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On peut expliquer les idées les plus complexes à l’esprit le plus lent – pour peu qu’il soit dénué d’opinions préalables sur elles ; mais à l’intelligence la plus vive, et de surcroît persuadée qu’elle sait déjà, on ne peut expliquer l’évidence la plus triviale.

Léon Tolstoï

En refermant le collectif Contre la réforme pédagogique, on ne peut s’empêcher de repenser à une image rencontrée dans le texte. « Quinze ans après le lancement de la démocratisation scolaire, l’école était devenue une gigantesque pizza sur laquelle tout groupe organisé de la société se sentait autorisé à lancer une boulette à sa ressemblance » (p. 36). En repensant à cette image, on voudrait céder à la tentation d’une réaction typique d’une cour d’école « celui-qui-le-dit-c’est-lui-qui-l’est » tellement cette image de la pizza décrit bien l’effort collectif coordonné en 2008 par Robert Comeau et Josiane Lavallée, un effort dans lequel deux auteurs, Éric Bédard et Julien Prud’homme, fournissent la pâte, c’est-à-dire l’essentiel des motifs raisonnables pour être « Contre la réforme pédagogique », les autres contributions se limitant à lui jeter dessus des boulettes de récriminations à la ressemblance des groupes organisés au nom desquels s’expriment les auteurs. À commencer par les syndicats d’enseignants, qui formulent des récriminations souvent légitimes mais sans lien démontré avec l’objet du débat.

Je compte donc disposer, dans un premier temps, de ces boulettes, c’est-à-dire des motifs à mes yeux fallacieux de s’opposer à ladite réforme. Dans un second temps, je compte décrire la pâte, c’est-à-dire les motifs intéressants et, pour une partie au moins, inédits de s’y opposer. Je terminerai avec quelques observations sur le travail de l’éditeur, VLB.

Les récriminations déguisées en arguments

J’ai repéré dans cet ouvrage un quatuor de récriminations qui méritent d’être analysées en détail :

  • La réforme vise à renflouer les coffres de l’État en interdisant le redoublement et en fermant les classes spéciales.

  • Les élèves « réforme » sont plus faibles ; stoppons le gâchis.

  • Le charabia (ex. : compétences transversales) nous distrait de l’essentiel : la transmission des connaissances.

  • La réforme brime l’autonomie des enseignants en imposant une approche pédagogique unique (notamment p. 217).

L’ouvrage comporte au moins trois arguments qui mériteraient un espace égal à eux pour être correctement réfutés :

  • Le constructivisme de Glasersfeld est radical (ce qui est vrai) ; il a inspiré les réformateurs (ce qui n’est pas démontré par Normand Baillargeon)… ce qui discrédite la réforme (ibid.). Vivement un universitaire aussi informé que Baillargeon sur les finesses de l’épistémologie mais un tantinet moins polémiste pour jeter les bases d’une première étude, au moins au Québec, sur les liens entre ce que nous comptons inculquer à nos enfants, les manières que nous jugeons les meilleures de les leur inculquer et notre compréhension sur les manières qu’ont les êtres humains, quel que soit leur âge, d’apprendre.

  • L’enseignement de la lecture par l’entremise de l’approche du « whole language » est discrédité par la recherche empirique (ce qui est possible, dans la stricte mesure où il est possible, dans notre champ mou de trancher une telle question une fois pour toutes) ; elle a inspiré la réforme (ce que ne démontre pas Régine Pierre, en tout cas en se fiant aux pratiques effectives en classe), ce qui l’amène à discréditer la réforme. Vivement une analyse empirique de ce que les enseignantes pratiquent, surtout au cours des trois premières années du parcours scolaire, temps présumé fatidique pour apprendre à lire couramment.

