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Qui diable a inventé l’image de la « Grande noirceur », par contraste avec la radieuse Révolution tranquille ? L’ex-conseiller du Prince et ministre Claude « Talleyrand » Morin prétend que c’est lui, dans un discours rédigé pour Jean Lesage (Mes premiers ministres, Boréal, 1991). Mais les qualités qui ont fait la réputation méritée de M. Morin n’incluent ni la modestie excessive ni la totale fiabilité. Quoi qu’il en soit, trois choses demeurent certaines : la trouvaille était géniale, aucun historien sérieux ne l’a jamais reprise à son compte, et la fortune qu’elle conservera dans l’imaginaire commun est telle qu’il faudra consacrer beaucoup d’énergie à démontrer qu’elle était abusive.

Lancée dès le début des années 1970, l’opération « révisionniste » (Ronald Rudin, Faire de l’histoire au Québec, 1997) s’est d’abord occupée d’illustrer comment, sur le terrain des conditions de vie et des moeurs, la société québécoise avait toujours suivi la marche américaine de la modernisation, même en franglais et malgré quelques digues « superstructurelles » de plus en plus lézardées qui ont effectivement cédé aux alentours de 1960. Puis, fidèles à l’Ecclésiaste historiographique (« Révision des révisions, tout n’est que révision »), un certain nombre de plus ou moins jeunes chercheurs – cet âge est moins sans pitié qu’auparavant – s’y sont plus récemment mis à leur tour, mais cette fois à l’envers, en relevant les continuités spirituelles, idéologiques et culturelles, pour ne pas dire canadiennes-françaises-catholiques, du pas si révolutionnaire ni si tranquille virage des décennies cinquante-soixante… et quelque.

Xavier Gélinas, diplômé des Universités de Montréal et de York, actuellement conservateur en histoire politique au Musée canadien des civilisations à Gatineau et co-directeur de Mens : Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, fait partie de cette relève prometteuse à tout point de vue. Dans cette version remaniée de sa thèse de doctorat, charitablement purgée des manies académiques (sauf les « ismes », mais nul n’y pare qui traite de configurations idéologiques – tenez-vous bien, je ferai pareil), il fait voir que la droite intellectuelle nationaliste et traditionaliste d’après-guerre n’était pas aussi bête ou butée que l’ont fait accroire ses caricatures subséquentes et qu’à bien des égards, elle avait pris le pas de l’époque, en contrepoint, certes, fidèle à ses principes, mais en prise sur les événements, à tel point que la suite de l’histoire lui ait souvent donné écho – pas sur tout, bien entendu, et sans le reconnaître, l’ingrate. Tirant un peu fort la couverture de son bord, une de ses principales figures s’en consolera rétrospectivement : « Nous avons eu le tort d’avoir raison ; il faut bien que nous en payons le prix » (F.-A. Angers, cité p. 153).

Qui ça, « nous » ? Une vingtaine d’auteurs qu’on ne saurait réduire à une génération de vieilles badernes, quoique presque tous littérateurs, éducateurs, prêtres, journalistes ou professionnels formés aux humanités classiques : quelques anciens combattants encore d’attaque, comme Lionel Groulx, Anatole Vanier, Esdras Minville, Victor Barbeau (tous dans la lignée de L’Action française puis canadienne-française des années vingt, ressuscitée en nationale au début de la Crise), Paul Bouchard (directeur-fondateur du juvénile hebdomadaire pré-indépendantiste mais pas encore post-antisémite de Québec, La Nation, de 1936 à 1939) ; des figures de proue alors dans la force de l’âge, comme le pastoral économiste Angers, l’historien de cabinet Robert Rumilly, les pères Richard Arès, s.j., et Gustave Lamarche, c.s.v., l’essayiste franco-ontarien de naissance Léopold Richer et son épouse-collaboratrice Julia ; et des recrues dans la vingtaine ou la jeune trentaine, comme le linguiste Raymond Barbeau, le philosophe André Dagenais, le politologue André D’Allemagne (bientôt cofondateur du R.I.N.), l’homme d’affaires Albert Roy (rare spécimen de l’espèce dans ces alentours), et bien d’autres au passage. [Qui manque ? La cohorte des 35-50 ans, voir plus loin pourquoi.] Avec beaucoup de finesse et d’empathie, Gélinas concentre le regard sur la poignée de publications où ils ont sévi entre 1956 et 1966, mais il embrasse plus large. Remplissant 27 pages bien serrées, la bibliographie trahit une impressionnante érudition : 17 fonds d’archives, 26 journaux et revues, 83 brochures ou volumes signés par les protagonistes de l’époque, 16 entrevues (dont certaines prêtées par Jean Gould, un chercheur indépendant qui a constitué un remarquable fonds d’histoire orale sur la réforme de l’éducation associée à la Révolution tranquille), le reste en multiples études ponctuelles et ouvrages de référence historiques, sociologiques, philosophiques, etc.

