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Jusqu’à la Révolution tranquille, l’espace national et symbolique du Canada français s’étendait bien au-delà des frontières de son foyer principal – la province de Québec, comme on la désignait alors – incluant même les paroisses canadiennes-françaises de la Nouvelle-Angleterre au début du XXe siècle. L’Acadie occupait une place à part et ce, depuis le début de la colonisation comme le montrent les récits de voyages des XVIe et XVIIe siècles qui présentent le Canada et l’Acadie comme étant deux entités différentes. De la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu des années 1960, on parlait de diaspora pour décrire ces paroisses et villages peuplés de Canadiens français, qui sont devenus par la suite des francophones hors Québec lorsque la référence nationale québécoise s’est imposée. Ces Canadiens français se sont sentis « orphelins de leur nation » (Marcel Martel) et ont eu le net sentiment que le Québec les avait abandonnés à leur sort lors de la modernisation de ses institutions et lors de l’avènement de l’État-providence moderne. S’il est juste de parler de désintérêt et même d’abandon, il faut tout de suite ajouter que cette partie de l’ancien Canada français a connu sa propre révolution tranquille et sa propre mutation endogène et que les contours nouveaux qu’elle a pris dans le dernier tiers du XXe siècle sont le résultat d’un profond travail de refondation et de reconstruction des identités et des institutions qui est parallèle à celui qui a eu cours au Québec. Autrement dit, cette portion du Canada français ancien située en dehors des frontières québécoises s’est elle-même refondée sur de nouvelles bases. Les trois ouvrages examinés dans cette note critique en examinent les contours nouveaux.

Il faut rappeler que ce travail de redéfinition avait d’abord commencé en Nouvelle-Angleterre dans la première moitié du XXe siècle avec l’abandon du rêve d’y construire un prolongement du Canada français. Les Canadiens français des États-Unis y sont devenus des Franco-Américains, puis des Américains d’origine canadienne-française, et même, pour plusieurs, des Américains d’origine française tout court, une identité plus prestigieuse qui les relie à Champlain et à Lafayette – deux figures historiques importantes aux États-Unis – plutôt qu’aux pauvres cultivateurs de la vallée du Saint-Laurent ayant fui la misère.

Minoritaires au sein du Canada anglais, inférieurs en nombre à bien d’autres groupements issus de l’immigration internationale, il était inévitable que les Franco-Canadiens aient eu eux aussi à se redéfinir collectivement compte tenu de leur situation propre, non sans exprimer quelques aigreurs vis-à-vis les Québécois, comme on l’a vu notamment lors du premier Référendum sur la souveraineté (1980) et lors de l’échec de l’Accord du Lac Meech (1992). Avec le recul, nous voyons mieux maintenant que la refondation et la refonte des institutions, bien que rendues nécessaires par les mutations de l’ancienne nation canadienne-française, étaient aussi appelées par le statut de minoritaires des Franco-Canadiens dans le Canada multiculturel et par la montée de l’État-providence qui instaurait de nouveaux appareils institutionnels. On a alors parlé de fractionnement identitaire et de cassure des liens entre les Québécois de langue française et les Franco-Canadiens, mais la question est plus complexe, comme on le verra.

Où en sont les Franco-Canadiens à l’aube d’un nouveau siècle ? Les trois ouvrages analysés dans cette note critique offrent des perspectives diversifiées sur le travail de refondation qui a eu cours depuis quarante ans au sein du Canada français, bien à distance de ce qui s’est passé dans la diaspora américaine. Gilles Paquet et Joseph Yvon Thériault tiennent pour acquise la fracture au sein de l’ancien Canada français – entre le Québec et ce que Paquet appelle « les îlots francophones au sein du Canada anglais » – mais leurs travaux donnent à penser que le Canada français d’aujourd’hui peut être défini de manière différente, ce qui a aussi des implications politiques importantes comme le montre le débat autour de la fermeture de l’hôpital Monfort dans la ville d’Ottawa. L’ouvrage collectif L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada est un état des lieux de la nouvelle francophonie canadienne qui s’inscrit largement dans la perspective théorisée par Thériault et les treize contributions qui s’y retrouvent proposent un tableau d’avancement – reprenons la notion de Gilles Paquet – de ce nouveau Canada français pensé (et, maintenant, le plus souvent vécu) sans le Québec. On le verra, le Canada français est un cas fascinant – et même, exemplaire, pouvons-nous avancer – pour l’étude des mutations qui touchent l’identité nationale dans le monde contemporain.

Tableau d’avancement du Canada français

Spécialiste de l’histoire économique et sociale, écrivain à la plume élégante – quel plaisir de lire ce tableau d’avancement écrit dans une langue classique comme on aimerait en voir plus souvent ! – communicateur efficace et acteur engagé dans l’autre capitale nationale, Gilles Paquet entend combattre « l’amnésie générale tombée sur les débats autour du Canada français comme autrefois la vérole sur le bas-clergé » (p. ii). S’il adopte ici et là le vocabulaire qui désigne les Québécois et les Canadiens français nouvelle mouture, s’il prend bonne note des ruptures et chicanes du couple québécois/franco-canadien, il refuse de le considérer comme formé de conjoints divorcés même s’ils ont choisi de mener des carrières séparées. « On pourra nous morigéner pour avoir retenu l’appellation ‘Canada français’, qui est assez mal aimée ces temps-ci. C’est pourtant une appellation incontournable quand on cherche à comprendre le Canada dans son ensemble. Nous n’utilisons pas cette expression pour la célébrer, mais parce qu’elle correspond à la réalité de la seconde moitié du 20e siècle » (p. v).

Gilles Paquet reconnaît que le Canada français était éclaté dès le départ entre sa portion atlantique et sa portion continentale. Il avance qu’il s’est construit lentement entre la Conquête et la Confédération « par étapes et de façon malaisée, [et qu’il] va essaimer surtout vers l’ouest après, et va demeurer lâchement intégré jusqu’à ce que la mondialisation, la ‘multiculturalisation’ du Canada et la montée des ferveurs identitaires ‘locales’ créent de la diffraction et l’anémient quelque peu » (p. 2). Pour lui, l’expérience du Québec est au coeur du Canada français, marqué par des rapports de conflit-concours entre le centre, d’un côté, et les marges et les îlots insérés au sein du Canada anglais, de l’autre. Sa thèse est qu’il existe une grande unité normative au sein de ce Canada français qu’on a tendance à oublier trop vite, et que persiste une culture anthropologique commune. « Une troisième voie reconnaît qu’une certaine culture – individualiste, ouverte et progressiste à saveur communautaire – sert de fil conducteur depuis la fin du 18e siècle, qu’elle est l’assise matérielle de la résilience du Canada français, que son dynamisme est au coeur de sa refondation continue et qu’elle peut encore jouer un rôle mineur mais important dans ce monde de plus en plus bariolé » (p. 2). Il propose donc de faire un « tableau d’avancement » de ce Canada français qui inclut (encore) le Québec, alors que Thériault – nous le verrons plus loin – propose plutôt de cerner le nouveau Canada français qui serait en train de « faire société » sans le Québec.

