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Les statistiques sur les prénoms et sur les noms de famille compilées par l’Institut de la statistique du Québec sont pertinentes pour la sociologie de la culture, comme l’ont montré les travaux du regretté sociologue français Philippe Besnard. Il faut souligner la grande qualité de la publication préparée par Louis Duchesne qui donne les statistiques sur le stock des noms de famille sur le territoire du Québec en 2005, leur répartition géographique, leur fréquence au Québec mais aussi en France, sans oublier l’analyse des noms composés, une particularité qui s’est accentuée après l’adoption du nouveau Code civil entré en vigueur en 1981 mais qui a régressé dans les années 2000.
La compilation des patronymes québécois recense plus de 150 000 noms de famille au Québec. Cependant, seulement 26 000 patronymes (après standardisation des homonymes) apparaissent au moins cinq fois dans le corpus, soit une proportion de 17 % de l’ensemble, qui comptent cependant pour 92 % de tous les noms de famille. Autrement dit, ces 17 % de tous les patronymes québécois servent à nommer plus de 9 personnes sur 10.
L’étude des noms de famille illustre à quel point l’immigration commence à être importante, car le patronyme N’Guyen se classe maintenant dans le peloton de tête chez les nouveau-nés. Mais comme la population québécoise de souche française est encore largement majoritaire sur le territoire, il n’est pas étonnant de voir que les patronymes dominants dans l’ensemble de la population tirent leur origine de France.
Les cinq noms de famille les plus fréquents sur le territoire du Québec sont actuellement dans l’ordre : Tremblay, Gagnon, Roy, Côté, Bouchard. À eux seuls, les Tremblay comptent pour 1,08 % de la population québécoise. Duchesne note que cette fréquence n’est pas inhabituelle ni typique du Québec tricoté serré, comme on le pense parfois. Ainsi, les Smith représentent-ils presque la même proportion d’Américains et ils viennent au premier rang chez les Anglo-Québécois, alors que les Guardia comptent pour 3,3 % de la population en Espagne.
Grâce aux données accumulées par le programme de démographie historique de l’Université de Montréal, il est possible de faire des comparaisons dans le temps. Prenons le nom de famille Tremblay, souvent présenté comme l’exemple typique de la vieille famille souche québécoise, un peu comme les Durand en France ou les Smith en Angleterre. Le nom de famille Tremblay se classe au 19e rang dans l’ensemble des baptêmes catholiques au Québec faits entre 1621 et 1799, mais il grimpe au 3e rang dans le recensement de 1881 alors que les Roy sont bons premiers sur la liste et que les Gagnon terminent 2e cette année-là. Les Gagnon et les Roy sont restés pendant 400 ans en tête des noms de famille les plus répandus au Québec alors que les Tremblay se sont hissés tardivement tout en haut du classement. Rappelons que les démographes estiment qu’un seul Tremblay est venu de France alors qu’il y a eu 30 Roy qui ont fait le voyage et immigré en terre québécoise. Tous les Tremblay d’ici ont le même ancêtre – contrairement aux Smith états-uniens ou britanniques – ce qui donne à cette « famille étendue » une particularité qui intéresse au plus haut point les généticiens. Selon Duchesne, il y aurait 81 500 Tremblay vivant au Québec.
Comment expliquer la fréquence et le déclin relatif (en proportion) de certains patronymes ? Le nombre d’ancêtres joue un rôle certes (comme le montre l’exemple des Roy), mais le hasard explique aussi la fréquence des noms de famille. Donnons un exemple. Le démographe Desjardins (cité par Duchesne) mentionne que Pierre Parent a eu 11 fils mariés sous le Régime français, mais seulement 75 arrière-petits-fils susceptibles de transmettre le nom de famille, tandis que Pierre Tremblay, qui n’a eu que 4 fils mariés, compte de son côté pas moins de 143 arrière-petits-fils mariés, donc le double, mais cela a fait toute une différence une douzaine de générations plus tard ! On permettra à l’auteur de ce compte rendu de jeter un regard sur son propre patronyme. Les Langlois venaient au 15e rang dans l’ensemble des baptêmes catholiques faits au Québec entre 1621 et 1799, donc devant les Tremblay, mais ce patronyme arrive au 66e rang dans la liste des noms de famille au Québec à la fin du XXe siècle, une importante régression qui peut aussi s’expliquer par la forte émigration en dehors des frontières du Québec (comme l’ont montré les généalogistes). Le point de départ au début de la colonie n’explique pas à lui seul la fréquence actuelle des patronymes.
La forte concentration des noms de famille de vieille souche française est fort élevée au Québec, note Duchesne, statistiques à l’appui, dont l’analyse mériterait d’être faite par les spécialistes qui réfléchissent sur la nation québécoise. De même, la répartition régionale des noms de famille est pleine d’enseignements pour la sociologie du Québec. Citons l’auteur : « […] les concentrations régionales des distributions sont parfois exceptionnelles, mais ce ne sont pas les mêmes noms qui jouent le rôle de leaders dans les différentes régions. On observe une grande diversité territoriale de la fréquence des noms, soit à la fois une grande homogénéité régionale et une importante hétérogénéité interrégionale » (p. 37). Homogénéité régionale des patronymes ? Voilà qui intéressera les spécialistes des régions et qui jette un éclairage différent sur leur développement, notamment pour en évaluer l’aspect endogène.
Duchesne rappelle qu’il y a un débat en France sur la disparition d’un certain nombre de patronymes « appartenant au patrimoine du pays » – déplorée pour certains –, un débat qui n’a pas encore eu cours au Québec. Cet aspect de la question n’a pas été soulevé dans les débats sur l’immigration et les accommodements raisonnables, mais pour combien de temps encore ? Par contre, le Québec – tout comme la France et les autres pays développés – est engagé dans la voie d’une accentuation de la diversification de l’héritage patronymique, déjà bien présent à Montréal, comme le montrent les statistiques compilées par Duchesne.
Convergence des médias oblige, il faut souligner la qualité du site Internet de l’Institut de la statistique du Québec, qui donne une mine de renseignements qui complètent la brochure publiée et qui permet au lecteur féru de généalogie de calculer aisément la répartition territoriale de tous les noms de famille québécois et d’en savoir plus sur son propre patronyme, mais aussi au spécialiste d’étudier au moyen de cet indicateur certains aspects de la culture québécoise en mutation.