En prime, l’érudit sait lire. Quand son propos l’amène à synthétiser un moment de l’histoire locale, voisine ou mondiale, à serrer les idées maîtresses d’un grand nom ou courant du répertoire intellectuel occidental, il s’y avance avec aplomb, au fait de ce dont il parle [je n’ai déniché dans ces excursions qu’une anicroche sans importance : la notion de « rationalité instrumentale » ne vient pas de Léon Dion, mais de Max Weber]. Et ce qui va souvent de pair, l’auteur sait écrire, dans un style qui n’est pas sans rappeler celui de ses sujets, la plupart adeptes des belles-lettres comme il ne s’en fait plus : sans pédanterie, mais avec une élégance distinguée, un vocabulaire foisonnant et précis, une fluidité vivace, « naturelle » en ce que l’effort n’y paraît pas, et une habileté à intégrer les citations dans sa propre narration qui transforme en lecture agréable ce qui aurait si facilement pu devenir un pensum, une sèche autopsie en forme d’analyse de contenu ânonnant les « au niveau de… ». Le conservateur de musée s’offre même le délicat plaisir d’exhumer quelques mots rares aux effluves champêtres : « décati » (qui a perdu sa fraîcheur, flétri), « fuligineux » (tel la suie, fumeux, obscur), un « raout » (fête ou réunion mondaine), un « tarare » (vanneuse qui sépare le bon grain de l’ivraie, et par extension, grille d’interprétation), remonter à la « glume » des idées (celui-là tombe sous le sens : enveloppe de l’épillet des graminées, formée de deux pièces scarieuses – toujours selon le Petit Robert).

La démarche de l’historien est aussi classique : retracer les pistes laissées dans le passé par le présent pour vérifier si on n’y aurait pas oublié quelque chose. La clef de voûte pensante des « temps de Duplessis » (si ce n’est pas un oxymore), remarque-t-il, ne se mérite qu’une page et demie des quatorze que la canonique Histoire du Québec contemporainII (Linteauet al., Boréal, 1986) consacre aux débats intellectuels de la période 1945-1960 ; après la rupture des digues, c’est le déluge : les vestiges têtus du conservatisme national surnagent d’à peine sept lignes dans les quinze pages qui se rendent aux années 1980. Les progressistes plus ou moins sociaux-démocrates avant le terme, fédéralistes ou néo-nationalistes, qu’importe pour le moment, auront occupé toute la place, bientôt talonnés par de piaffants roquets socialistes et tiers-mondistes à franges felquistes qui finiront bien par faire sauter les derniers piliers du pont de Trois-Rivières. Quant aux « oeufs communistes » (importés d’Europe de l’Est, un enjeu crucial de la campagne électorale de 1956), le bon peuple en fera désormais des canapés de Noël accompagnant naïvement les sandwichs en pain de couleur, en attendant de commander tantôt le « spécial du réveillon » tout cuit dans un fast-food à l’américaine… ou chez le Chinois, comme on disait dans le temps. Ubi panis, ibi patria, concéderont les habitués des pages roses du Petit Larousse, tandis que le « parti de l’espoir » balaye les poussières du « parti de la mémoire » (le mot, cette fois, vient d’Emerson, aussi relevé par Gélinas).

Page définitivement tournée ? Un siècle de résistance ouvertement résolue à l’assimilation ethnoculturelle n’aurait donc laissé aucune descendance contemporaine, ni chez les acteurs ou auteurs en vue, ni dans les mentalités communes ? Maintenant que fusent de tout bord les critiques du « modèle québécois » issu de la Révolution tranquille et que le mal aux souches identitaires est devenu pandémique, ne convient-il pas de retourner voir un peu plus sérieusement comment ont réagi ici les réfractaires aux mutations planétaires de 1945-1965, et pourquoi ?

L’ouvrage s’y prend en deux parties à peu près égales. La première récapitule les fondements de la pensée conservatrice en Occident, enchaîne sur ses échos plus ou moins « bon enfant » au Canada français, puis suit les événements parmi les cercles de réflexion qui, de l’immédiat après-guerre jusqu’à la mi-soixante, ont continué ici d’y souscrire. La seconde dépouille systématiquement le corpus de publications québécoises « droitistes » dans l’intervalle, pour en dégager d’abord les idées-forces et les divergences, en insistant ensuite plus particulièrement sur le sort de la Nation, la place de l’État et le déclin de l’Église. Ce découpage entraîne forcément la reprise de certains thèmes d’une section à l’autre, mais beaucoup moins de redites qu’on pourrait le craindre, car l’artisan du bel ouvrage a pris soin de les ménager à son lectorat.

Le résultat est tellement riche que je me conterai d’en retenir quelques éléments de rétro-réflexion sociologique.

Chronique d’une mort annoncée

D’importation européenne, la dichotomie « droite/gauche » ne s’est répandue dans le vocabulaire politique québécois qu’à partir des années 1950, rappelle Gélinas, en même temps que le spaghetti « italien », ajouterait-on, et dans les deux cas, en version édulcorée, moins pimentée, adaptée aux papilles locales. S’il y a là une corrélation, elle renvoie à l’élargissement formidable des horizons mentaux – ergo, culinaires –, à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation subséquente, du lancement des « Trente glorieuses » et de l’explosion concomitante des aspirations (baby-boom, consommation, scolarisation, mobilité professionnelle et culture de masse : appareils domestiques, automobile, livre de poche et musique sur disque, loisirs, vacances annuelles et ainsi de suite, le tout catalysé par la télévision en noir et blanc, cet écran encore enneigé sur le monde mais déjà puissante machine à désirs). Temps durs pour la conservation culturelle ; irrésistibles appels du grand large pour les esprits aventuriers.