Paquet caractérise ce qu’il appelle le noyau dur de la culture du Canada français « qui a gardé une cohérence particulière tout au long des deux derniers siècles » (p. 5), en adoptant une approche qu’il oppose à celle de Fernand Dumont, qualifiée d’idéaliste et qu’il critique durement. La conception de la culture que propose Paquet dans son analyse est différente de celle du sociologue de l’Université Laval. Je la résume en reprenant ses mots. Pour Paquet, la culture se cristallise autour d’un noyau dur, soit une organisation originale de pratiques qui adoptent un certain style et mettent en oeuvre des habiletés à répondre de façon créatrice aux défis économiques et sociaux. La culture canadienne-française bricole des mécanismes performants, adaptés au fil du temps et, pour l’auteur, « pas question d’exhausser indûment le rôle de la théorie et des représentations » (p. 6). Paquet caractérise plutôt le Canada français comme un monde culturel ancré, marqué par l’esprit d’entreprise, la solidarité et la citoyenneté qui en ont assuré la survie et le développement dans des « patries charnelles » (Péguy) depuis la famille, la paroisse, le quartier, le village, la communauté, l’ethnie et la nation. Selon l’auteur, le Canada français a su constamment s’adapter à un environnement difficile, par apprentissage essais-erreurs, avec rationalité et dynamisme, notamment dans la sphère économique – un aspect méconnu selon lui – bien à distance de la vision misérabiliste qui a prévalu sur la période de l’avant Révolution tranquille. Soulignons au passage que cette analyse trouve des échos au sein de la relève intellectuelle qui prend actuellement la parole en histoire et en sociologie. Plusieurs jeunes chercheurs estiment en effet que le Québec contemporain a poussé trop loin la rupture avec son passé canadien-français et que les générations de la Révolution tranquille ont noirci de manière exagérée le passé.

Paquet dénonce par ailleurs « les simplifications outrancières qui ont ravalé cette culture individualiste, ouverte, progressiste à saveur communautaire, à un constat dysfonctionnel » (p. 8), simplifications largement popularisées par des historiens comme Donald Creighton et Arthur Lower et reprises en coeur par les intellectuels des années 1960 dont plusieurs sont critiqués dans l’ouvrage. L’auteur ne nie pas qu’il y ait eu des tensions, des blocages et des conflits, notamment « le perpétuel conflit d’un grand et d’un petit Canada français », sans oublier les effets néfastes de l’ultramontanisme, mais pour lui, ce n’était ni mieux ni pire qu’ailleurs.

L’analyse de Paquet invite à voir des aspects du Québec dans les fragments minoritaires du Canada français afin de saisir les défis d’une gouvernance viable (le thème privilégié de ses récents travaux) et il met en garde les Franco-Canadiens de ne pas oublier les intellectuels, les débats, la mémoire du centre même de l’espace francophone canadien, le Québec. Son ouvrage a un côté provocateur, et son auteur va à l’encontre de bien des idées reçues, comme en témoignent sa lecture de la Révolution tranquille et sa critique de la lutte pour sauvegarder l’hôpital Montfort à Ottawa. Si les critiques de l’auteur ciblent souvent les souverainistes québécois, il ne lance pas moins quelques piques aux fédéralistes citélibrards, « promoteurs de centralisation outrancière ».

L’analyse de Paquet est d’inspiration tocquevillienne, bien que Tocqueville ne soit pas cité dans l’ouvrage. Comme ce dernier, Paquet a l’art de saisir les processus sociaux généraux à l’oeuvre, mais il sait aussi analyser les contextes différents et les particularités de l’époque, notamment dans les quatre chapitres consacrés à autant de moments importants de l’histoire québécoise, soit la période de Duplessis, celle de Lesage-Lévesque, celle de Daniel Johnson père et, enfin, celle de Bourassa.

Bien qu’il note les « côtés sombres et sordides » du régime de Duplessis, Paquet ne partage pas le jugement sévère porté sur cette période de l’histoire, appelée, à tort selon lui, la grande noirceur. Il estime plutôt que le Québec avait alors suivi « un sentier de croissance économique tout à fait comparable à celui des autres régions du continent nord-américain au cours de cette période » (p. 17). Il remet en question – de manière très critique – la représentation triomphante de la Révolution tranquille, qui aurait plutôt ouvert, dans l’interprétation qu’il en propose, une période de détérioration relative de la situation économique du Québec, de déclin néfaste de la solidarité typique de l’économie du Canada français, de décapitalisation sociale, de déperdition du capital social et de liquidation des réseaux enracinés dans l’ancienne société civile, rien de moins. On retrouvera dans cet ouvrage sa critique vigoureuse du néo-nationalisme postmoderne québécois déjà faite dans son livre Oublier la Révolution tranquille. « En fait, c’est justement la liquidation de ce capital social commun et le remplacement de ce capital social par l’État qui a été, au Québec, le côté sombre de la Révolution tranquille » (p. 7).

Paquet avance que la présence accrue de l’État dans l’économie québécoise a fait fuir les investissements privés, ce qui aurait contribué au creusement de l’écart entre le Québec et l’Ontario. Le chapitre sur l’Hydro-Québec est sans doute le moins convaincant du livre. L’auteur y critique le mythe qui a entouré l’entreprise et il avance qu’on a payé trop cher les entreprises hydro-électriques au moment de la nationalisation dans les années 1960, une prise de pouvoir économique qui s’est révélée être le pendant symbolique de la prise de pouvoir politique par les technocrates modernisateurs de l’appareil de l’État. Mais l’Hydro-Québec a-t-elle été par la suite un cas typique d’entreprise inefficace gérée par les technocrates de l’État ? Le chapitre du livre est muet sur cette question. On pourrait aussi rétorquer à l’auteur que les gouvernements de Jean Lesage et de Robert Bourassa ont tous deux été bien de leur temps et qu’ils n’ont pas fait pire que leurs pendants fédéraux qui ont eux aussi impliqué lourdement l’État dans l’économie marchande (Pétro-Canada, Air Canada, l’énergie nucléaire, le charbon du Cap-Breton, etc.). La nationalisation des entreprises hydroélectriques n’a-t-elle pas été nécessaire pour appuyer le développement économique sous contrôle francophone ?

