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Dans un ouvrage richement documenté, l’auteure s’efforce de comprendre la pluralité des quêtes de sens qui animent les jeunes de nos jours. Dans les analyses qui leur sont consacrées, ces quêtes sont parfois considérées à l’aune de leur éclatement, de leur éparpillement apparent ; mais elles sont parfois considérées, aussi, comme les résultantes d’une époque lors de laquelle les frontières se brouillent complètement, entraînant par là une certaine homogénéisation culturelle. La perspective de l’auteure s’insère entre ces deux extrêmes et avance plutôt qu’un « excès de 'possibles' » (p. 9) oblige les jeunes à exercer leur faculté de choisir d’une manière inédite. Ces possibles appartiennent à la fois aux religions officielles et à des univers qui semblent se situer à l’écart des traditions religieuses reconnues.

Le chapitre inaugural présente la jeunesse comme un « entre-deux », un moment de transition, un passage qui suppose une « marginalité pour ainsi dire intrinsèque » (p. 30) puisque la différenciation est la première étape du processus par lequel le jeune acquiert son identité. Un processus négocié par des essais et des erreurs, loin d’une simple reproduction de l’héritage. Le passage en question est marqué plus discrètement de nos jours, notamment parce que les rites de passage traditionnels s’imposent moins que jadis. Ce processus est censé déboucher sur une « unité intérieure » (nous reviendrons plus loin sur cette expression et son économie dans l’ouvrage), mais il n’est pas purement égoïste, le regard des autres étant crucial pour qu’il y ait reconnaissance du nouveau statut. Le deuxième chapitre poursuit la caractérisation de la jeunesse en insistant cette fois sur la notion de génération. À la division par classes succède une division par classes d’âge, en tenant compte du fait que de nombreux facteurs influencent les choix d’une génération – ou « cohorte » – donnée. Les frontières entre ces cohortes sont de moins en moins précises et l’extensibilité de l’adolescence provoque par la même occasion le raccourcissement de l’âge adulte. Dans un troisième chapitre portant sur les cultures des jeunes, l’auteure aborde avec acuité la tension existant entre la marginalité foncière des quêtes de sens des jeunes et le conformisme (ou l’« homogénéisation ») qui guette sans cesse ces expérimentations. Bien souvent, « on se démarque en se conformant » (p. 68) et « le conformisme [est] déguisé en non-conformisme » (p. 72), car diverses industries exploitent à dessein les intérêts des jeunes à des fins mercantiles.

À bien des égards, un des projets du livre paraît être de réhabiliter la notion de tradition en prenant le contre-pied d’une perspective faisant d’elle un bloc figé et monolithique ; non pas en opposant tradition et innovation, mais en aménageant, dans la tradition elle-même, une force innovante. Il existerait en effet un « rapport de force fécond » (p. 80) entre tradition et modernité. La transmission a beau ne plus aller de soi aujourd’hui, on constate néanmoins une « coexistence entre héritage et innovation » (p. 82). On tente donc ici de penser une tradition qui n’exclut pas une large part d’autodéfinition, ce qui remet en question un « mythe de la jeunesse » (p. 99) associant les jeunes à la déviance, à la rébellion, au défaut d’appartenance. Il s’agit ainsi d’éviter « de confondre la modernité qu’on valorise avec la réalité elle-même », et de vaincre une « amnésie tenace » (p. 295). Les valeurs dont il est question dans le cinquième chapitre ne sont pas toujours inédites ; elles le sont en fait assez rarement puisqu’on y note souvent une tension entre deux ordres de valeurs, la continuité ne s’opposant pas à l’innovation.

