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On ne saurait exagérer l’importance de l’innovation conceptuelle et des études empiriques produites par Godbout depuis L’esprit du don, en 1992. Il analyse les échanges sociaux sous toutes leurs formes, en portant attention aux règles qui assurent leur réciprocité (et donc, la pérennité de ces échanges, car tout échange à sens unique épuiserait les ressources de celui qui transmet et tarirait sa volonté de poursuivre cet échange).

Il montre que ces échanges se déroulent selon trois ensembles de règles fort distincts. Dans le marché, biens et services sont accessibles quand on peut en payer le prix. Dans la sphère publique, on les obtient quand on y a droit, en fonction de règles déterminées publiquement pour répondre aux besoins légitimes des citoyens en général ou de catégories particulières parmi ceux-ci (les parents, les chômeurs, les retraités, etc.). Enfin, de nombreuses ressources nécessaires à la vie quotidienne et à la réalisation de projets individuels circulent dans un réseau de réciprocité informelle ; elles ne sont pas exigibles en contrepartie d’un paiement ou d’un droit, elles sont l’objet de don. On pense tout de suite au soutien social, à l’entraide et au bénévolat, mais aussi au travail gratuit, fourni le plus souvent dans le cadre de la famille et largement par les femmes ; on estime que ce travail de soins correspondrait, s’il était payé, au tiers ou même à la moitié du Produit intérieur brut.

Godbout ne se contente pas de nous rappeler l’ampleur du don, il montre l’originalité de son fonctionnement. Dans le marché, la contrepartie de l’achat c’est la vente, pour lesquels des conditions précises sont presque toujours spécifiées dans un contrat. Dans la sphère publique, les droits de même que les obligations (la fiscalité ou une éventuelle conscription, par exemple) sont spécifiquement légiférés ; mais ils sont tout de même un peu plus indéfinies que dans le marché, puisque ils peuvent être amendés selon les circonstances politiques changeantes.

Dans la sphère de la réciprocité informelle, la nécessité de rendre le don est bien réelle, mais elle ne spécifie aucunement ce qu’il faut rendre, à qui le rendre ou quand le faire. Aider gratuitement quelqu’un à changer un pneu crevé, c’est miser sur l’avenir : quelqu’un d’autre, un jour, nous aidera à marcher sur un trottoir glacé ou à sortir nos poubelles. En somme, et c’est là l’apport essentiel de Godbout, le don crée des liens sociaux : accepter un don, c’est accepter de rendre, sous une forme ou sous une autre, c’est accepter librement une obligation future, c’est accepter d’entrer en relation avec l’autre plutôt que de « refermer les livres ».

On pourrait même dire que tandis que le don crée du social, le marché l’utilise, voire le met en péril par son souci de calcul. Quant à l’État, il prend le social plus ou moins pour acquis et veut le mettre à contribution à ses conditions, comme on le voit dans les appels de plus en plus nombreux des institutions publiques au « communautaire ».

Quand on abandonne les oeillères de modèle marchand ou du modèle étatique, on prend toute la mesure du don comme mode d’échange. C’est le moyen par lequel nous nous procurons ce qui contribue probablement le plus au bonheur ; c’est ce que suggèrent en tout cas les travaux récents de John Helliwell, qui montrent que ce bonheur atteint son apogée dans les petites villes plus conviviales plutôt que dans les métropoles, et dans les communautés au niveau de revenu moyen. Soulignons toutefois que le temps nécessaire à cet engagement social est peut-être en voie de manquer dans une société où le double revenu est devenu la norme dans les familles ; c’est du moins ce que suggèrent les recherches récentes de Marucchi-Foino, Gaudet et Bernard sur l’évolution de l’emploi du temps des Canadiens depuis le début des années 1990, selon lesquelles l’engagement social a récemment connu une chute marquée.

Ajoutons que le don comme mode d’échange ne s’applique pas exclusivement dans les rapports interpersonnels ou dans le bénévolat. En fait, on peut penser que plus une activité est innovatrice, plus elle fait appel à la réciprocité informelle. Dans le domaine des hautes technologies par exemple, quand une idée nouvelle est en cours d’élaboration, elle exige selon Réjean Landry que les partenaires éventuels de sa réalisation se fassent confiance ; vouloir tout anticiper dans un contrat écrit prématurément paralyserait le processus. Les économistes ont d’ailleurs adopté un nouveau modèle, celui du « dilemme du prisonnier » ou des « jeux à somme non-nulle », pour tenter de cerner les situations « gagnant-gagnant » ; ces situations supposent le jeu répété, c’est-à-dire une interaction de long terme, une ouverture, une confiance, bref la création d’un lien social.

Dans la sphère politique, j’ai déjà mentionné l’appel de l’État au secteur communautaire, par exemple pour prendre en charge les malades mentaux « désinstitutionnalisés », l’aide aux devoirs, la préservation de l’environnement, les soins aux personnes âgées, et ainsi de suite. Mais c’est là une arme à double tranchant : les individus les plus disposés à s’engager ont aussi leurs propres idées sur la meilleure façon de relever ces défis ; ils ne sont pas les dociles relais de l’action publique, ils veulent innover. En fait, comme l’ont montré les travaux du Centre Léa-Roback sur les inégalités sociales de santé, l’action des groupes communautaires, fondée sur la réciprocité informelle, est le moyen privilégié dont disposent les populations désavantagées pour compenser l’absence de pouvoir économique ou politique de leurs membres. Ils peuvent ainsi infléchir collectivement les décisions publiques pour se procurer les ressources qui leur manquent et élargir l’espace de leurs droits humains.

Dans les domaines de la création artistique ou scientifique, la pauvreté ne doit pas être la règle, et la situation économique de la plupart des artistes est un scandale. Mais comme l’ont bien montré les travaux de Léon Bernier et d’Isabelle Perreault, il demeurera toujours malaisé de faire oeuvre originale en sacrifiant aux modes et aux impératifs économiques ou politiques.

Le créateur transcende forcément les règles, il se lance sans savoir ce qu’il va advenir de ce qu’il propose. Il prend un risque, il propose une relation esthétique, épistémologique, amicale, communautaire, politique, voire proto-économique. Le don n’est pas un « secteur » de la vie sociale, il est une de ses logiques d’action les plus fondamentales et les plus omniprésentes. C’est cela qu’il faut comprendre et retenir de l’oeuvre de Godbout.