréal) ; 2) à une certaine classe sociale (le travailleur moyen en opposition à l’élite) ; 3) aux gens « différents » (en opposition à la masse des gens conformistes) ; 4) à la majorité (en opposition aux minorités).

Par ailleurs, ce qui distingue le groupe des auditeurs plus encore que ces attributs identitaires c’est une manière d’être, une manière de penser fondée sur la polarisation des individus et des catégories de personnes. Cette construction identitaire va bien au-delà de la façon dont les auditeurs de CHOI se définissent de manière privée. Parce qu’au-delà de la définition d’un groupe, il y a une lutte pour l’imposition d’une façon de diviser le monde. En tant que mode de pensée, cette vision du monde binaire est reproduite par les auditeurs dans l’espace public et finit par teinter le climat social ambiant. Si la rivalité Montréal – Québec a quelque chose de folklorique dans le contexte d’un match de football universitaire, il en va autrement lorsque que cette rivalité se transpose dans l’espace social. Des stéréotypes, des préjugés, des idées reçues sont véhiculés sur les uns et sur les autres, ce qui crée des tensions artificielles entre les groupes et qui, à force d’être repris, reproduits, réinterprétés finissent par faire partie de l’ordre des choses, stigmatisant et discriminant du coup des catégories de personnes en les excluant.