Par les réseaux transcontinentaux d’action sociale catholique ou d’études supérieures, l’élite intellectuelle de la jeunesse canadienne-française s’est goulûment alimentée aux ferments du Monde de l’après-guerre, de loin ou de près. En France surtout, où la droite, culpabilisée par association avec Vichy, sinon pire, laissait à une gauche foisonnante presque toute la scène de la pensée en prise sur le présent : et le marxisme, l’anticapitalisme, l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme (américain, cela va de soi), l’existentialisme et, plus séduisant encore pour des catholiques qui se voulaient résolument progressistes, le personnalisme, conjuguant l’abbé Pierre avec le trône de Saint-Pierre, l’engagement avec la transcendance, la dignité de la personne avec le socialisme à visage humain, l’enracinement communautaire avec l’humanisme, la démocratie de participation avec la politique fonctionnelle. Outre-Manche, où le soleil se couche enfin sur l’Empire de la veille, même les Tories se sont convertis au Welfare State travailliste (par répulsion envers le War State nazi), et la London School of Economics, aux thèses interventionnistes de John Maynard Keynes. Le Canada anglais a suivi : il projette sa bourgeonnante identité nationale, à la fois post-impériale et métatsunienne, dans le keynésianisme officiel du gouvernement fédéral. Jusqu’aux confins de ce qu’on commence à appeler le tiers–monde « non aligné », les États-nations issus des découpages coloniaux cherchent à se coaguler autour de modèles originaux et originels de socialisme dépassant les loyautés tribales, ethniques, religieuses, etc. Partout aux environs, en somme, la lueur du progrès et de la libération vient de la gauche, qui seule a des raisons ; la droite, austèrement braquée sur l’ordre établi dans les siècles des siècles, n’a plus que des réflexes.

Aussi, est-ce la Raison universelle que sont convaincues de rapatrier dans une société écrasée par de poussiéreuses élites de la Tradition (fussent-elles parées de pourpre) les « forces vives » qui, atteignant l’âge d’homme durant les années cinquante, sèmeront leurs nids par le verbe et la plume dans le paysage québécois. D’accord sur l’urgence de mettre la province à l’heure de la providence étatique plutôt que céleste (régulation de l’économie et des relations de travail, justice distributive, scolarisation et santé publique, etc.), et sur la conviction que le régime duplessiste, dont la dernière rapine électorale date de 1952, verrouille le rattrapage à faire, ces visionnaires tranquilles couvent un clivage aussi porteur d’avenir sur le nationalisme québécois lui-même : interminable repli contre-humaniste sur un frileux entre-nous tribal dont le duplessisme n’est que le dernier avatar, pour ceux que Gélinas identifie aux « cité-libristes », dès lors fédéralistes ; indéfectible fidélité à un destin collectif mal assuré depuis 1760, pour les « néonationalistes », quoique exigeant derechef, en partant du foyer québécois, un nouvel arrimage du projet national au progrès social dont les pathétiques fanfaronnades du « roi-nègre » Duplessis sont la négation même (sauf le drapeau fleurdelisé de 1948 et plus concrètement, l’impôt provincial sur le revenu de 1954, largement salués).

La droite intellectuelle ne réagit pas tout de suite. Elle dort un peu sur ses lauriers, il faut dire : à la fin de la Crise encore, l’infâme « Loi du cadenas » contre les communistes imaginaires avait été adoptée à l’unanimité de la législature provinciale, et après que le schisme ethnolinguistique du Canada sur la conscription ait reporté Duplessis au pouvoir en 1944, finies les folies centralistes d’Ottawa et réformistes d’Adélard Godbout, à Québec, sous prétexte de Guerre. Mais elle n’est pas étanche à un redressement du nationalisme, d’ailleurs anticipé par des précurseurs dont elle se réclame volontiers : les Étienne Parent ou Errol Bouchette à la fin du XIXe siècle, les Édouard Montpetit, Philippe Hamel et autres dans l’entre-deux-guerres, sans parler de ceux qui sont toujours là, comme Groulx et Minville. Elle n’a pas échappé non plus au mouvement d’ouverture au monde : la décolonisation et l’interventionnisme étatique interpellent nécessairement son nationalisme. Et puis, contrairement aux rumeurs actuelles, plusieurs de ses membres les plus éminents n’ont jamais fait vraiment confiance à cette couleuvre opportuniste de Duplessis – auquel Groulx, par exemple, ne concédera plus tard que du bout des lèvres qu’« il imposa un cran d’arrêt à l’esprit centralisateur d’Ottawa. Là s’arrête son mérite » (cité p. 310). Aussi la réplique conservatrice aux agitations environnantes demeure-t-elle, jusqu’au milieu de la décennie cinquante, « mitigée », « désorganisée », « inefficace », dans les termes de Gélinas.