Paquet pose des questions dérangeantes sur la Révolution tranquille, certaines qui ne sont pas sans rejoindre des critiques faites par Hubert Guindon ou Jean-Jacques Simard. Il insiste pour sa part sur la trop grande place de l’État dans l’économie québécoise. Selon Paquet, la Révolution tranquille a détruit les formes traditionnelles de la solidarité sociale et économique qui avaient connu un succès auparavant, étant remplacées par un État interventionniste marqué par la lourdeur (et l’inefficacité) technocratique impropre au développement économique, selon son analyse. Paquet porte de plus un jugement pessimiste sur Québec inc. et le corporatisme économique dominant, qui aurait eu un succès limité parce qu’il n’a pas su recréer la solidarité typique du Canada français. Critiquant les comparaisons entre le soubassement socioculturel du Québec et celui du Japon ou de l’Allemagne, Paquet conclut : « Par un glissement de discours, on est vite amené à assumer présomptueusement qu’il existe ici un soubassement socioculturel suffisamment riche et robuste pour alimenter la coopération et les partenariats. Tel n’est pas le cas » (p. 143). Il ajoute : « Il serait donc naïf de rêver que Québec inc. puisse, comme l’oiseau Phénix, renaître de ses cendres quand le soubassement socioculturel n’est pas porteur » (p. 142). Cette analyse du volet économique de la Révolution tranquille est datée et elle exigerait d’être mise à jour, à la lumière de travaux contemporains sur les mêmes questions qui ont porté sur les trente ou quarante dernières années de développement du Québec par différents chercheurs, comme Pierre Fortin ou Mario Polèse.

Paquet consacre quatre essais à l’étude de la pensée d’intellectuels marquants : André Laurendeau, Hubert Guindon, Marcel Rioux et Fernand Dumont. Il éprouve de la sympathie pour les trois premiers, alors que le magister ludi Dumont, qualifié d’idéaliste, le hérisse manifestement. « Pour lui, seul compte le théâtre des représentations » (p. 129). Mais, paradoxalement, Paquet ne livre-t-il pas lui-même, en parallèle à son étude des éléments de morphologie sociale, des institutions et de la gouvernance, une interprétation d’ensemble de la société canadienne-française de même qu’une interprétation de la Révolution tranquille, autant de « constructions intellectuelles » qui empruntent bien des procédés théoriques mis en évidence par Dumont dans son oeuvre ?

Les deux derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’analyse de la pensée du groupe de travail Pepin-Robarts (1979) et à l’affaire de l’hôpital Monfort. L’auteur regrette que le gouvernement Trudeau ait mis sur la tablette, sans plus d’examen, le rapport Pepin-Robarts qui ouvrait de nouvelles avenues pour la gouvernance du Canada. « Le dominium du libéralisme anti-communautaire à la Trudeau reste hégémonique. Il se pourrait même que ce virus ait infecté une portion de l’intelligentsia québécoise qui se dit souverainiste » (p. 171). En se faisant promoteur de la nation civique, le mouvement souverainiste québécois défendrait en fait la construction d’une société politique à la Trudeau, communauté désincarnée et déterritorialisée. La déroute du Parti québécois sous André Boisclair, la montée de l’Action démocratique du Québec qui a exploité à fond le nous identitaire, puis la redécouverte de ce nous par le mouvement souverainiste, n’ont-ils pas donné raison à cette analyse de Paquet publiée avant les événements ? Nul doute.

Gilles Paquet est très critique des groupes qui ont lutté pour la défense de l’hôpital Montfort d’Ottawa. Pour lui, le débat s’est déplacé « d’un problème de gouvernance concrète – comment coordonner efficacement le monde pluriel est-ontarien des services de santé quand les ressources sont rares, et le pouvoir et l’information, vastement distribués ? – vers un débat abstrait sur l’Ontario français, le bilinguisme, la culture franco-ontarienne, l’assimilation et la survie de la communauté franco-ontarienne » (p. 184). Cette fois encore, Paquet critique un certain idéalisme. Au plus fort des vifs débats autour de cette affaire largement médiatisée, Paquet a soutenu – à l’encontre de la position des élites francophones d’Ottawa – la thèse que l’insularité de l’hôpital Montfort risquait d’enfermer les francophones de la région d’Ottawa dans leur différence en les privant d’un accès efficace à des services complémentaires dans les autres hôpitaux plus spécialisés, ajoutant que cette affaire nuirait même à la création par le gouvernement ontarien d’autres institutions à l’intention des Franco-Ontariens, par crainte de mettre ainsi en place des « acquis » qui seraient figés à jamais, un effet pervers de type tocquevillien qu’il redoutait. Pour Paquet, la solution résidait dans des aménagements de la gouvernance des hôpitaux afin de garantir l’accès élargi à des services en français bien plus que dans la recherche de l’autonomie complète d’une institution ayant alors des moyens limités. Sa critique de l’affaire Montfort rejoint donc son analyse critique de l’intervention étatique québécoise dans les années 1960.

Faire société au Canada français

Joseph Yvon Thériault poursuit depuis plus de vingt ans des travaux sur la tension entre identité et modernité, tant sur les plans conceptuels que sur celui de leurs rapports dans les sociétés bien concrètes que sont le Québec et le Canada français. Faire société réunit des essais écrits de 1995 à 2005 et cet ouvrage de Thériault fait suite à son livre, L’identité à l’épreuve de la modernité, publié en 1995. Tenant pour acquis l’éclatement de l’ancien Canada français, qui n’est plus une réalité ni un espace sociopolitique, Thériault avance qu’il existe en dehors du Québec une forte volonté de maintenir le fait français comme collectivité organisée – contrairement au cas franco-américain évoqué plus haut – et que subsiste « une mémoire vivante qui exprime le désir de faire société en continent américain », sans oublier les traces d’une intention nationale, pour reprendre son expression. Thériault cherche à voir comment les Franco-Canadiens peuvent maintenant « faire société », comment ils entendent créer une nouvelle entité refondée non seulement sur le plan symbolique, mais aussi sur le plan des institutions et de la vie politique. Autrement dit, si les Franco-Canadiens sont « orphelins de leur nation », ils n’ont pas lancé la serviette, contrairement aux Franco-Américains, et ils entendent maintenir des institutions qui leur sont propres – contrôler leurs écoles et leurs hôpitaux (Monfort, par exemple) –, élaborer un imaginaire littéraire qui leur est propre et même, écrire une histoire nationale de leur point de vue, comme le montrent les historiens du fait français en Ontario actuel, par exemple. C’est un peu à tout cela que songe Thériault lorsqu’il propose l’expression « faire société » afin de décrire ce qu’il voit à l’oeuvre au sein du nouveau Canada français.