Dans sa quatrième et dernière partie, l’auteure inscrit plus directement encore son analyse dans le temps et dans l’espace, alors qu’elle approfondit d’abord le paysage religieux du Québec et du Canada (chapitre 9), où l’on note d’importants changements générationnels, avec des énoncés de croyance au caractère plus provisoire qu’auparavant ; elle aborde ensuite le paysage religieux des Amériques et de l’Europe, où l’on voit que, si les églises américaines parviennent encore à être mobilisatrices auprès des jeunes, d’autres pays – la France, la Suisse et l’Allemagne, entre autres – empruntent la pente sécularisante du Canada (chapitre 10). Solange Lefebvre est attentive à la fois au « rôle inspirateur ou fondateur » (p. 257) des jeunes dans les religions officielles et aux critiques modernes de la religion (dans la foulée de Kant, Feuerbach, Marx, Freud et Lévi-Strauss) qui influencent de diverses manières leur propre vision de la religion ; elle s’attarde aussi au rôle de la famille dans le rapport à la tradition religieuse héritée. Enfin, l’auteure s’efforce de redéfinir la religion comme une « voie choisie et empruntée volontairement » (p. 280) – la voie étant un chemin, un sentier qui implique un engagement, un choix personnel, la remise plus ou moins critique à une autorité et une certaine conversion.

Nous terminons ce compte rendu en nous attardant plus longuement à la troisième partie de l’ouvrage. Cette entorse chronologique est selon nous justifiée par l’intérêt de cette partie, qui offre un « voyage à l’intérieur des jeunes » ; il s’agit de la section la plus stimulante du livre, mais aussi de sa plus discutable. Sans invalider les conclusions de l’ouvrage, nos remarques soulèveront néanmoins certaines interrogations à propos du prisme à travers lequel sont analysées les données empiriques.

Le livre, rappelle l’auteure dans le prologue et, plus loin, dans un chapitre expressément consacré aux deux ouvrages (p. 157-181), a été écrit à l’ombre des vastes cathédrales que sont les Confessions d’Augustin et l’Émile de Rousseau. À ses yeux, le pluralisme religieux vécu par Augustin s’apparente à bien des égards à ce que vivent les jeunes, de nos jours. Elle insiste sur les vaines expériences auxquelles renonce Augustin après son éveil, qui l’amène à se détourner des choses et à s’éloigner de la dispersion. Tout se passe comme si les « essais et erreurs » des jeunes seraient d’abord et avant tout des erreurs qu’il faudrait à tout prix corriger. Quant à Rousseau, il aurait créé la figure du jeune romantique dans son Émile, en représentant le périlleux passage de l’enfance à l’« âge de la vertu » (p. 171) : un passage qui va de la dispersion à la modération. Sans la remettre en question, l’auteure rappelle la recommandation de Rousseau « d’exercer un grand contrôle sur les expériences des adolescents » (p. 174) – une sentence moralisatrice qui amenuise l’univers des possibles parmi lesquels les jeunes sont censés naviguer et exercer leur faculté de choisir. Les expériences et les quêtes de sens des jeunes sont associées à une quête spirituelle dont le modèle est fourni par la double influence d’Augustin et de Rousseau, dans la mesure où de telles oeuvres classiques mettent à jour « les dimensions constantes composant une anthropologie de la jeunesse » (p. 295). Cela va très loin : selon l’auteure, on retrouverait dans ces livres « les mêmes agitations, les mêmes quêtes, les mêmes errances, une seule jeunesse » (ibid.) et les expériences des jeunes seraient subordonnées à une « foi fondamentale » (ibid.).