Lors de leur lutte de 1948-1951 contre l’extradition du comte de Bernonville, collaborateur sous l’Occupation, les plus vermoulus réactionnaires, entraînés par Rumilly, lui-même ex-colonial français réfugié dans ce qui lui semble l’ultime repli canadien de la « Fille aînée de l’Église » dont se nourrit sa nostalgie, ont affiché des sympathies pétainistes devenues malodorantes après l’emprisonnement à perpétuité du Maréchal pour haute trahison. Le Devoir (où ce franc-tireur Gérard Filion a succédé au fidèle Georges Pelletier en 1947), et L’Action nationale (dirigée par André Laurendeau de 1949 à 1953), entrent dans une phase de tiraillements aigus, comme la revue Relations (recréée par les Jésuites en 1941 et tremplin de Richard Arès), ou les Éditions Fides, des Pères de Sainte-Croix, qui soutiennent trop mollement l’hebdo Notre Temps (fondé par Léopold Richer en 1945).

Dans la bien dite Vieille Capitale, Le Temps, hebdomadaire attitré de l’Union nationale, et le quotidien L’Action catholique, sous la coupe de l’archevêché, manquent d’envergure, de crédibilité et de nerf idéologique. En métropole, le Montréal-Matin noie la teinture bleue de son directeur, l’écrivain raffiné Roger Duhamel, dans l’actualité locale, les faits divers et les sports. Ce qui reste de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC), pépinière nationaliste depuis 1901, enlève impudiquement sa barrette en AJC, porte dangereusement à gauche et vers le seul Québec. L’Ordre de Jacques Cartier, pastiche de franc-maçonnerie à l’usage des notables de la « survivance », tend à se polariser entre diasporistes outaouais et québécistes montréalais (germe de la future scission des États généraux du Canada français de 1967-1968). Il y a bien le rapport de la Commission Tremblay sur les problèmes constitutionnels, déposé au printemps de 1956, qui permet à ses principaux rédacteurs, Arès, Minville et son disciple Angers, de répliquer aux dérives gauchisantes par une synthèse de la pensée traditionaliste : fusion du « catholicisme, [des] institutions ecclésiastiques [et du] peuple canadien-français » ; sacralisation du « pacte » confédéral de 1867, double « antidote à l’unitarisme et au séparatisme » ; doctrine sociale de l’Église « pour contrer tant l’étatisme geôlier que le capitalisme insensible » (p. 69) ; mais on a beau ficeler le paquet dans l’autonomie provinciale, le commandeur des croyants et de ce rapport même, Duplessis, le range aussitôt sur la tablette avec la même estime qu’il voue aux intellectuels « joueurs de piano » – jusqu’à ce que les Libéraux d’après 1960 lui redonnent du service à leurs propres fins.

L’élection de l’été 1956 (où l’Union nationale augmente son vote et sa députation) galvanise les anti-duplessistes de toute inclinaison contre la caisse et la fraude électorales, la poigne autoritaire du « Cheuf », la répression des syndicats et la chasse aux épouvantails communistes, les hypocrisies cléricalistes et les rodomontades autonomistes camouflant la vente en sous-main du Québec aux Américains (« à 50 cents la tonne »). Le ton polémique monte d’un généreux cran. Les pétulants abbés Gérard Dion et Louis O’Neill cinglent dans un article bientôt soufflé en pamphlet « l’immoralité » des moeurs politiques établies. Dans les pages du Devoir, auquel Duplessis a coupé les vivres de la publicité officielle, le jeune Jean-Marc Léger fustige la « trahison » et « l’imposture » des dinosaures qui cautionnent de leurs élucubrations un régime « obscurantiste » étouffant l’avance de la nation ; et Filion – qui vient de l’Union catholique des cultivateurs – fesse à coups de pelle dans les écuries d’Augias : « obsédés », « maniaques », « cas cliniques » dont Duplessis est « le produit naturel, j’allais dire le fumier » (citations, p. 86). La même année, l’ouvrage collectif sur La grève de l’amiante de 1949, publié sous la direction de Pierre Elliott Trudeau, étaye un virulent réquisitoire non seulement contre le pouvoir en place, mais contre tout le nationalisme canadien-français traditionnel auquel il est assimilé.