Que signifie cette expression « faire société » ? « Il s’agissait de se donner une autonomie institutionnelle confirmant que l’on était bien une nation historique, non pas un simple rassemblement utilitaire d’individus, mais un groupement humain transcendant les générations. Les communautés nationales, en effet, sont les principaux groupements porteurs de l’historicité dans la modernité. C’est par elles que l’on fait société. C’est pourquoi elles visent l’autonomie institutionnelle – tant au niveau linguistique, religieux, scolaire que littéraire – et, ultimement, l’autonomie politique, instrument par excellence de l’historicité moderne » (p. 11-12). Pendant une certaine période de son histoire – disons du premier tiers du XIXe siècle jusqu’aux années 1960 – le Canada français d’alors – qui comprenait autant le Québec que les îlots éloignés, y compris en Nouvelle-Angleterre – a réussi à « faire société », car, s’il constituait une nation avec une histoire partagée et une mémoire commune, il formait aussi une société civile qui transcendait les frontières politiques, dans laquelle l’Église catholique comme institution jouait un rôle central, sans oublier le mouvement associatif canadien-français, la paroisse et les réseaux familiaux. Le Canada français était donc à la fois une nation mais aussi une société civile. Selon Thériault, « la régulation sociétale du vieux Canada français – ce qui comprend ici l’Acadie – se réalisa largement à l’étage de la société civile, principalement à travers l’Église comme institution, mais aussi dans les institutions plus séculières, comme les associations nationales ou encore les coopératives, les caisses populaires, etc. » (p. 8). L’auteur ajoute : « Pour nous, la société civile a une dimension politique, bien que non étatique » (p. 7). Assez curieusement, Thériault ne mentionne pas explicitement, dans ses rappels historiques, l’existence du pouvoir exercé par le seul État provincial contrôlé par les Canadiens français, le Québec, et par ses députés fédéraux, un pouvoir qui avait aussi de l’influence sur les îlots francophones au sein du Canada anglais. Rappelons que le lieutenant-gouverneur du Québec donnait des prix scolaires aux élèves méritants du Manitoba (voir l’autobiographie de Gabrielle Roy) et que les gouvernements du Québec ont pris la défense des Canadiens français sur tout le territoire canadien (pensons à l’affaire Riel ou encore au règlement XVII en Ontario, par exemple).

Or, c’est précisément la société civile au sens donné à ce terme par Thériault qui est entrée en crise au milieu du XXe siècle. L’on sait en effet que les politiques et institutions nécessaires pour faire société étaient différentes pour les francophones majoritaires au Québec et les francophones minoritaires au sein du Canada anglais. Les exigences de la gouvernance – pour parler comme Paquet – n’étaient tout simplement pas les mêmes dans les deux contextes, ce que reflètent les tensions observées au cours des derniers États généraux du Canada français tenus à Montréal en 1967. Faire société au sens de Thériault est possible en territoire québécois, par la force du nombre, certes, mais aussi avec l’aide non négligeable d’un État provincial disposant de larges pouvoirs et de ressources propres, mais faire société est-il possible dans la francophonie canadienne sans le Québec ? Telle est la question centrale du livre.

La réponse de Thériault est claire. D’une part, il critique fermement ce que nous avons appelé ailleurs le virage communautariste pris par les groupements francophones – dispersés dans des îlots au sein du Canada anglais évoqués par Gilles Paquet – qui risque de conduire à l’enfermement identitaire. Ensuite, il plaide pour un rapprochement avec le Québec, à qui il reproche aussi un certain désintérêt pour la francophonie canadienne. Voyons de plus près ce qui en est.

Pour Thériault, « faire société » dans la tradition canadienne-française est impossible. « Le Canada français comme réalité historique est bien mort » (p. 12). De même, il n’y a plus d’espace sociopolitique commun aux Franco-Canadiens et aux Franco-Québécois. La régulation sociale et la gouvernance s’exercent dans le cadre d’un système fédéral impliquant un partage de la souveraineté et dans le cadre de plusieurs États-providence qui gèrent au quotidien les institutions de la société civile dans laquelle vivent les minoritaires franco-canadiens et les majoritaires franco-québécois, qui ne peuvent donc pas « faire société » de la même manière, comme le montre la gestion des hôpitaux et en particulier le cas de l’hôpital Montfort analysé par Paquet dans son ouvrage. Il faut donc prendre acte de ces contextes différents et, surtout, des conditions différentes de développement futur du Québec et de la francophonie canadienne, un aspect qui n’est pas cerné avec clarté dans l’ouvrage du sociologue.

C’est l’intention de faire société qui permet aux communautés francophones canadiennes de se distinguer des communautés ethniques et d’échapper à la logique du multiculturalisme canadien (de ne pas être un groupe ethnique parmi d’autres) justement parce qu’elles exercent un pouvoir politique et disposent d’institutions propres et de droits protégés par la constitution canadienne. Thériault avance que « le virage modernisant de la francophonie canadienne est résolument achevé ». Mais il se demande si ce virage n’est pas allé trop loin, dédaignant la mémoire, la tradition et l’histoire, consacrant la rupture totale avec le Québec, effets nets de la judiciarisation des identités, de la constitutionnalisation des droits des francophones inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés (1982). Thériault montre que la logique des droits, si elle a permis de faire des gains importants, notamment sur les plans scolaires, est aussi porteuse de fragmentation au détriment de la culture nationale et peut conduire à un durcissement des relations avec la majorité, une hypothèse déjà évoquée par Linda Cardinal. « Gain indéniable pour la minorité dans un premier temps, mais qui pourrait se transformer en un braquage de la majorité contre la minorité dans d’autres dossiers où le droit ne peut pas intervenir » (p. 294).

Thériault note que le projet de faire société ne peut cependant pas se réaliser en continuité avec le communautarisme poussé à la limite. « La tentative de multiplier par deux, par trois ou par neuf l’ancien projet national canadien-français, ou le projet national québécois actuel, bref, la tentative de faire société à l’échelle de chaque province est vouée à l’échec » (p. 252). En plus de critiquer le nouveau communautarisme franco-canadien, Thériault plaide pour le rétablissement de liens avec le Québec. Il existe selon lui une trace encore visible de la nation canadienne-française qui mérite d’inspirer le présent. Autrement dit, subsistent une trace mémorielle – mais est-ce bien encore le cas ? – ainsi qu’un même univers culturel. « Il reste néanmoins que le Québec et les francophonies minoritaires participent encore d’une même structure politique fédérale et s’abreuvent largement au même univers culturel » (p. 13). On reconnaît ici une affirmation déjà formulée textuellement par Gilles Paquet. Même univers culturel ? Peut-être chez les plus de cinquante ans – et encore davantage chez les plus âgés sans doute – mais est-ce bien encore le cas dans les générations plus jeunes ? La question mériterait une analyse empirique fouillée, mais bien des indicateurs donnent à penser que l’affirmation franco-canadienne des uns et l’affirmation franco-québécoise des autres ont éloigné les « cousins » les uns des autres (on ne parle plus évidemment des frères et soeurs, comme dans les années 1950…).

