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Originaires d’Ottawa et de langue maternelle anglaise, Fraser et moi avons au départ beaucoup en commun. Ainsi ce livre a d’abord captivé l’Anglo-Ontarien en moi. À l’usage, cependant, il a déçu le Québécois que je suis devenu.

L’auteur précise, dans la version française, qu’il a écrit son livre pour des lecteurs canadiens-anglais afin de raviver leur intérêt pour la politique linguistique canadienne et l’apprentissage du français. À ses yeux, ces éléments demeurent d’une importance cruciale pour l’unité canadienne. Ils me paraissent toutefois répondre trop faiblement aux aspirations du Québec d’aujourd’hui que préoccupent davantage, par exemple, les ratés du français comme langue commune à Montréal. Au rayon de l’interprétation du différend Québec-Canada par un journaliste anglo-ontarien ayant longuement séjourné au Québec, Ray Conlogue a fourni en 1996, dans Impossible Nation : The Longing for Homeland in Canada and Quebec, une analyse bien plus profonde de l’incompréhension entre les deux sociétés.

Fraser est cependant devenu Commissaire aux langues officielles du Canada peu après la parution de ce livre. Il n’est donc pas sans intérêt de prendre connaissance de ce qu’il avait à dire à ses concitoyens anglophones. Je conseille la version d’origine à ceux qui entendent l’anglais. La version française contient quelques paragraphes additionnels, ajoutés à la préface ainsi qu’à la fin du dernier chapitre et de la conclusion, rédigés surtout en guise de prise en compte des résultats des élections fédérales de 2006. Fraser y raconte toutefois à deux reprises la même anecdote concernant l’incidence néfaste de l’unilinguisme de Belinda Stronach sur ses aspirations à la chefferie du Parti libéral, ce qui trahit le peu de soin accordé à la version française. La traduction n’est d’ailleurs ni inspirée ni toujours juste.

L’auteur traite d’abord des événements qui ont conduit à la mise sur pied de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme dans les années 1960. Il en suit les tractations en bonne partie par le truchement des journaux tenus par André Laurendeau et Frank Scott, et apprécie l’influence respective de ces derniers sur Camille Laurin et Pierre Elliott Trudeau. Il survole ensuite la mise en oeuvre de la Loi sur les langues officielles et le travail du premier commissaire aux langues officielles du Canada, évalue l’incidence des politiques linguistiques québécoise et canadienne à Montréal et à Ottawa, fait état des changements connexes survenus dans le monde de l’éducation, touche à la question linguistique dans les forces armées, les organisations bénévoles et la fonction publique fédérale et, enfin, souligne comment la maîtrise de l’anglais et du français est devenue indispensable aux dirigeants politiques à l’échelle canadienne.

J’ai trouvé particulièrement instructives les informations sur le rôle de Scott durant la commission BB et sur son influence marquante comme éminence grise de Trudeau. Jusqu’à l’expression « société juste » que Trudeau a pigée dans un écrit de son mentor. L’histoire politique de langue française n’a peut-être pas accordé assez d’attention à l’empreinte de Scott sur la commission, notamment à sa défense acharnée du Québec anglais et à sa résistance absolue à tout changement constitutionnel qui donnerait plus de pouvoirs au Québec.

Trop empressé, cependant, à faire valoir la thèse selon laquelle la loi 101 a rendu caduc un élément majeur de l’argumentaire souverainiste au Québec, Fraser présente la Charte de la langue française comme intacte, malgré de nombreuses contestations judiciaires et la nouvelle constitution du Canada, et le Québec comme à toutes fins utiles une société de langue française à l’intérieur de la Confédération canadienne. Or, des volets importants de la Charte sont tombés devant les tribunaux. Fraser ne relève même pas que Trudeau et les neuf autres provinces ont imposé au Québec leur nouvelle constitution, y compris la clause Canada qui a remplacé la clause Québec de la loi 101. De nombreux Canadiens anglais l’ignorent ou l’ont oublié : en y passant outre, l’auteur ne les aide pas à comprendre ce que nombre de Québécois francophones reprochent depuis au Canada anglais.

Fraser consacre encore un chapitre entier à vanter la francisation réussie de Montréal et le remplacement de l’anglais par le français comme langue commune dans la métropole. Sa conviction à cet égard se fonde trop sur des impressions personnelles et sur des résultats de recherches sociolinguistiques réalisées durant le premier mandat du Parti québécois, soit entre 1976 et 1984, brève embellie pour le statut du français à Montréal mais qui s’est depuis longtemps dissipée. Jusqu’au Conseil de la langue française qui se déclare maintenant d’avis qu’il est urgent d’agir pour renforcer le français. Là également, Fraser n’aide pas ses concitoyens à bien saisir ce qui se passe à l’heure actuelle au Québec.

Le chapitre sur Ottawa offre par contre une belle occasion aux Québécois qui n’ont pas accès aux médias de cette région de se renseigner sur l’état du français dans la capitale fédérale. L’auteur traite avec justesse de la levée de boucliers qu’a entraînée la nomination du souverainiste québécois David Levine à la direction de l’Hôpital général d’Ottawa, de la résistance irréductible d’un certain milieu anglophone à la désignation d’Ottawa comme ville officiellement bilingue, et de la hausse du taux d’anglicisation des francophones dans la capitale canadienne, qui a doublé en trente ans.

