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Michael Adams est connu pour ses analyses des valeurs et des représentations sociales faites à partir de sondages nationaux et, plus particulièrement, pour ses études comparées sur les États-Unis et le Canada. Rappelons que, dans Fire and Ice publié en 2002, il remettait en cause le mythe de la convergence des valeurs entre les deux grands voisins, observant notamment que le Québec et le Texas représentaient des cas extrêmes sur le plan des valeurs dans l’espace nord-américain. Dans son dernier ouvrage, il remet cette fois en question un certain nombre de mythes et d’idées reçues entourant l’immigration et le multiculturalisme canadien, sans oublier sa cousine québécoise, l’interculturalisme.

Au Québec, beaucoup de gens ignorent qu’il existe d’importants courants d’opinion fort critiques du multiculturalisme au Canada anglais, accusé d’être la source d’une certaine apathie pour la chose publique (« civic apathy »), soupçonné d’être à l’origine d’une crise identitaire canadienne, menaçant l’égalité entre les sexes, jusqu’à être la cause d’un racisme à l’envers (celui pratiqué par des groupements minoritaires à l’encontre de la majorité). Peu d’observateurs ont noté, au plus fort des débats sur les aménagements raisonnables en 2008, que les inquiétudes manifestées par un certain nombre de Québécois avaient aussi leur pendant ailleurs au Canada, comme en témoignent l’ouvrage de Richard Gwyn, Nationalism Without Walls (1995) ainsi que les anecdotes et exemples rapportés par Adams. Celui-ci note, dans son étude des sondages pancanadiens, que les attitudes défavorables et les représentations négatives envers les immigrants sont en régression depuis les années 1990, époque où fleurissaient aussi les analyses négatives ou pessimistes à propos du multiculturalisme. Les sondages d’Environics indiquaient que plus de 60 % des répondants interrogés en 1990 estimaient que le Canada accueillait trop d’immigrants, une proportion qui a diminué par la suite (33 % en 2008) mais qui représente toujours le tiers des Canadiens. Le Québec est donc loin d’avoir le monopole de l’opposition entre le « eux » et le « nous »…

Adams remet en cause la vision pessimiste du multiculturalisme canadien qui avait cours dans les travaux d’un certain nombre d’essayistes des années 1990, critiquant les thèses et interprétations connues de Reginald Bibby (le multiculturalisme est à la source d’un relativisme moral), de Neil Bissoondath (le multiculturalisme enferme les immigrants dans leurs appartenances communautaires et crée un apartheid culturel insidieux) et de Andrew Cohen (le tissu social canadien risque de devenir un archipel de groupes ethniques sans liens entre eux autres que commerciaux), notamment.

Adams partage plutôt la perspective (optimiste) de Will Kimlicka pour qui le multiculturalisme est au coeur de l’affirmation d’une nouvelle identité nationale canadienne. Une nouvelle référence s’est imposée au Canada, qui n’est plus celle du groupement majoritaire anglo-britannique de vieil établissement (lui-même résultat d’un amalgame de populations d’origines européennes diverses, il faut le rappeler). Cette nouvelle référence imaginée est celle d’une population plus bigarrée, marquée par la diversité et des différences bien visibles. Pour Kimlicka, et à sa suite Adams, la nouvelle norme est précisément la valorisation de cette diversité, avec cependant l’adhésion à un vouloir-vivre ensemble en anglais (langue commune et d’intégration en dehors du Québec) et à une charte des droits individuels. Pour Adams, le turban porté par les Sikhs membres de la Gendarmerie royale du Canada ne menace pas l’identité culturelle canadienne ; bien au contraire, le port du turban exprime la nouvelle identité culturelle du pays et c’est plutôt sa prohibition qui serait menaçante, empêchant potentiellement la pleine participation à la vie commune de ceux qui tiennent à ces symboles. Ce qui importe pour lui (et pour les défenseurs du multiculturalisme comme Kimlicka), c’est plutôt le partage de valeurs fondatrices et le respect des normes qui guident la vie en société, normes et valeurs que reflète la Charte des droits de la personne. Et c’est précisément ce qu’il observe chez la grande majorité des immigrants sondés, par-delà les codes vestimentaires et alimentaires.

Ouvrons ici une parenthèse. Il est vrai que certains codes vestimentaires expriment des différences culturelles, comme d’autres révèlent des différences de classes (le costume trois pièces du cadre et le bleu de travail de l’ouvrier) ou même de générations (bien visibles dans les galas de l’ADISQ, par exemple, où le jeans côtoie le toxédo !). Mais ce qui est important pour la cohésion sociale, c’est le fait que ces différences ne se transposent pas dans d’autres sphères de la vie en société, au sens donné à ce concept par Michael Walzer. Ainsi, il importe que les tickets d’entrée au Forum de Montréal restent abordables afin de permettre aux ouvriers comme aux bourgeois fortunés d’assister aux matchs de leur équipe de hockey et que l’admission à l’Université soit non conditionnelle à la situation économique et culturelle des parents, mais plutôt basée sur les seuls mérites scolaires des candidats. Or, le communautarisme poussé trop loin empêche les individus de fréquenter plusieurs sphères et d’y côtoyer des autruis différents, d’autres cultures – une critique importante qui était l’argument central du livre de Neil Bissoondath, Selling Illusions. D’où l’importance des accommodements raisonnables qui favorisent justement cette ouverture par le biais de compromis jugés acceptables de part et d’autre, mais aussi l’importance de ne pas pousser trop loin l’expression de différences communautaristes qui isolent.

