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Alain-G. Gagnon et Raffaele Iacovino proposent un essai qui prend la forme d’un plaidoyer en faveur du fédéralisme multinational présenté comme une catégorie normative opératoire. Ils cherchent, le dessein est ambitieux, à résoudre la question de la place du Québec au sein du Canada. Ils croient y arriver en réhabilitant la problématique de la multinationalité, ou la présence de plusieurs communautés qui prétendent se représenter comme formant des nations au sein d’un seul espace politique national, dans la mesure où celle-ci « a constitué et constitue toujours l’élément sociopolitique fondamental du régime canadien et qu’elle devrait guider et structurer les principes de négociation et les processus politiques à partir desquels sont élaborées les institutions fédérales et citoyennes » (p. 24). L’ouvrage se structure donc autour d’une double intention. D’abord, il s’agit de présenter de quelle manière une conception véritablement multinationale du Canada permettrait de rompre avec la logique politique du nation-building au coeur de la construction d’une certaine canadianité peu amène à l’endroit des diverses formes de pluralisme social et politique et, notamment, de la présence de la nation québécoise. En ce sens, les auteurs invitent les acteurs engagés dans le débat canadien à prendre en considération les conditions de la réalisation du caractère multinational de la communauté politique. Ensuite, ils cherchent à se situer en porte-à-faux par rapport aux options politiques qui privilégient soit l’indépendance ou la reconquête du Canada dans les termes qui agréent au groupe majoritaire canadien. Dans cette perspective, l’approche vise en quelque sorte à fournir une solution qui permettrait de jeter de nouveaux ponts entre le Québec et le Canada.

Quatre thèmes retiennent l’attention des auteurs : la politique de la contestation au Québec, les multiples interprétations du principe fédéral au Canada, les politiques du multiculturalisme et de l’interculturalisme ainsi que la question de la citoyenneté. La lecture qu’ils en font suit une logique quasi binaire, contrastant systématiquement les approches québécoise et canadienne, qui superpose chacun des enjeux. Ainsi, le chapitre portant sur les fondations historiques et les ordres constitutionnels s’attarde à démontrer que le système fédéral s’articule autour d’une conception unitaire du Canada, favorisant le principe de l’égalité des personnes et définissant l’appartenance sur la base des droits individuels universels. Il en va de même dans le chapitre abordant les différentes déclinaisons du principe fédéral au Canada. Après avoir passé en revue les nombreuses conceptions du fédéralisme (décentralisatrices et centralisatrices dans leurs multiples versions), les auteurs concluent qu’une identité politique dominante s’est imposée de manière unilatérale dans le but de préserver l’unité du pays. Nous assisterions, en quelque sorte, à la victoire d’une vision non fédérale du fédéralisme canadien. Le quatrième chapitre, s’attardant aux modèles d’intégration de la diversité ethnoculturelle renvoie dos à dos les modèles multiculturel canadien et interculturel québécois. Le premier se caractériserait par le rejet de toute forme d’appartenance liée à la culture alors que le second chercherait à réaliser un équilibre entre les exigences d’unité et la reconnaissance des cultures minoritaires. Sur la question de la citoyenneté, qui fait l’objet d’un autre chapitre, on souligne que celle-ci n’est pas pensée autrement que dans des termes d’adhésion civique, ce qui s’avère hostile à l’endroit de toute re-conceptualisation de la citoyenneté qui prendrait en compte une différenciation sur le plan de l’identité nationale et une négociation entre partenaires renvoyant à des foyers de délibération distincts dans le cadre d’une citoyenneté particulière. Il devrait donc y avoir plusieurs foyers de citoyenneté.

Même si Gagnon et Iacovino rappellent, chapitre après chapitre, les conceptions divergentes, contradictoires, sinon incompatibles, qui animent les principaux acteurs politiques, ils cherchent néanmoins à proposer une solution pour sortir de l’impasse actuelle. S’appuyant sur le renvoi de la Cour suprême relatif à la sécession du Québec et aux principes fondamentaux que la Cour y a identifiés, les auteurs proposent de (re)structurer le Canada selon les principes de la démocratie multinationale. Leur « plan de match » se décline en plusieurs phases, la première étant que le Québec adopte une Constitution interne qui ferait consensus dans une dynamique non partisane. Cette étape franchie, les représentants politiques du Québec indiqueraient au Canada leur volonté de s’engager en faveur d’une nouvelle association avec lui.

Alors que l’ouvrage prend en compte les rapports de force qui existent entre les différentes composantes des sociétés canadienne et québécoise, une des conditions de réalisation de leur stratégie impose la dépolitisation des rapports politiques : « ce plan pour sortir de l’impasse actuelle repose plus sur des idées et des principes que sur des rapports de force » (p. 227) et, plus loin « tout arrangement futur entre le Québec et le ROC doit être bâti à partir d’une confiance mutuelle restaurée, et ce, indépendamment des difficultés liées aux impératifs du pouvoir » (p. 229). À l’analyse des contingences politiques (position des acteurs, intérêts économiques, conflits idéologiques, dynamiques partisanes) qui devrait alimenter leur cadre prescriptif, les auteurs privilégient le volontarisme normatif.

En somme, ce livre n’entre pas dans les catégories usuelles. Il ne s’agit pas d’un ouvrage de philosophie politique, bien que les auteurs s’intéressent aux dimensions normatives qui devraient présider aux rapports au sein de la communauté politique canadienne et que l’on y retrouve de nombreuses références à des auteurs tels que James Tully, Joseph Carens, Will Kymlicka, Charles Taylor, pour ne nommer que ceux-là. Il ne s’agit pas non plus de la présentation des résultats d’une recherche originale portant sur l’un ou l’autre des thèmes abordés : relations intergouvernementales, rapports entre majorité(s) et minorités ethnoculturelles, citoyenneté, etc. Finalement, cet ouvrage ne cherche pas à proposer un cadre théorique qui permettrait d’appréhender, en des termes nouveaux, la dynamique politique propre aux nationalismes canadien ou québécois, comme l’ont fait Ernest Gellner, Anthony Smith, Liah Greenfeld, Eric Hobsbawm ou Rogers Brubaker pour des contextes différents.

Gagnon et Iacovino s’inscrivent dans une mouvance dont ils se font les porte-paroles et reprennent une structure argumentative développée par de nombreux intellectuels québécois et canadiens au cours des quinze dernières années autour de la question de la multinationalité. Au final, l’intérêt pour cet ouvrage repose moins sur l’originalité de sa contribution mais plutôt sur la qualité de sa synthèse. Celle-ci constitue une bonne mise à jour du débat sur le fédéralisme multination. Toutefois, la solution envisagée – la dépolitisation des rapports entre le Québec et le Canada – peut en laisser pantois. Est-ce vraiment la meilleure solution ? La réponse à cette question relève d’un débat qui n’a toujours pas eu lieu.