Thériault ajoute que « l’affirmation pancanadienne de la francophonie sera nécessairement marquée de la québécitude ou ne sera pas ». Il déplore la distance qui s’est instaurée entre le Québec et les communautés francophones minoritaires, de même que le fait que certains leaders de la francophonie minoritaire voient « dans la culture et la société québécoise une culture étrangère, voire même aliénante », (p. 253). Pour lui, cette distance est susceptible d’enfermer les francophones dans des « cultures de l’exiguïté », selon le mot de François Paré, qui auraient alors toutes les chances de se transformer en cultures ethniques. Thériault annonce clairement sa perspective : « Pourtant, faire société en français en Amérique n’est pas pensable sans le Québec » (p. 14). Il évoque même l’existence d’un horizon commun entre francophones canadiens et québécois. « Il ne faudrait pas que les intérêts politiques divergents des nationalistes du Québec français et de la nouvelle élite fédéraliste des minorités francophones canadiennes obscurcissent l’horizon commun partagé, jusqu’à le rendre invisible » (p. 254). Or, l’accord largement partagé autour de la reconnaissance de la nation québécoise et la volonté affichée des Franco-Canadiens de « faire société » à part, minoritaires au sein du Canada anglais, ne rendent-ils pas ce projet utopique ?

L’espace francophone

L’ouvrage L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada (2008) tient pour acquis que les Franco-Canadiens font société dans un espace bien à eux, et il propose un bilan bien fait de différents aspects de leur vie, de leurs institutions, de leurs combats, de leur nouvelle mémoire, sans oublier les liens qu’ils entretiennent avec le Québec, un bilan qui succède à celui qui avait été fait sous la direction de Joseph Yvon Thériault en 1999, Francophonies minoritaires au Canada : l’état des lieux. Le titre lui-même de ce nouvel ouvrage est parlant et il n’est pas sans faire un clin d’oeil à celui d’un ouvrage classique des géographes de l’Université Laval, Du continent perdu à l’archipel retrouvé : le Québec et l’Amérique française de Dean Louder et Éric Waddell publié en 1983. Cette fois, Joseph Yvon Thériault s’est associé à Anne Gilbert et Linda Cardinal pour diriger ce nouvel état des lieux du Canada français dont on peut suivre les mutations depuis trente ans grâce à ces excellents ouvrages collectifs.

Le bilan de 2008 porte en sous-titre « nouveaux enjeux, nouvelles mobilisations », ce qui reflète bien le projet de cerner le devenir du groupement franco-canadien qui cherche à « faire société » au sein du nouvel État-nation bilingue canadien et en dehors de la nation québécoise à qui il était historiquement lié de près. Issu de l’ancienne diaspora, construit « sur les restes de l’ancien Canada français » et ayant acquis une existence propre, le nouveau Canada français est cependant « en déficit de conceptualisation », observent les directeurs de la publication (p. 22). On le voit bien dans les expressions employées ici ou là dans les discours qui décrivent le nouveau Canada français : rameaux hors Québec d’une nation fondatrice, îlots de langue française au sein d’une majorité de langue anglaise, minorité nationale ayant une mémoire commune, minorités francophones aux agendas différents, communautés ethniques francophones parmi d’autres minorités, ou même simplement, populations de langue officielle en quête de ressources publiques ? Les perspectives évoquées ici ou là dans l’ouvrage sont diverses, mais finalement les auteurs se rallient à l’idée exprimée par Thériault que les minorités francophones cherchent à faire société – au sens évoqué plus haut – entendent exister comme un tout normatif et disposant d’institutions propres au sein d’un espace canadien et indépendant du Québec.

Le bilan comprend quatorze contributions bien documentées sur différents aspects du milieu canadien-français, pour reprendre une expression de la sociographie du début du XXe siècle. Trois dimensions sociologiques ont été privilégiées dans autant de parties de l’ouvrage : d’abord la mémoire et la représentation de soi du nouveau Canada français, ensuite, les institutions qui sont maintenant les siennes et sans lesquelles la survie et le développement seraient problématiques, et, enfin, la dimension politique et les droits, dimension qui souligne à quel point la Loi constitutionnelle de 1982 et l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés ont donné aux Franco-Canadiens les moyens de soutenir de nouvelles mobilisations, présidant à l’élaboration d’une nouvelle définition d’eux-mêmes, d’une véritable refondation nationale.

Abordant la vitalité des communautés – concept devenu central dans les analyses de la francophonie canadienne, la plupart d’entre eux ne manquent pas d’évoquer les nombreux problèmes auxquels sont confrontés les Franco-Canadiens, depuis l’assimilation, la diglossie jusqu’à l’inégal accès aux services en français, sans oublier la faiblesse du capital culturel ou l’analphabétisme au sein de la population francophone. Les problèmes sont donc nombreux, au point où Thériault, Gilbert et Cardinal concluent leur introduction avec un certain pessimisme. « Finalement, c’est un regard inquiet que posent la plupart des collaborateurs de cet ouvrage sur l’avenir des minorités francophones » (p. 22). Il ressort cependant de ce bilan que le nouveau Canada français s’est refondé lui-même sur le plan du discours, qu’il a développé et qu’il contrôle ses institutions grâce à la reconnaissance et à la judiciarisation de ses droits en tant que minorité nationale, et que persiste la volonté, non plus de survivre, mais plutôt de « faire société » – répétons-le, car le terme revient souvent – au sein du Canada.

Anne Gilbert et Marie Lefebvre analysent longuement, dans un chapitre bien documenté, bon nombre d’aspects de la vie des francophones en milieu minoritaire à l’échelle des localités et des réseaux sociaux, comme la langue parlée au foyer et dans les communautés, la consommation de produits culturels, l’identité autoproclamée, la participation aux institutions dans les milieux de vie. Elles y observent une grande vitalité des francophones dans les milieux où ils sont nombreux, mais elles « restent perplexes » lorsque leur nombre se restreint dans l’espace habité. Ainsi, l’intégration des francophones dans l’espace du majoritaire qu’implique l’urbanisation entraîne-t-elle une hausse du taux d’assimilation, difficilement contrée par le dynamisme institutionnel.

Kenneth Deveau, Réal Allard et Rodrigue Landry scrutent l’identité des francophones en lien avec la langue parlée au foyer et l’éducation. Pour eux, « les vécus langagiers de la sphère privée (foyer, etc.) influent davantage sur le développement identitaire que ceux de la sphère publique » (p. 96). Ainsi, l’exogamie est-elle un problème particulièrement important pour l’avenir du fait français, car seulement 20 % des foyers exogames utilisent le français comme langue principale au foyer, ce qui favorise largement l’assimilation des nouvelles générations à la majorité anglophone. De même, le statut perçu des langues par les minoritaires – langue à statut bas du minoritaire contre langue prestigieuse du majoritaire (l’anglais) – est aussi en lien avec l’assimilation, qui n’est pas perçue comme étant problématique par les personnes en voie de transfert linguistique. On se rappellera ce mot (tristement) célèbre de Jean Chrétien : « Que voulez-vous, l’assimilation des francophones est normale ! ». Les auteurs insistent sur l’importance de « la complétude institutionnelle » pour contrer le phénomène, une dimension qui s’ajoute à celle du nombre sur laquelle insistent Gilbert et Lefebvre.