  • L’enseignement de l’histoire sociale, donc l’abandon de l’accent sur l’histoire politique et nationale sont discrédités au nom d’un retour à l’enseignement rigoureux d’une histoire savante, résultant d’un cumul de faits et non d’un regard construit a posteriori à partir d’un point de vue contemporain nécessairement changeant. Cette question, tout à fait légitime, se pose à plusieurs niveaux ; je me limiterai, plus bas, à l’effleurer lorsque j’évoquerai le désarroi des enseignants devant la complexification de la tâche, en l’occurrence devoir éduquer à la citoyenneté ET enseigner l’enchaînement de faits (prévus sinon au programme ou dans les manuels, en tout cas dans la venue prochaine au secondaire de la « progression des apprentissages »).

Pour clore ce survol, s’il est aisé de comprendre pourquoi, au Québec, le trio Français/Histoire/ECR (Éthique et culture religieuse) retient l’attention des contributions centrée sur des matières, j’estime regrettable le silence complet sur des matières névralgiques comme les mathématiques ou les sciences (où les enjeux ne manquent pourtant pas depuis leur fusion avec l’enseignement de la technologie).

Le non-redoublement : un complot pour économiser 500 millions de dollars

C’est Pierre St-Germain qui ouvre l’argumentaire (p. 20), avec cette thèse du complot pour économiser 500 millions de dollars, sans préciser la source. J’ai fini par remonter à la source (ministérielle) de cette somme rondelette. Il s’agit de Benedykta Ristic et Diane Brassard, Le redoublement dans les commissions scolaires du Québec : le coût pour l’année 1989-1990 et l’incidence sur le retard scolaire, Ministère de l’Éducation du Québec, Direction générale de la recherche et du développement et Direction des études économiques et démographiques, 1990. On y lit bel et bien que « Le coût du redoublement est estimé à environ 505,2 millions de dollars, ce qui représente environ 9,9 % des dépenses de fonctionnement des commissions scolaires en 1989-1990. Le redoublement des élèves EDAA coûte 261,8 millions de dollars, soit 51,8 % et celui des élèves ordinaires, 243,4 millions de dollars, soit 48,2 % ». Ce que M. St-Germain omet dans son argumentaire, c’est ce bémol qu’on retrouve trois paragraphes plus bas : « [...] si les mesures préventives conduisaient à l’augmentation de la persévérance scolaire, les coûts pourraient augmenter légèrement, mais le rendement du système scolaire serait amélioré ».

Autrement dit, si l’on 1) intervient dès la petite enfance (en mettant sur pied un réseau de centres de la petite enfance ; en étendant à temps plein l’éducation préscolaire à 5 ans ; en soutenant les services de garde scolaire ; en réduisant le nombre d’élèves par classe à l’éducation préscolaire et au premier cycle du primaire, etc.) ; 2) augmente au primaire le temps d’enseignement du français de 14 à 16 heures et celui des mathématiques de 9 à 12 heures ; 3) diversifie les voies au secondaire ; 4) soutient l’école dite montréalaise ; 5) instaure le programme Agir Autrement qui poursuit des objectifs du même ordre sur l’ensemble du territoire québécois (200 écoles secondaires), 25 M $/an depuis 2002 ; 6) etc., l’on risque non seulement de perdre l’économie de 500 M $ mais en plus, demeurant plus longtemps dans le système scolaire, les jeunes risquent de nous coûter plus cher. Pour être juste, il faut rappeler que le titre de l’ouvrage ici en question est « contre la réforme pédagogique », pas contre la réforme tout court, qui englobe toutes les mesures coûteuses susmentionnées. Il faut aussi admettre que les élèves sont objectivement plus difficiles qu’il y a à peine 20 ans. C’est Philippe Meirieu, la seconde cible européenne préférée des anti-réforme (après Philippe Perrenoud) qui, parlant de ces élèves (il les décrit volontiers comme « surexcités, incapables de se fixer sur une tâche, [...] au comportement imprévisible ») compatit avec les enseignants que représente St-Germain : « [les] professeurs constatent, au quotidien, la difficulté de construire des espaces de travail effectif, de permettre la concentration, de former à la maîtrise de soi et à l’investissement dans une tâche. Ils voient leurs élèves arriver en classe avec une télécommande greffée au cerveau, un phallus high-tech qui dynamite tous les rituels scolaires qu’ils peinent à mettre en place ».