Les gens de plume pour qui nation et tradition ne font qu’un dans l’ordre providentiel des choses se ressaisissent : quand l’immeuble entier est en péril, il presse de sauver les meubles. Rumilly (alias « Bob le Ramolli », « vendeur de corsets et raconteur d’histoires » pour ses amis d’en face), bat le rappel des troupes de tout âge autour d’une bonne bouteille dans son propre salon (sauf Angers et Groulx, qui digèrent mal les potions duplessistes de l’hôte), pour mijoter la contre-attaque. En sort le « Centre d’information nationale » (C.I.N., septembre 1956), qui soutiendra l’expansion et la cohésion d’un réseau de droite d’autant plus efficace qu’il se voudra à la fois ouvert au changement et unanime sur la défense de la nation contre les idées à la mode qui la menacent. Pendant que Rumilly suit de près l’avance de la cinquième colonne (L’infiltration gauchiste au Canada français en 1956, La tactique des gauchistes démasquée l’année suivante, Les socialistes dominent le réseau gauchiste en 1959), Angers ramène L’Action nationale sur l’essentiel (l’autonomie provinciale, la lutte pour le français, la doctrine sociale des papes), Lamarche crée les Cahiers de Nouvelle-France (raccourcis en Nouvelle-France après une chicane interne), Richer et sa femme reprennent le contrôle de Notre Temps (avec le concours financier de l’Union nationale, d’où les taquins sobriquets « L’Autre Temps » et « Le Tant Pourcent » dont ses adversaires le gratifient), en y attirant des chroniqueurs prestigieux comme Duhamel et l’historien-romancier Léo-Paul Desrosiers, ou du sang neuf comme leur fille Anne Richer, le critique musical Claude Gingras, le commentateur Marcel Adam qui feront plus tard carrière à La Presse. Chez les plus jeunes, Albert Roy regroupe quelques survivants de l’ACJC autour de Tradition et Progrès (dans l’ordre, évidemment), tandis que l’impétueux Raymond Barbeau fonde l’indépendantiste Alliance laurentienne et sa revue éponyme Laurentie, qui repique pour les besoins de la cause toutes sortes d’articles sortis ailleurs sous des signatures aussi incongrues que François Hertel, René Lévesque, Yves Thériault et… Félix Leclerc. Les périodiques s’échangent des auteurs, se citent mutuellement, certains retissent des ponts avec leurs confrères catholiques de France, et presque tous leurs tirages s’en trouvent ragaillardis (jusqu’à 15 000 pour Notre Temps, autour de 2 000 pour les revues d’idées). Gélinas en tire la conclusion que la droite intellectuelle connaît une « période faste » de 1956 à 1962. « Baroud d’honneur » eût été mieux choisi, car le chapitre qui suit immédiatement s’intitule « atonie et dispersion ».

Si « tout s’effrite en quelques années » (je cite encore), en effet, ce n’est pas seulement que les soutiens financiers dont profitaient les feuilles conservatrices, directement ou par l’intermédiaire des « amis du Parti », se soient rapidement taries après la défaite électorale de l’Union nationale en 1960. Un continent culturel entier leur part sous les pieds.

Avec l’arrivée des premières vagues du baby-boom au seuil de la maturité, il ne suffit pas que les idées socialistes « commencent à essaimer dans la jeunesse, les syndicats, les milieux étudiants et instruits », une plus profonde débandade des moeurs annonce un effilochement de la fibre nationale elle-même. Le chanoine Groulx, depuis toujours porté à parier l’espoir de la nation sur ses troupes fraîches, s’inquiète privément des symptômes neurologiques qu’il y observe : « Comment ne pas s’affliger de ces sauteries d’épileptiques, fol effort de fillettes de dix à douze ans, les cheveux dénoués, mêlées à des bambins du même âge et qui s’ingénient à se défaire le corps, à se tordre en tout sens. Vraies danses de narcomanes dans l’ivresse de la drogue […]. Comme si l’on pouvait jouer indéfiniment à l’hystérie sans qu’il en restât quelque chose […]. Et où nous mène cette apostasie des jeunes, apostasie, quoi que l’on dise, trop généralisée ? » (correspondance de 1962, citée p. 147-148). De Gaulle répondra en mai 1968 : à la chienlit.

L’Église catholique, la Mère de nos aïeux sachant porter la croix, n’échappe hélas pas aux tourbillons émancipatoires : « déclin de la pratique religieuse, multiplication des défroqués, début d’une crise des vocations… » (p. 161). Pire encore, la voici minée de fond en comble par le doute. Rien n’en témoigne autant que l’inouïe transformation du cardinal Léger, ci-devant « Prince de Montréal » mais si indéfectiblement assujetti au col romain suivant l’air du temps qu’après 1962, il se laisse conquérir par le souffle du concile Vatican II, en rejoignant l’aile progressiste du clergé qui pousse à la roue du désengagement des institutions publiques pour se rabattre sur les « communautés chrétiennes de base » (au sens grec d’ecclésia, mais aussi dangereusement anglo-protestant de congregation autonome), et se rapprocher des humbles, des pauvres et des exclus glorifiés par les Béatitudes. « Après un lourd passé de cléricalisme et de théocratie, il n’est pas question d’entraîner l’Église institutionnelle dans des prises de position qui l’identifieraient à une faction idéologique », avertit la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église présidée par Fernand Dumont (citée p. 160). Les fidèles qui ne trouvent pas le passé si « lourd » que ça voient bien quelle « faction idéologique » est plus immédiatement discréditée par cette trahison des clercs, ordonnés ou non.