Si les problèmes sociaux sont nombreux au sein de la francophonie canadienne, celle-ci dispose d’atouts pour se maintenir et se développer, en particulier le politique et le droit. De tout temps, les Canadiens français ont fait valoir, avec plus ou moins de succès, leurs revendications dans la sphère politique, mais le droit et la judiciarisation des revendications ont ajouté une dimension nouvelle à leur action dans la seconde moitié du XXe siècle, qui n’est pas sans soulever de problèmes sur le plan identitaire notamment comme on le verra plus loin. Linda Cardinal rappelle l’importance du politique et de la politique en faisant l’histoire récente des interventions diverses du gouvernement fédéral. Son étude est une synthèse des mesures et des politiques adoptées dans le dernier tiers du XXe siècle qui rappellera aux plus jeunes lecteurs le chemin laborieux parcouru en la matière. L’auteure souligne « le besoin d’une intervention étatique de qualité favorisant l’autogouvernement des minorités » (p. 422), mais elle fait aussi remarquer que la judiciarisation des droits peut avoir un effet pervers, limitant le rôle du politique.

Justement, l’analyse de la judiciarisation et des droits occupe une place importante dans cet ouvrage, pour de bonnes raisons. Le droit et les contestations en cours s’appuyant sur la Loi constitutionnelle de 1982 ont beaucoup fait pour l’avancement de la francophonie canadienne en vingt-cinq ans, peut-être autant sinon plus (selon certains) que cent cinquante ans de luttes politiques. Pierre Foucher dresse le portrait des lieux sur cet aspect dans une analyse remarquable de clarté. Il observe que le Québec, en tant qu’État, a utilisé les lois de son parlement afin de faire avancer la cause des francophones (Loi 22 sous le gouvernement Bourassa, Loi 101 sous celui de René Lévesque, etc.). Sans disposer de ce pouvoir législatif, les minorités francophones canadiennes ont de leur côté misé sur l’appareil judiciaire, s’appuyant sur les droits constitutionnels et la jurisprudence, afin de faire valoir leurs revendications, surtout en matière scolaire mais aussi, avec moins de succès cependant, dans la sphère des soins de santé.

Trois aspects ont retenu notre attention dans le texte de Foucher. D’abord, la notion d’asymétrie est maintenant mieux balisée. L’auteur observe en effet une tendance à distinguer – dans les jugements des cours de justice comme dans les revendications politiques – l’application des lois en milieux francophones minoritaires d’un côté et en milieu québécois, de l’autre (une distinction que pratique peu le Commissariat aux langues officielles du Canada, soulignons-le au passage). C’est là un changement qui aidera à clarifier les relations entre francophones canadiens et francophones québécois. Foucher observe ensuite que le gouvernement fédéral a été investi d’un nouveau rôle ces dernières années. En plus de devoir respecter et faire respecter les droits des francophones, il s’est vu confier le rôle de « contribuer au développement des communautés de langues officielles minoritaires », un aspect nouveau, porteur de dimensions polémiques bien évidentes. On rétorquera peut-être que le gouvernement fédéral ne joue pas vraiment son rôle et n’en fait pas assez, notamment dans l’armée et dans les ambassades à l’étranger, pour ne retenir que deux exemples souvent dénoncés sur la place publique. C’est juste, mais l’analyse des politiques faites par Linda Cardinal et d’autres collaborateurs dans l’ouvrage montre quand même un grand nombre de changements dans la longue durée. Enfin, Foucher réfléchit sur les conséquences symboliques de la judiciarisation. Celle-ci risque d’induire le développement d’une culture d’ayant droit aux dépens de la culture nationale du nouveau Canada français. Il y a un risque évident (déjà noté par Linda Cardinal, par exemple) que les droits linguistiques ne soient plus que de « simples mesures d’accommodement du bilinguisme personnel » (p. 507). Mais l’auteur est moins inquiet que Thériault ou Cardinal sur ce point, précisant que d’autres facteurs que la judiciarisation ont aussi contribué à la désolidarisation, au désengagement de la citoyenneté et à l’affaissement du sentiment national, et ajoutant que, somme toute, le bilan de la nouvelle culture juridique était positif. Il passe cependant trop vite en conclusion sur cette question importante. Le symbolique et le droit sont en effet désormais intimement liés, comme l’affaire de l’hôpital Montfort l’a montré. Si Foucher est allusif sur ces aspects symboliques dans sa conclusion, d’autres contributions dans l’ouvrage l’abordent de front, car le paysage des représentations sociales a profondément changé au sein du nouveau Canada français, tout comme il a changé au sein du Québec.

Deux contributions retiennent l’attention du point de vue qui est le nôtre dans cet article – cerner la refondation du Canada français – soit celle de Michel Bock, « Se souvenir et oublier : la mémoire du Canada français, hier et aujourd’hui » et celle de Joseph Yvon Thériault et É.-Martin Meunier, « Que reste-t-il de l’intention vitale du Canada français ? ». L’étude de Bock retrace les éléments d’histoire partagée entre le Québec actuel et le nouveau Canada français. Il observe que les deux entités ont chacune de leur côté « liquidé une certaine mémoire comme fondement de l’identité nationale ». La chose est connue au Québec, mais le texte de Bock a l’avantage de montrer que les communautés francophones canadiennes ont, elles aussi, pris distance avec leur passé national, se redéfinissant comme composante de la nouvelle nation canadienne bilingue. « Mais il apparaît d’ores et déjà que, si les minorités ‘françaises’ ont déjà eu l’ambition d’appartenir à une ‘nation’, à un ‘peuple fondateur’ ou encore à une ‘société globale’, cette ambition semble s’amenuiser, du moins à l’intérieur de certaines limites, devant la progression du discours sur la nation canadienne bilingue et de la ‘bilinguisation’ de l’identité culturelle des jeunes francophones minoritaires » (p. 193). Bock note avec justesse que la recherche n’a pas encore apporté de réponse définitive à la question de l’histoire partagée ni à celle de la continuité ou de la rupture avec le passé commun ; le rapport au passé, ou encore le rapport au Canada français mis en place après l’Acte d’Union, « reste trouble », autant au Québec que dans la francophonie canadienne. L’analyse historiographique de Bock reste d’une brûlante actualité et éclaire les débats contemporains entre les partisans de la refondation en rupture radicale avec le passé et ceux qui plaident pour la redécouverte de liens s’inscrivant dans la longue durée.