On peut, en somme, compatir avec la tâche ingrate des enseignants, surtout en milieu défavorisé, là où la classe moyenne déserte l’école publique, sans pour autant réduire la réforme à un complot néolibéral visant à assurer un budget équilibré sur le dos de ces enseignants.

Le nivellement par le bas. Les élèves sont plus faibles. Les tests internationaux sont sans appel. Etc.

C’est sans doute l’argument le plus répandu dans cet ouvrage. On ne peut l’écarter sous prétexte que chaque génération porte un jugement défavorable sur celle qui la précède. On peut cependant nuancer une simplification outrancière (le niveau baisse, et c’est la faute à la réforme) par des questions du genre :

  • Le niveau de quels élèves au juste ? S’il s’agit d’adolescents dont on déplore le rendement, faut-il le rappeler, ils n’ont pas été exposés au coupable la réforme ici pointé du doigt.

  • Et s’il s’agit de jeunes du primaire, sont-ils plus faibles, ou bien y a-t-il plus de « faibles » ? Je dois la nuance à Xavier Roegiers, qui mérite une parenthèse ici. Cet auteur belge soumettait récemment qu’il existe deux catégories d’élèves forts : les vrais forts et les faux forts, ou forts apparents dans la mesure où ils « maîtrisent des savoirs, des savoir-faire, des procédures automatisées les plus importantes », juste assez pour s’en tirer dans un contexte scolaire dont ils ont fini par maîtriser les codes (d’autres diraient qu’ils ont fini par apprendre leur métier d’élève). De la même manière, il existerait des faux faibles « ceux qui échouent parce qu’ils ne sont pas scolaires, qu’ils ne rentrent pas dans le fonctionnement de l’école. Ils ne manquent pas de ressources, mais la façon d’évaluer ne révèle pas leurs forces. Ce sont les incompris du système : ils sont compétents mais leur compétence n’est pas reconnue ». Quant aux vrais faibles, cette sous-catégorie se scinde elle-même en deux : les faibles en ressources (dont les connaissances) et les faibles en transfert (c.-à-d. en mobilisation de ces ressources en contexte de résolution de problèmes complexes). D’où cette mise en garde de Roegiers : si l’on ne prépare pas nos élèves à la complexité (donc si on se limite à leur administrer des situations d’apprentissages-évaluation complexes après une séquence de cours relativement traditionnels), les faux forts viendront grossir les rangs des élèves en échec. À l’inverse, si on les éduque au transfert, les forts seront rejoints par les faux faibles ainsi que les vrais faibles en transfert. (Là se trouve, à mes yeux, l’ambition ultime du virage des compétences.) Bref, se peut-il que derrière le constat (partagé par des profs pro-réforme) à propos des jeunes de la réforme arrivant mal préparés au secondaire se cache autre chose : nos faux forts, ayant perdu leurs repères, sont en train de grossir les rangs des faibles... sans parler des effectifs des collèges privés ?

  • Un niveau mesuré comment ? Si l’on se fie aux célèbres tests PISA, on pourrait se demander comment s’y prennent les experts de l’OCDE pour affirmer que des écoliers finlandais lisent mieux le finnois que les petits qataris ne lisent l’arabe une langue d’une facilité incomparable tellement la correspondance entre les sons et les lettres y est quasi totale. Un début de réponse se trouve dans les explications qui accompagnent les résultats de 2006 :

    • Since comparatively few young adults in our societies have no literacy skills, the framework does not call for a measure of whether or not 15-year-old students can read in a technical sense. That is, PISA does not measure the extent to which 15-year-old students are fluent readers or how competent they are at word recognition tasks or spelling.