Comme d’habitude, la politique mène le troupeau en le suivant. De l’électrifiant « Maître chez-nous ! » de 1962 à la fondation du Parti québécois (1968), en passant par l’ambigu « Égalité ou indépendance » du rusé trait d’union nationale Daniel Johnson l’ancien (1966), l’affichage public de l’historique solidarité canadienne-française connaît une mutation durable et surtout, renversante pour ses gardiens de toujours qui se voient, pour ainsi dire, expropriés de leur fonds de commerce par « l’État du Québec » socio-libéral progressiste. Désarçonnés, leurs rangs hier encore serrés se défont. Certains, se rendant compte que « leur droitisme passé était somme toute superficiel, et certainement subordonné à leur nationalisme » (p. 152), se poussent du bord sous le vent. D’autres, minimalement rassurés sur le front du réveil national, recentrent leur résistance contre l’étatisme et le laïcisme. Le durcissement des options constitutionnelles force à se brancher, au risque de diviser la nation, et le dilemme empire lorsque tout ce qui grenouille et scribouille à gauche, des marxo-anticolonialistes de Parti pris aux cathosocialistes d’ici et Maintenant, rejoint le camp souverainiste. « Plutôt que d’affirmer que le nationalisme vire à gauche, il serait plus exact d’écrire que c’est la gauche qui adopte le nationalisme, […] et en expurge au passage les composantes droitistes ». On jure « abandonner sa vocation ethnique et culturelle, tout en conservant un substrat ethniste plus ou moins avoué ». Pour les Vieux Croyants, c’est trop demander : « l’apostasie, le reniement, le collectivisme ne sont pas pour eux » (p. 153-154). Trop tard : le triomphal déplacement sociologique du nationalisme avait déjà dressé leur nécrologie.

Dès 1962, le C.I.N. se dissout ; Notre Temps, Tradition et Progrès, Laurentie s’éteignent la même année ; Nouvelle-France s’étiole jusqu’à 1964. Éreintées, les voix de droite se taisent l’une après l’autre, happées par d’autres engagements professionnels, la retraite, la maladie et le Ciel. Rumilly retourne à l’histoire et signe un ultime brûlot anti-séparatiste parce qu’anti-gauchiste, Quel monde ! (1965), concluant que le réarmement moral et intellectuel importe dorénavant davantage que la politique. Raymond Barbeau continue de promouvoir l’indépendance dans ses essais, mais pour des raisons strictement laïques, La libération économique du Québec (1963), et Le Québec bientôt unilingue ? (1965), avant de se recycler définitivement dans la naturopathie. Le père Lamarche passe graduellement du crayon à l’aumônerie d’une particule née d’une scission du R.I.N. en 1964, le Regroupement national (mélange populiste de corporatisme catholique à la Salazar assaisonné de « Crédit social » sauce Béret blanc), mieux connu de nos jours pour le ralliement de son dernier chef, le tribun créditiste appalachien Gilles Grégoire, au parti de René Lévesque, auquel il imposera un nom trop orgueilleusement exclusif au goût de ce dernier : « Québécois ». Mystérieux sursaut dans les entrefaites, une poignée d’anciens des Jeunesses ouvrières catholiques, à peu près inconnus jusque-là, lancent en 1965 Aujourd’hui-Québec, luxueux imprimé qui prétendra tirer à 25 000 exemplaires par mois en dénonçant les « pseudo-intellectuels » et les « forces du mal » à l’oeuvre dans la Révolution tranquille, tout en défendant un « patriotisme de bon aloi » soutenu par des encarts détachables de documents pontificaux sélectivement conciliaires, mais qui prendra congé de ses abonnés deux ans plus tard sur la promesse d’un prochain retour. Ce n’est pas le seul cas où la seconde résurrection n’aura pas lieu, et encore moins la rédemption.

Resteront sur la terre de chez nous les moins enflammés ou les plus intelligents de la bande, pardon du raccourci désobligeant pour les autres, et les revues dont ils sauront assurer la survie : Arès à Relations (que le père Julien Harvey guidera plus tard vers l’« interculturalisme de convergence »), Angers à L’Action nationale (dont les tangages de gauche à droite n’ont pas cessé à ce jour, malgré une conversion définitive à l’indépendantisme). Sans taire de solides réserves devant les « apostasies », les aveugles fuites en avant – le délitage de la foi ancestrale, l’abandon de la diaspora hors Québec, l’engouement étatiste –, ces ultimes spécimens de l’espèce menacée resserrent leurs complicités avec les Sociétés Saint-Jean-Baptiste et restent très présents dans les débats publics (sur la nationalisation de l’électricité, la réforme de l’éducation, les « formules constitutionnelles », etc.), en attendant de passer la main. Mais c’est peut-être le doyen de l’école, cet incorrigible élitiste de Groulx (décédé en 1967), qui aura vu le plus loin d’avance, sociologiquement oserait-on dire, dans ses ultimes consignes à la nation, Les chemins de l’avenir, un ouvrage très mal reçu en 1964 : « Peuple […] sans la moindre conscience nationale […], nous manquons de grands techniciens et de directeurs d’entreprise […], mais il faudra vingt ans pour les former […]. C’est donc toute une génération qu’il faudra préparer : la génération de l’indépendance » (cité p. 176). Les « nouvelles gardes » de Québec & Frères inc. lui donneront à moitié tort… d’avoir eu à moitié raison.