Les questions posées par Bock alimentent la réflexion de Joseph Yvon Thériault et É.-Martin Meunier, qui se demandent, en mettant l’accent sur les minorités francophones canadiennes, « ce qui reste de l’intention vitale du Canada français ». Pour les auteurs, celles-ci vivent une contradiction. D’une part, il leur paraît difficile d’entretenir la mémoire et le passé qui manifestement n’inspirent plus les politiques présentes. C’est le cas, par exemple, de la thèse des deux nations fondatrices, par exemple, qui, si elle était encore d’actualité, amènerait les Franco-Canadiens et les Franco-Québécois à mener une action commune comme une seule nation minoritaire au sein du Canada. Comme les minorités nationales francophones n’ont pas d’État ni de territoire propre, il s’ensuit pour les auteurs que la logique identitaire se serait substituée à la logique politique, une analyse sociologique qui est en continuité avec les travaux de Jacques Beauchemin, on l’aura reconnu. Cette contradiction – que les deux auteurs hésitent à reconnaître, car trop pessimiste – serait porteuse d’un travail de dénationalisation, et réduirait les francophones canadiens à n’être qu’un groupement ethnique parmi d’autres au Canada. Or, pour eux, il subsiste une « intention vitale du Canada français », une trace bien vivante de la nation qui fut, et est encore, la leur. Elle se donne à voir dans leur statut de minorité nationale, qui les distingue des autres minorités ethniques.

Thériault et Meunier proposent une intéressante critique de l’école de Toronto, pour qui l’avenir de la francophonie minoritaire se trouve dans la fluidité du multiculturalisme urbain. Les francophones seraient, dans cette perspective utilitariste, à distance du nous canadien-français et plutôt attachés à la promotion de la francité à l’aide de ressources de l’État (système d’éducation, par exemple) tout en développant des réseaux et des liens sociaux avec d’autres francophones. Le nouveau mode de régulation qui accompagne cette perspective privilégierait les services aux individus plus que l’approche institutionnelle collective (défendre Monfort bec et ongles, par exemple). « On serait ainsi progressivement passé d’une logique nationale où le politique primait à une logique identitaire contenue et reproduite par un mode gestionnaire de la ‘différence culturelle et linguistique’ de la francophonie canadienne » (p. 216). On aura reconnu ici une critique de l’approche défendue par Gilles Paquet rapportée plus haut. Pour les deux auteurs, la francophonie canadienne n’est pas seulement une collectivité d’individus attachés à défendre (et à promouvoir) le français en revendiquant des ressources, elle est aussi une véritable minorité nationale qui se préoccupe d’identité mémorielle et qui a un poids politique propre. Ils avancent que les francophones canadiens veulent que le français soit, non seulement langue de communication et langue de la sphère privée, mais qu’elle soit aussi langue de société et langue de culture. « En témoigne aussi le récent amendement à la Loi sur les langues officielles qui oblige le gouvernement canadien à promouvoir et à développer les communautés de langues officielles. Il s’agit bien ici de la réaffirmation, de la réinstitutionnalisation de la permanence de la logique des deux nations » (p. 231). Selon les deux sociologues, la communauté de sens persiste en s’appuyant sur des institutions comme l’école (surtout) et les services de santé (plus problématiques).

Seul l’avenir dira si l’analyse de Thériault et Meunier relève de l’utopie et si l’école de Toronto n’a pas plutôt raison de soutenir que l’intégration des francophones canadiens à la majorité se fait selon un nouveau modèle, illustré par la position de Gilles Paquet sur l’hôpital Monfort, pour qui importait d’abord que les francophones aient accès à de bons services de santé tout court, le plus possible dans leur langue, mais pas nécessairement dans l’hôpital francophone. Thériault et Meunier reconnaissent eux-mêmes que leur modèle est incertain. L’immigration francophone diversifiée, les difficultés d’application de la politique linguistique officielle du Canada, la minorisation et la faiblesse numérique des locuteurs français, l’urbanisation et l’omniprésence de l’anglais renforcée par l’immigration massive qui alimente la majorité anglophone sont autant de facteurs qui militent en faveur de la perspective de l’école de Toronto et hypothèquent l’avenir de l’intention vitale du Canada français. Plusieurs données analysées dans l’ouvrage vont d’ailleurs en ce sens, comme les attitudes des jeunes francophones vis-à-vis du français (bien analysées dans le livre), la force de l’assimilation là où les nombres sont faibles (en dehors de l’Acadie et lorsqu’on s’éloigne des limites du Québec), et même le virage communautariste pris par la FCFA et certains de ses discours (voir le document Dialogue, par exemple). C’est sans doute de là que vient un certain pessimisme qui teinte plusieurs contributions, et notamment les dernières lignes de l’introduction générale du livre.

Qu’en est-il, enfin, des relations avec le Québec, avec la nation québécoise ? La question est abordée par plusieurs auteurs dans l’ouvrage collectif, et une contribution est consacrée à l’examen de cette question délicate. On sait que la Fédération des Communautés francophones et acadienne, ainsi que les élites de certaines communautés francophones, ont souventes fois vertement – et injustement ? – critiqué les choix et les politiques du Québec (le refus d’appuyer les contestations judiciaires en matière de droits linguistiques, l’Accord du Lac Meech ou encore la tenue du Référendum de 1995, par exemple). On se rappellera aussi les déclarations malheureuses et blessantes (pensons aux « cadavres encore chauds » ou aux « dead ducks ») sur les francophones hors Québec, comme on les appelait alors. Mais ce sont là choses du passé, semble-t-il, et les relations entre Franco-Canadiens et Franco-Québécois se sont réchauffées, ou redéfinies. Dans un texte de synthèse, Anne-Andrée Denault retrace l’histoire des relations entre les deux groupements. A partir d’une analyse des programmes des partis politiques et des mesures prises par le gouvernement du Québec, elle observe qu’on a exagéré la rupture et les conflits entre les deux entités cousines. « Toutefois, empiriquement, les rapports entre les francophones de l’intérieur et de l’extérieur du Québec ont toujours subsisté » (p. 431). Pour l’auteure, la dimension de la « rupture » est devenue le discours dominant qui « accentue une seule dimensions des rapports au détriment des autres en faisant abstraction de la continuité des liens de solidarité et en ne resituant pas ces rapports dans leur contexte » (p. 431).