Le jugement favorable de l’auteur sur le multiculturalisme canadien s’appuie aussi sur le fait qu’un nombre élevé d’élus dans les différents parlements (fédéral et provinciaux) proviennent de l’immigration, nettement plus haut que les proportions observées dans d’autres pays comparables (France, Grande-Bretagne, États-Unis ou Australie), ce qui est pour lui un acquis du multiculturalisme qui entend justement favoriser l’intégration des nouveaux arrivants. Ce qui se passe dans la sphère politique serait révélateur de la construction d’un nouveau nous national au Canada anglais, mais aussi au Québec. Les choses sont cependant moins roses sur le plan économique car, cette fois, les immigrants doivent faire face à un chômage plus élevé et reçoivent des revenus moindres à compétence égale.

L’auteur appuie aussi sa démonstration sur le fait qu’il y a finalement très peu de mouvements sociaux (protestations violentes, émeutes) impliquant des immigrants mal intégrés comme ce fut le cas dans les banlieues de grandes villes françaises ou à Londres en 2007. Il ne conteste pas qu’il y ait des conflits isolés sur la base de l’ethnicité à Toronto et dans l’Ouest canadien, notamment (et, pourrions-nous ajouter, à Montréal-Nord en 2008). Mais pour lui, ce sont précisément des cas isolés qui montrent a contrario que l’immigration n’a pas engendré au Canada (ni au Québec, il le précise) les mêmes difficultés qu’ailleurs. Il avance une explication toute tocquevillienne (sans nommer Tocqueville) : les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets dans toutes les sociétés, parce que les institutions, les contextes et l’histoire sont différents. Adams soutient que le modèle canadien est un succès – un « triomphe surprenant », même, dit le sous-titre du livre – qui devrait inspirer les autres États-nations développés à forte immigration. L’expression est sans doute forte, mais il est indéniable qu’une expérience originale de brassage de population est à l’oeuvre au Canada (et à Montréal), avec ses ratés mais aussi ses succès.

Adams consacre un chapitre à l’examen des résultats d’un vaste sondage pancanadien mené auprès d’immigrants de religion musulmane, une entreprise originale à souligner. Il observe que les valeurs et représentations sociales de ces répondants sont très proches de celles des autres Canadiens et qu’une forte majorité des répondants de religion musulmane veulent s’intégrer au mode de vie des Canadiens. Il souligne par ailleurs que les musulmans canadiens ont, comme les autres citoyens, des opinions diversifiées. Ainsi, une très faible minorité d’entre eux estime justifié le recours à la violence, une donnée qui risque d’en inquiéter plus d’un mais qui, aux yeux de l’auteur, ne signifie pas que les musulmans appuient la terreur ni l’extrémisme. Il y a aussi des extrémistes et des radicaux dans tous les groupements sociaux, souligne-t-il. Si l’auteur insiste sur la volonté d’intégration des immigrants de religion musulmane, il observe par ailleurs que les répondants non musulmans ont une représentation inverse, estimant en majorité que les immigrants de religion musulmane sont réticents à s’intégrer.

Le dernier chapitre de l’ouvrage d’Adams porte sur le Québec. L’auteur considère que la société québécoise fait face aux mêmes défis que le Canada anglais en tant que société d’accueil et qu’il est légitime pour les Québécois de vouloir intégrer les nouveaux arrivants à la majorité francophone comme cela l’est pour la majorité anglophone ailleurs au Canada. L’auteur reprend à son compte un certain nombre d’idées reçues sur les mutations du Québec contemporain dans la seconde moitié du XXe siècle (notamment sur le rôle de l’Église) et il soutient sans doute trop rapidement que le Québec est devenu une société très libérale sur le plan des valeurs, reprenant l’idée convenue que les valeurs traditionnelles y ont battu en retraite presque complètement, ce qui n’est pas le cas. Il avance qu’il y a au Québec une plus grande inquiétude vis-à-vis l’immigration qu’ailleurs au Canada, pour deux raisons. D’abord, les Québécois sont encore préoccupés par l’avenir de la langue française et se demandent si l’immigration ne menacera pas sa survie et sa pérennité. Et il ajoute : « Second, I believe that the speed and insistence with which Quebecers rejected traditional religious values can account to a great extent for the pitch of their worry about an influx of traditional values and practices from elsewhere in the world » (p. 190). Adams soutient que les inquiétudes et interrogations québécoises sont légitimes et compréhensibles et il ne s’en inquiète pas parce qu’il ne retrouve pas dans la belle province l’équivalent de Jean-Marie Le Pen (France), Jörg Haider (Autriche) ou Pim Fortuyn (Pays-Bas). Adams critique les discours négatifs de la presse anglo-canadienne sur le rapport que le Québec entretient avec les immigrants qui s’y établissent. Les voix discordantes qu’il y observe lui rappellent celles qu’il a lui-même notées au sein du Canada anglais. Il considère enfin que l’interculturalisme québécois et les accommodements raisonnables sont en fait une autre manière de caractériser ce qui est visé dans le multiculturalisme canadien.

Bref, voici un ouvrage bien informé sur le multiculturalisme canadien qui a l’avantage de prendre en considération les aspects qui sont spécifiques à la société québécoise. L’analyse de l’auteur reste cependant encore incomplète sur les enjeux qui entourent l’intégration des nouveaux arrivants à la majorité francophone, une question largement débattue dans les milieux intellectuels québécois comme on le sait.