    • It does, however, reflect the contemporary view that students should, upon completing compulsory education, be able to construct, extend and reflect on the meaning of what they have read across a wide range of continuous and non-continuous texts commonly associated with a variety of situations both within and outside school.

Si le retour aux connaissances de base actuellement prôné chez nous livrait ses promesses, nos élèves vont s’améliorer dans les échelons intermédiaires (repérage, décodage ... ce dans quoi les Qataris sont sans doute très forts), mais rien n’indique que nos petits Québécois se maintiendront dans les échelons supérieurs (inférence, interprétation, réaction...), ce qui conduirait, paradoxalement, à une diminution de notre performance telle que mesurée par ce thermomètre international.

Les compétences transversales… ou préalables ?

La réaction épidermique que provoquent ces deux mots m’a longtemps laissé perplexe. Jusqu’à ce que je relise un texte de Bernard Rey vieux de 14 ans :

[…] confrontés aux mêmes tâches, certains élèves réussissent et d’autres échouent, comme si ce n’était pas la tâche qui, par elle seule, engendrait telle compétence. On ne peut, dès lors, éviter de se demander si les élèves qui réussissent dans cet apprentissage n’ont pas acquis préalablement les capacités générales qui sont indispensables à son succès bien que rétrospectivement elles apparaissent comme ses effets. Ce qui conduit Rey à cette hypothèse fort éclairante : « la notion de compétence transversale peut être l’explicitation en termes pédagogiques de ce que les sociologues désignent sous le nom d’habitus ». Une hypothèse en tout cas qui vient éclairer le découragement d’enseignants comme Nathalie Morel, qui est aujourd’hui leader syndical.

Encore une fois, on peut compatir avec les enseignants qui oeuvrent auprès de jeunes qui n’ont pas hérité de la culture scolaire. Des jeunes qui n’ont pas été préparés, souvent dès le berceau, aux préalables du métier scolaire. Des jeunes à qui il faut tout montrer, à commencer par ce que l’ancien curriculum présumait acquis et que le nouveau a l’outrecuidance de nommer puis de disséquer avant d’en exiger une évaluation critériée j’ai nommé les neuf compétences transversales mais aussi plusieurs compétences disciplinaires d’un haut niveau taxonomique, pour parler comme avant la réforme. Une fois la compassion ressentie et transmise, un fait demeure : ces élèves nés loin de la culture scolaire sont parmi nous, à l’intérieur des murs scolaires. Ils n’ont pas ces préalables. Soit. Mais tirer sur le messager de la mauvaise nouvelle ne la fera pas partir. Ni la nouvelle, ni les élèves qui dérangent l’ordre établi.

La réforme brime l’autonomie des enseignants

La réforme brime l’autonomie des enseignants en imposant une approche pédagogique unique (notamment p. 217), ce qui est réfuté simplement en lisant les divers programmes de formation :

  • « Certains apprentissages que doit développer l’école bénéficient de pratiques d’inspiration behavioriste axées, notamment, sur la mémorisation de savoirs au moyen d’exercices répétés » (2001, p. 5).

  • « Mettre l’accent sur l’apprentissage et sur les compétences appelle, en corollaire, une vision renouvelée de l’enseignement. Plus que jamais, la pratique pédagogique mise sur la créativité, l’expertise professionnelle et l’autonomie de l’enseignant » (2001, p. 6).

  • « Le Programme de formation appelle une participation active de l’élève, mais laisse à l’enseignant le choix de son ou de ses approches pédagogiques selon les situations, la nature des apprentissages ou les caractéristiques des élèves : enseignement magistral ; enseignement explicite ; enseignement par projet ; […] etc. » (2005, p. 8).