Fraser rapporte par ailleurs un fait éclairant que lui a raconté Stephen Harper au sujet de l’expérience de son père qui travaillait à Montréal pour la compagnie Imperial Oil. Selon Harper, l’entreprise avait d’abord mis en oeuvre, fin des années 1960, début des années 1970, un vaste programme de formation afin que ses dirigeants anglophones deviennent bilingues et puissent travailler en français. Cependant, elle a fini par conclure que la loi 101 avait pour objectif de remplacer le personnel en place par des francophones. Elle a alors transféré de Montréal à Toronto toutes ses activités à vocation « nationale » et n’a maintenu à Montréal que celles qui étaient centrées sur le Québec, y remplaçant tout le personnel anglophone, même les bilingues, par des francophones. Pareille interprétation erronée de la loi 101 était sans doute partagée à l’époque par d’autres grandes entreprises et il est bon de se le faire rappeler. Car il échappe à de trop nombreux analystes que c’est la migration d’Anglo-Québécois à fort revenu vers d’autres provinces qui explique pour l’essentiel la résorption étonnamment rapide des écarts de revenu entre travailleurs anglophones et francophones au Québec au cours des années 1970. Par exemple, dans son avis le plus récent, le Conseil de la langue française attribue encore cette résorption à la loi 101.

Fidèle à sa formation de journaliste, l’auteur a le sens de la formule choc, au risque de se contredire. Ainsi, Fraser déclare que le succès de la loi 101 a coupé l’herbe sous le pied des indépendantistes mais affirme une page plus loin que l’appui à la souveraineté demeure solide. Il maintient que le Canada a changé à tel point qu’une bonne connaissance de l’anglais et du français est devenue indispensable pour occuper un poste de direction en politique fédérale, puis reconnaît que rares étaient les ministres anglophones du cabinet Martin à l’aise en français. Il allègue dans sa préface que le gouvernement canadien a livré la marchandise en matière de services fédéraux dans les deux langues officielles mais fait état ensuite de vérifications selon lesquelles dans certaines régions, moins de la moitié des bureaux fédéraux désignés bilingues assurent effectivement leurs services « dans les deux langues », c’est-à-dire en français. Il laisse aussi entendre dans sa préface que la politique linguistique fédérale a entraîné la disparition des écarts de revenu entre anglophones et francophones, à l’encontre de ce qui ressort de ses propres observations concernant Imperial Oil et Harper père.

En revanche, Fraser jongle assez bien, du moins à première vue, avec une autre antinomie. Il soutient que la Loi sur les langues officielles ne vise pas à rendre tous les Canadiens bilingues mais plutôt à protéger l’unilinguisme anglais et l’unilinguisme français, notant que même Scott a fini par comprendre que ce sont les unilingues qui assurent la poursuite de l’usage de leur langue. Il considère par contre que la politique de promotion du bilinguisme anglais-français favorise l’épanouissement personnel ainsi que l’unité canadienne. Les deux positions ne sont pas incompatibles, explique-t-il.

Cela se peut, sauf que l’auteur ne met pas à jour les statistiques de recensement qu’il présente comme point de départ des réflexions de la commission BB à ce sujet. Mise à jour qui est très instructive. En 1961, le Canada comptait 12 millions d’unilingues anglais contre 3,5 millions d’unilingues français. En 2001, Statistique Canada a compté près de 20 millions d’unilingues anglais pour près de 4 millions d’unilingues français. En fait, le nombre d’unilingues anglais a maintenu une croissance régulière depuis 1961, au rythme d’un million de plus aux cinq ans. Au contraire, le nombre d’unilingues français a commencé, lui, à décroître depuis 1991. Le vieux discours que ressuscite Fraser sur la protection de l’unilinguisme au moyen de la Loi sur les langues officielles paraît aujourd’hui décidément dépassé – à moins qu’il ne s’agisse que d’unilinguisme anglais.

L’auteur estime absurde que quarante ans après que Lester B. Pearson se fut engagé à faire travailler la fonction publique canadienne dans les deux langues officielles, cet objectif ne soit pas encore atteint, sans faire le lien entre cet échec et l’hostilité vis-à-vis du français entretenue par de nombreux résidents d’Ottawa et des environs. Il reconnaît de manière plus générale que l’objectif d’égalité de l’anglais et du français dans la région de la capitale fédérale n’a pas été réalisé et convient, par conséquent, que le temps est venu de repenser la politique linguistique canadienne. Son livre demeure néanmoins désespérément exempt, par la suite, de nouvelles idées en cette matière.

Fraser semble en fait juger que sur le plan linguistique, la présente politique fédérale répond adéquatement au « What does Quebec want ? » et qu’il suffirait de réussir à faire fonctionner la Loi sur les langues officielles dans sa forme actuelle et à étendre la connaissance de celles-ci pour que les Québécois soient rassurés quant à l’avenir du français. L’idée d’harmoniser la loi fédérale avec la politique linguistique québécoise ne l’effleure pas. Il adhère en revanche aux objectifs les plus farfelus du Plan d’action pour les langues officielles, mis en place par Stéphane Dion, soit de porter à 50 % le taux de bilinguisme des finissants du niveau secondaire au Canada et d’orienter l’immigration francophone vers les minorités en voie de disparition à l’extérieur du Québec. Son enthousiasme pour ces deux mesures ne se dément pas depuis qu’il est devenu commissaire. Or, les données de Statistique Canada montrent, en fait, que le bilinguisme recule constamment depuis 1996 chez les adolescents anglophones hors Québec et que la majorité des immigrants francophones dans les grandes métropoles du Canada anglais s’anglicisent dès la première génération.

Sur la foi de ce livre, le nouveau commissaire aux langues officielles ne troublera pas de façon significative le ronronnement habituel des choses à Ottawa. « The Canadian crisis that won’t go away » ? Indeed.