Cette double influence explique en bonne partie pourquoi l’auteure fait plusieurs fois référence à l’« unité intérieure » qui serait le point culminant de la quête identitaire du jeune (voir, par exemple, les p. 12, 24, 28 et 193-194, où l’auteure dit s’inspirer d’une formule d’Erickson). La quête de sens serait souvent liée à l’aspiration à la cohérence, car « le désir d’unité constitue la visée de toute aspiration spirituelle » (p. 189). Or, si l’unité intérieure s’impose selon une vision qui privilégie l’unité au profit de l’éclatement et l’ordre au profit du désordre, comme celles d’Augustin et de Rousseau, elle est toutefois plus difficile à envisager à la lumière du vécu bigarré des jeunes contemporains ; un vécu que l’auteure approfondit au demeurant de manière judicieuse d’un bout à l’autre de son ouvrage, alors qu’elle précise que les jeunes « estiment avoir la responsabilité d’expérimenter » (p. 190). Bref, le pont tracé entre les époques ne convainc pas totalement, surtout lorsque l’on prend acte des réflexions de penseurs tels que Georges Bataille (notamment dans L’expérience intérieure, 1943) et David Le Breton (dans Passions du risque, 1991, surtout) sur l’expérience.

Quant à lui, le pont qui unit certaines formes prises par la quête de sens des jeunes d’aujourd’hui et la spiritualité mérite quelques précisions. Il est certes défendable – surtout si on considère cette dernière comme étant axée sur une expérience, de caractère individuel et pluraliste, en marge des institutions, comme le fait Solange Lefebvre –, mais le rapport à l’esprit qui y est supposé pose problème, même si l’auteure suggère aussitôt que la spiritualité des jeunes est « transitionnelle » (p. 200), puisqu’elle se déploie à travers des médiations. Après tout, ces quêtes semblent être davantage axées sur le corps et la matière, et orientées autour de formes expérientielles comme celle du rite : par-delà les exemples bien connus du tatouage ou de la scarification, l’auteure souligne le « besoin d’objets » (p. 199) manifesté par les jeunes générations.

Si la corporalité de l’expérience des jeunes est évoquée ici et là dans l’ouvrage sans que toutes ses ramifications soient reconnues à leur juste valeur, c’est peut-être surtout parce que l’approche choisie ne permet pas de prendre la pleine mesure de ce qui s’y joue, au sens le plus fort du terme. Après tout, le livre s’efforce d’atténuer tout ce qui pourrait avoir l’air d’une rupture. Selon l’auteure, les quêtes de sens des jeunes peuvent être mal canalisées, ce qui amène des débordements qui sont autant d’obstacles. Elle insiste sur l’importance « d’acquérir un sens de la limite » (p. 133) pour parer aux excès, et ses préoccupations s’incarnent de façon manifeste dans le précepte « Attention, sois prudent » (p. 138), qui correspond selon elle à une éducation réussie. Il s’agit d’endiguer l’excès, de prévenir tout ce qui menace d’excéder la limite. Elle dénonce à de multiples reprises l’« illusion » dont sont victimes les jeunes qui s’abandonnent aux produits les plus en vue de la culture populaire.

On peut certes y voir, comme l’auteure, une « fuite du réel » (p. 144), une « fuite dans l’imaginaire » (p. 146), mais l’étymologie d’illusion révèle que le terme traduit une entrée dans le jeu ; peut-être s’agit-il donc plutôt, pour ces jeunes, de voir et d’habiter le réel autrement, car le jeu ne s’oppose pas forcément au sérieux, comme l’ont montré bien des chercheurs, dont Johan Huizinga (Homo ludens, 1938) et Roger Caillois (Les jeux et les hommes, 1956). L’auteure le souligne elle-même car elle évoque ailleurs de façon positive les « expériences ludiques et esthétiques captivantes » (p. 141) et l’« imagination symbolique effervescente » des jeunes (p. 196). Selon elle, cependant, ces expériences ont pour fonction de canaliser les passions et non de les provoquer ; les rites de passage contemporains semblent donc être de « pâles reflets » (p. 149) des rites de passage traditionnels. L’écart qui s’installe progressivement entre le rite de passage et les traditions religieuses reconnues paraît octroyer à l’expérience un rôle absolument central, quelles que soient les carences sociales et anthropologiques de ces rites contemporains.

Et c’est peut-être parce que l’expérience est instituée comme autorité suprême que l’expérimentation en vient à prendre les visages les plus étonnants.