Le coeur à droite de naissance

À l’encontre de ce que je semble laisser croire, toutefois, ce n’est pas aux aventures événementielles de la droite intellectuelle au pays de la Révolution tranquille que Gélinas consacre l’essentiel de ses pages, mais surtout à comprendre de l’intérieur ce qu’elle avait à dire, dans le contexte de l’époque, sans se faire ni procureur de l’histoire-qui-aurait-dû-être-autrement, ni avocat de la défense. Disons plutôt, si on tient aux métaphores judiciaires, qu’il rédige le « rapport présentenciel » de l’accusée. Et le portrait complexe qui s’en dégage nous repose de certains grossiers amalgames ou de plus fines condamnations sans recours ayant défrayé ces derniers temps l’anachronique mondaine, à propos de Groulx en particulier, mais comme bouc émissaire de tous ses consorts : « Des principes véritables, et non de l’instinct ; une idéologie – réalisable ou non – qui a les deux pieds sur terre ; une doctrine qui tient compte de la variété des questions et des enjeux, et ne s’épuise pas à chercher un deus ex machina » (p. 257).

Il n’est pas certain que l’obsession d’un Rumilly à débusquer des gauchistes dans tous les coins ait été entièrement purgée du deus ex machina, ou qu’on ne puisse relever ci et là chez d’autres morts du même acabit quelque phrase pendable au tribunal des vivants, mais dans l’ensemble, malgré ses différends tactiques, la réflexion nationale-conservatrice de l’époque tire sa cohérence interne du fait même qu’elle s’inscrive dans une profonde tradition paradoxalement moderne, à la fois universelle et locale : celle qui n’en finit plus d’opposer l’ordre transcendantal du monde aux présomptions insensées de la raison et de la volonté chez le commun des mortels, en réponse aux questions constamment reformulées par le déploiement de ces forces prométhéennes qui dissolvent partout et sans répit les repères culturels durables, ou plus savamment dit à la manière de Joseph Thériault, « problématisent » la tradition naguère confondue avec l’existence sociale même – voilà le paradoxe, ou si on préfère, la dialectique des Temps modernes.

Lorsque Gélinas distille la « sensibilité », la « psychologie innée » où se campe la perspective de droite sur le passage de l’ethnie-cité canadienne-française à la société québécoise contemporaine (comme dirait l’autre), les principales influences étrangères qu’il y retrace, à part celles des encycliques pontificales jusqu’à Pie XII et des écrivains français de même obédience, remontent aux deux plus radicaux critiques contemporains de la Révolution française – l’un et l’autre catholiques de confession et de nationalités marginales, comme par hasard –, le diplomate savoyard Joseph de Maistre, totalitairement réactionnaire, et le parlementaire britannique irlandais Edmund Burke, plus souple ou pragmatique en ce que son conservatisme englobe les « libertés anglaises » séculairement incrustées depuis la Magna Carta [et qui, en toute cohérence, soutiendra à Westminster les réformes de la constitution coloniale canadienne pour accommoder le droit des « nouveaux sujets » à perpétuer leurs propres traditions françaises et catholiques].

À l’heure où le Spoutnik traverse le ciel de Québec, on s’étonne presque en effet d’avoir l’impression d’y entendre toujours Maistre tonitruer d’outre-tombe, par ventriloques indigènes interposés, que « Dieu s’explique par son premier ministre au département de ce monde, le Temps », en citant « l’admirable Burke » à l’appui avec une générosité rare chez lui : « L’art [au sens large « d’artifice » historico-culturel distinctif] est la nature de l’homme » (Oeuvres, Laffont, 2007, p. 382). Car nos droitistes n’affirment pas autre chose lorsqu’ils emboutissent les idéologies libéraliste et socialiste dans une commune répulsion, parce que ces « soeurs ennemies […] communient au même faux culte des droits de l’homme [… et] peignent de l’être humain un portrait si abstrait, si désincarné, qu’il semble n’avoir ni parenté, ni progéniture, ni milieu de vie » (p. 195). Sans adresse fixe, sans amarres solides dans une communauté de destin particulière, voulue par la Providence et coiffée de guides tenant eux-mêmes leur statut de la Suprême Autorité (parce que la pécheresse race d’Adam et Ève n’est ni candidement bonne, ni spontanément raisonnable, et que son égalité formelle est en pratique démentie par l’inégalité inévitable des talents), les individus livrés à la dérive sont indéfiniment « malléables aux desseins des mauvais bergers ».

Cette orthodoxie conservatrice est toutefois moins livresque que taillée dans l’étoffe du pays, tissée de mémoire. Même les plus lettrés s’y réclament rarement des maîtres à penser européens et encore, en n’en retenant que ce qui leur convient. Et personne n’y cite les héritiers de Burke dans le voisinage continental, comme William F. Buckley aux États-Unis (The National Rewiew), ou George Grant au Canada anglais (Lament for a Nation). Quasiment tous – sauf l’immigré Rumilly, quoiqu’il s’y retrouve à l’aise – puisent d’abord leurs références dans « Notre maître le passé » local, aux origines mêmes d’une conscience nationale dont le discours explicite, initialement forgé dans les débats parlementaires du Bas-Canada jusqu’à l’échec des rébellions républicaines de 1837-1838, s’est moulé de plus en plus sur le projet anti-libéral d’une « survivance » ethnoconfessionnelle d’inspiration ultramontaine après le rebond clérical orchestré par Mgr Bourget, la fatigue des « Rouges » et la consécration de l’imaginaire « pacte entre les deux races » dans la Confédération de 1867 (sous réserve d’une vigilance sans relâche). Bien sûr, la descendance de cette « tradition inventée », éminemment idéologique et politique, a su accorder au fur et à mesure ses flûtes à la cacophonie des circonstances historiques, avec ce que cela suppose de débats sur l’horizon fuyant des possibles.