Denault revient d’abord sur l’interprétation d’un événement important dans l’histoire des relations entre francophones canadiens et québécois : la tenue des États généraux du Canada français en novembre 1967, qui avaient réuni à Montréal plus de 2 000 délégués et observateurs venus de partout, y compris de Nouvelle-Angleterre, au cours desquels sont apparues des divergences entre Québécois majoritaires et Canadiens minoritaires sur les politiques à adopter pour la promotion des Canadiens français d’alors. Une résolution sur le droit du Québec à l’autodétermination – qui le définissait comme le territoire national de la nation canadienne-française – avait alors soulevé l’opposition dans les milieux francophones en dehors du Québec (notamment en Ontario). Deux interprétations sont rappelées par l’auteure : la première parle de rupture et de divorce avec le Québec, et d’abandon par ce dernier des frères et soeurs de la diaspora, et la seconde insiste plutôt sur l’évolution conflictuelle entre des entités différentes, ayant leurs intérêts propres et vivant dans des situations particulières. Nous penchons en faveur de cette seconde interprétation, tout comme Louis Balthazar, Linda Cardinal, Gratien Allaire ou Kenneth McRoberts (et bien d’autres qu’il faudrait citer). La thèse de l’abandon et de la rupture a eu le vent dans les voiles dans les années 1990, dans le contexte du second référendum québécois sur la souveraineté, donc dans un contexte marqué par l’émotion. Avec le recul, c’est une interprétation d’inspiration tocquevillienne qui s’impose : les sociétés évoluent et changent dans des contextes différents, et les mêmes processus sociaux donnent parfois des résultats divergents. Dans le cas qui nous occupe, il est clair – et maintenant reconnu – que des facteurs endogènes ont amené le Québec et les minorités nationales francophones à changer et à refonder leurs propres discours identitaires. On reconnaît aussi de plus en plus la nécessité de politiques asymétriques en matière de langue en milieu minoritaire au sein du Canada et en milieu majoritaire au Québec (lui-même en minorité au sein du Canada), ce qui est une avancée nouvelle dans les débats sur la judiciarisation.

La contribution de Denault analyse finement les différents programmes des grands partis politiques québécois en matière de relations entre francophones canadiens et Québécois francophones. Il n’est cependant pas évident qu’une « nouvelle identité commune entre francophones au Canada » évoquée en conclusion du chapitre, reprenant la pensée de l’ancien ministre des Affaires intergouvernementales du Québec, Benoît Pelletier, soit en cours d’élaboration. Les deux entités cherchent plutôt à faire société chacune de son côté, ce qui se reflète aussi dans les discours qu’elles tiennent sur elles-mêmes.

L’un des grands mérites du nouvel état des lieux sur la francophonie canadienne est de mettre en parallèle les mutations morphologiques du Canada français en dehors du Québec, la nouvelle culture juridique et politique mise en place depuis le rapatriement de la Constitution canadienne de Londres en 1982 et, enfin, le nouvel univers symbolique qui a accompagné ces mutations et cette culture nouvelle. Rarement les trois aspects sont-ils reliés dans un même ouvrage, et il faut donc saluer la publication de L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada pour la qualité de son analyse complète de la situation.

Les trois ouvrages refermés, il nous faut conclure.

Les noms de Alexis de Tocqueville et de Georg Simmel n’ont pas été cités (à notre connaissance) dans les livres analysés dans cette note critique. Pourtant, c’est vers ces sociologues que nous nous tournerons pour interpréter les mutations originales du Canada français, l’ancien comme le nouveau. Nous retenons de Tocqueville l’idée que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets dans toutes les sociétés. Le contexte, l’histoire et les institutions amènent les acteurs à agir différemment, comme il l’a bien montré dans ses analyses comparées des révolutions américaine et française, pourtant animées par des idéaux communs comme l’implantation de la démocratie et la poursuite de l’égalité. Simmel ajoute que le poids du nombre marque l’action des femmes et des hommes, une idée qu’on retrouve aussi dans les analyses tocquevilliennes.

Les francophones majoritaires au Québec et minoritaires au Canada ont tous connu la même révolution au plan individuel : hausse du niveau de vie, scolarisation plus poussée, mutation de la conjugalité, baisse de la fécondité, intérêt accru pour les affaires, mobilité sociale ascendante, urbanisation, notamment. Leurs modes de vie au sens large ont connu des évolutions largement comparables. Ont-ils par ailleurs conservé « un fond culturel commun », pour reprendre les mots mêmes de Gilles Paquet et de Joseph Yvon Thériault ? La question est ouverte.

Le contexte, l’histoire et le poids des nombres ont cependant amené les francophones minoritaires au sein du Canada anglais et les francophones majoritaires au Québec à lutter de manière différente pour contrôler leur destinée comme groupements organisés. Il était inévitable qu’ils entrent en conflit lors des États généraux du Canada français dans les années 1960. Ou encore, que les Québécois privilégient la voie législative pour la promotion du français sur leur territoire, alors que les francophones canadiens se sont tournés vers le gouvernement fédéral et vers les cours de justice dans leurs luttes pour la promotion du fait français. De même, le poids du nombre est en relation étroite avec le taux d’assimilation au sein des communautés francophones minoritaires, pour les raisons qu’explique facilement la sociologie de Simmel.

Les institutions fédérales et les cours de justice, et non plus le pouvoir politique québécois comme c’était le cas au début du XXe siècle, jouent désormais un rôle prépondérant – avec une plus grande efficacité qu’auparavant, certes, mais encore imparfaitement du point de vue des intéressés – dans la promotion des intérêts des francophones en milieux majoritairement anglophones. On comprendra alors facilement tout l’impact que ce changement radical a eu sur les relations entre Franco-Canadiens et Franco-Québécois. Les raisons qui fondent l’action des francophones sont donc différentes au sein du Canada anglais et au Québec. Les analyses passées en revue plus haut révèlent des différences marquées dans les revendications politiques, dans les actions collectives, sans oublier les comportements individuels de certains francophones eux-mêmes comme l’assimilation à la langue du majoritaire.

Ces analyses ont aussi montré que les représentations collectives divergeaient en milieu québécois et en milieu minoritaire canadien-français, à distance donc de l’ancienne référence nationale partagée. Il paraît évident que le travail identitaire n’est pas le même dans les deux milieux. Les minorités francophones souffrent encore d’un déficit de conceptualisation, comme l’ont rappelé les directeurs du livre L’espace francophone. La nation québécoise de son côté est entrée dans le vocabulaire quotidien, mais le rapport au passé et la mémoire commune continuent d’être l’objet de débats au sein des deux groupements de francophones situés en contextes différents. Il est cependant douteux que renaisse une représentation commune de leur sentiment national, sur la base même des analyses que nous avons passées en revue.

Enfin, la reconnaissance de l’asymétrie dans le fédéralisme canadien a par ailleurs gagné du terrain et elle serait même prise en compte dans les jugements de la cour suprême (la tendance reste cependant à être confirmée). Si tout cela est juste, il est permis d’avancer que les relations entre les francophones minoritaires du Canada et les Québécois francophones sont en cours de redéfinition sur de nouvelles bases.