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Si Lord Durham a pu affirmer en 1839 que les Canadiens étaient un peuple sans histoire et sans littérature, les historiens de la Nouvelle-France, depuis plusieurs années déjà, se sont attachés à lui prouver le contraire. Entre les monographies, les synthèses et les ouvrages de vulgarisation, on assiste à des efforts soutenus depuis longtemps et ce, bien avant les fêtes de Nouvelle-France ou encore celles du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, qui ont vu déferler un ensemble de productions plus ou moins déterminantes dans l’historiographie canadienne. Pourtant, qu’en est-il du régime anglais, de cette période charnière de l’histoire du Québec qui a vu successivement le territoire passer du vocable Province of Quebec à Bas-Canada, et dont l’Acte de Québec de 1774 et l’Acte constitutionnel de 1791 sont venus encadrer et organiser la présence francophone en Amérique ?

Avec les oeuvres de Marcel Trudel, Robert-Lionel Séguin ou encore Fernand Ouellet, pour ne citer que les plus connus, force est de constater que l’essentiel de la production historienne sur cette période appartient elle aussi au passé. Cette histoire est restée souvent politique, voire économique, laissant le domaine des lettres à un XIXe siècle qui sanctionne une identité québécoise. Quelques ouvrages méritent d’être cités dans le renouveau que connaît l’étude du régime anglais. Le très beau Magistrates, Police and People, Everyday Criminal Justice in Quebec and Lower Canada, 1764-1837 de Donald Fyson paru en 2006 donne toute la mesure d’une histoire des réseaux sociaux et des sociabilités qui se tissent dans la ville de Québec au tournant des Lumières. Comptons aussi les rééditions de deux documents phares que sont les Écrits sur le Canada de Louis-Antoine de Bougainville (2003), trop peu étudiés aujourd’hui, et les Mémoiresde Pierre de SalesLaterrière, édité et savamment commenté par Bernard Andrès en 2003.

Une fois encore, c’est Bernard Andrès qui offre une oeuvre qui est appelée à marquer le paysage de la recherche sur le régime anglais. Le terme « Anthologie », qui paraît sur la couverture de La conquête des lettres au Québec (1759-1799), cache la détermination d’un sculpteur qui travaille sans relâche au fil des années afin de livrer un monument qui, espère-t-il, marquera et influencera ses contemporains. En effet, Bernard Andrès offre aujourd’hui un document qu’il aura pris une dizaine d’années à rassembler et à annoter, car il importait également de donner des informations sur les auteurs de ces écrits afin de comprendre la naissance du fait littéraire au Québec. Chacun des textes ici présentés fait l’objet d’une nécessaire contextualisation pour permettre au lecteur de tracer lui-même le panorama du monde littéraire, mais également de le lier aux événements qui viennent secouer la vie politique et sociale du Canada de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Un écueil est cependant difficilement évitable dans le cas d’anthologies où sont colligés des textes de nature différente, celui d’offrir un ensemble hétéroclite dont le sens échappe à celui qui les lit et dont le seul intérêt du rassemblement est d’entraîner le lecteur sur le terrain de l’anecdote ou de la futilité littéraire. Rassurons-nous, La conquête des lettres n’est pas de ceux-là. Il y a bien un fil rouge qui relie les 737 pages de textes, celui de la naissance de l’opinion publique durant les quarante années suivant la fin du régime français. Comme le rappelle Bernard Andrès dans la préface, « si ces commerçants, ces clercs, ces militaires, ces étudiants ou ces avocats n’aspirent pas encore à une reconnaissance du public, ils n’en demeurent pas moins convaincus d’exprimer un imaginaire au nord des Amériques et de parler au nom des leurs ».

Cet imaginaire se déploie en cinq temps qui, tous, sont rythmés par les transformations politiques et sociales du territoire. Le premier, « Le trauma de la Conquête, 1759-1763 », donne la parole à quatre protagonistes qui racontent comment est vécu le passage de la gouvernance de la France à celle de l’Angleterre, avec, notamment, le texte de Marie Joseph Legardeur de Repentigny, Mère de la Visitation, qui évoque une réalité saisissante des mouvements militaires et de leurs implications pour la population retranchée à l’intérieur des murs de la ville. Le deuxième temps, « Le temps d’une paix 1764-1774 », fait maintenant place à une prise en charge de la part des Canadiens qui soumettent des pétitions au roi Georges III, afin qu’ils puissent entrer plus facilement dans l’administration britannique et gérer, eux aussi, les destinées de la colonie. Une première génération de lettrés voit le jour, des noms comme Jean-Antoine Panet ou encore Louis-Joseph Papineau commencent à circuler sur les lèvres et sur des livrets imprimés. Des extraits du premier journal, La Gazette de Québec/The Quebec Gazette (21 juin 1764), illustrent la diffusion de plus en plus large des nouvelles.

Puis, après l’Acte de Québec (1774), c’est ce que Bernard Andrès appelle « l’invasion des Lettres 1775-1783 ». Plusieurs Canadiens prennent alors la plume pour raconter l’invasion américaine de 1775-1776. Un notaire trifluvien, Jean-Baptiste Badeaux, raconte avec un entrain à peine caché les remous qu’entraîne la présence des troupes américaines qui, quelques mois après l’échec de l’invasion du Canada, retournent au sud pour assister à la proclamation de l’indépendance des États-Unis en juillet 1776. Un autre type de journal voit alors le jour à Montréal, LaGazette littéraire qui, fondée en 1778, profite de la mort du plus bel esprit du siècle, Voltaire, pour vanter les mérites du philosophe français dans ses premières parutions. Contrairement aux journaux qui sont publiés à l’époque, cette gazette est entièrement dévolue à la culture. On y retrouve ainsi des poèmes, des suppliques, des jeux littéraires ou encore des lettres anonymes. Les quatrième et cinquième parties (« L’occupation de l’espace public, 1784-1793 » et « La valse-hésitation 1793-1799 ») font apparaître une opinion publique qui prend racine et qui possède dorénavant ses organes de diffusion. Avec de larges extraits de la Gazette de Montréal ou encore des lettres polémiques au sujet de la création d’une université, se dresse toute une génération d’hommes de lettres que Joseph Quesnel incarne le mieux avec ses poèmes et ses pièces de théâtre.

Les différents textes qui sont aujourd’hui rassemblés par Bernard Andrès montrent que l’histoire littéraire sous le régime anglais ne peut être simplement considérée comme la préhistoire d’une grande histoire qui commencerait au XIXe siècle, comme l’ont souvent fait les synthèses sur le sujet, mais que le XVIIIe siècle possède sa propre identité littéraire qui, non seulement influence, mais détermine les cadres de la création littéraire au Québec.