Ce n’est pas par vaine nostalgie des bons vieux temps – par « misonéisme », préfère dire plus précieusement Gélinas –, qu’au nom de tous les siens Tradition et Progrès reprend à son compte, en 1957, le mot d’ordre national lancé par Étienne Parent en 1852 : « Réformons, mais ne détruisons pas ; avançons, mais sans lâcher le fil conducteur de la tradition », c’est qu’il demeure plus que jamais à l’ordre du jour quand les séductions multipliées de la modernité « étrangère », les menaces de dissolution, sont en train de s’emparer des élites et plus sournoisement encore, des masses populaires, au risque que la nation franco-catholique de l’Amérique britannique du Nord y perde son « âme », son « essence », son « esprit » au sens de ce qu’Angers, empruntant au thomisme médiéval un concept plus tard bourdivinement breveté à l’enseigne de la lutte culturelle des classes, qualifie d’« habitus psychiques » incrustés de génération en génération dans le génie particulier et les institutions sociales d’un peuple. Sous ce rapport, il me semble que la ligne droite du nationalisme « de souche » conserve à maints égards, jusqu’à la seconde moitié du vingtième siècle, le pli qu’elle a pris avant l’élan formidable de l’industrialisation-urbanisation, au tournant du dix-neuvième. N’en relevons que deux illustrations parmi bien d’autres.

Comme politique privilégiée de développement économique, la page est nécessairement tournée sur l’agriculturalisme, mais la sagesse éternelle des fils du soc offre toujours un antidote naturel aux malaises du Progrès et une parabole transparente du salut national :

Le paysan est vu comme nécessairement de droite, parce qu’il est enraciné, parce qu’il doit persévérer, parce qu’il doit prévoir (sinon c’est la famine), parce que, sans autorité et sans hiérarchisation de ses cultures, les ronces et le chardon étoufferont son champ. La campagne protège aussi contre la luxure urbaine, la surconsommation, les mauvaises idées exogènes, la pollution.

(p. 38)

Fini aussi le cléricalisme au sens d’une prédominance de l’autorité ecclésiastique sur les pouvoirs civils. L’Église a historiquement comblé ici un vide temporel là où l’État faisait défaut et tant mieux si elle peut désormais se concentrer sur son ministère proprement spirituel – encore qu’Angers ne soit pas seul à penser que le sacerdoce d’un personnel ayant fait voeux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, soit irremplaçable dans les oeuvres d’éducation et de miséricorde. Mais l’identité canadienne-française des Québécois – remarquez le glissement – reste génétiquement indissociable de l’institution cléricale, comme s’en confie Julia Richer dans une lettre au cardinal Léger en 1956 :

La présence du clergé est nécessaire au milieu de nous, Canadiens français […]. À moins qu’on veuille changer totalement le visage du Québécois qui ressemblera, dans 25 ans, à celui de l’Américain quand il s’agira d’un homme du peuple, au Français quand il s’agira d’un intellectuel (extrait cité p. 396).

Valeurs conservatrices et valeurs nationales participent alors de la même mémoire. Cette indéfectible confusion des genres explique que malgré toutes ses fouilles bibliographiques, Gélinas assume comme si cela allait de soi qu’au Québec francophone de 1945-1965, il n’y ait eu de « droite intellectuelle » que traditionnellement nationaliste, tandis que de nos jours, la droite se déporte plus souvent vers la célébration d’un avenir national à l’enseigne d’un néolibéralisme mondialisé, tant culturel qu’économique. Elle explique aussi que dès 1961, Victor Barbeau exprime une angoisse qui gagnera en relief une fois accompli le grand bond en avant de la Révolution tranquille : « Jusqu’à quel point aurons-nous cessé d’être nous-mêmes le jour où nous croirons enfin avoir fait peau neuve, sang neuf ? » (cité p. 435). Que Richard Arès pose en 1957 un dilemme resté à ce jour insoluble, entre la « patrie » et la « société politique » : « nos obligations envers la première naissent d’un fait : celui de la génération, tandis que c’est un but recherché en commun qui fonde nos devoirs envers la seconde » (cité p. 271). Ou que l’abbé Groulx eut pu très impoliment aviser d’avance la Commission Bouchard-Taylor sur les dérapages de la démocratie consultative : « Depuis qu’on la pose comme absolu […] le moindre hurluberlu se croit compétent à se prononcer sur tout, voire à gouverner l’État » (cité p. 249). À force d’être réactionnaire, on en devient visionnaire. Non pas en devançant les tendances du changement, mais en en anticipant d’autant mieux les conséquences qu’on a d’inébranlables raisons de les redouter.

Sur les continuités et ruptures idéologiques qui ont donné naissance au Québec contemporain, il faudra dorénavant avoir lu Xavier Gélinas.