Si le MELS pédagogique, pour ainsi dire, se montre agnostique, il n’est pas dit que des paroles, voire des écrits, de certains membres du bas clergé aient outrepassé celles du haut clergé. Ni même que les leaders syndicaux avaient tort d’induire qu’un État qui conçoit des attentes en termes de savoir-faire s’en trouve à formuler, implicitement, des attentes pédagogiques se situant du côté plus actif du spectre des pratiques enseignantes. Quoi qu’il en soit, ces leaders savent que ni les nuances des programmes successifs ni les attentes implicites de l’État n’ont modifié en profondeur certaines pratiques comme la dictée du vendredi, le recours aux exerciseurs ou l’enseignement magistral quasi systématique. Ce qui jette un nouvel éclairage sur une question évoquée deux points plus haut : pourra-t-on jamais mesurer les effets de la réforme si nous sommes incapables de mesurer, pour commencer, son degré de mise en oeuvre ?

Les motifs raisonnables d’opposition

Je suis de ceux qui estiment qu’on ne pourra jamais obtenir un verdict scientifique. À ce propos, j’annonçais plus haut que Bédard et Prud’homme proposent le coeur des arguments à mes yeux raisonnables. Le premier de ces deux auteurs, en page 123, s’adressant à un ministre fictif partageant son point de vue, lui écrit : « comme moi, vous croyez que le temps des révolutions, des utopies et des ruptures – bref le temps de l’adolescence – a assez duré. Pour reprendre la formule un peu grandiloquente de Camus, vous estimez que notre mission n’est pas de créer un monde nouveau ou de changer la vie, mais, plus simplement, d’empêcher que celui-ci ne se défasse davantage ».

Le second, en pages 143-144, concède qu’ : « Il n’y a pas là de complot. Mais il y a de la politique, au sens le plus prosaïque du terme : des acteurs individuels, à force de « jus de bras » et de jeux d’influence, ont infléchi le cours des évènements dans le sens précis de leur volonté ». (Deux précisions : Robert Bisaillon est le principal « acteur individuel » ciblé ; quant au complot, il s’agit de la thèse du détournement des intentions jugées anodines et somme toute conservatrices des États généraux par une cabale constituée de professeurs de sciences de l’éducation, de professionnels de la pédagogie et, pour finir, des fonctionnaires que Bédard voudrait voir congédiés en masse.)

À eux deux, ces auteurs synthétisent l’essentiel de ma compréhension de la réforme québécoise. Bédard, pour commencer, est le premier opposant à la réforme, à ma connaissance, à asseoir son opposition en termes résolument et fièrement conservateurs. Et Prud’homme est celui, dans cet ouvrage, qui décrit le mieux la lutte politique dont les conservateurs sont sortis perdants (sauf qu’ils regagnent du terrain, lentement mais sûrement, sous l’actuel règne libéral… et au forceps grâce à des collectifs comme celui-ci et à l’action de plusieurs leaders syndicaux).

Je m’empresse de préciser que je n’accole aucune valeur péjorative au qualificatif conservateur. J’ajoute que je conçois l’histoire des idées comme une série de dialogues non pas entre individus mais entre clans. À l’intérieur d’un clan, comme au sein de nos familles, le dialogue peut tourner en querelles (Rey, Meirieu ou Perrenoud ont signé des lignes assassines sur l’approche par compétences telle qu’incarnée dans plusieurs programmes de formation en Occident ; Claude Lessard n’a pas toujours été tendre à l’endroit de la mise en oeuvre par le MELS – quant aux universitaires entre eux, est-il besoin d’élaborer ?) mais, une fois ces querelles étalées, il demeure suffisamment d’affinités pour délimiter un groupe. (Je suis conscient de l’ironie qu’il y a de concevoir un groupe de « conservateurs » dont des leaders sont Normand Baillargeon et des chefs syndicaux.)

Du reste, si toutes les thèses de doctorat démarrent sur une revue de la littérature, n’est-ce pas pour vérifier que l’apprenti-chercheur est capable de cartographier son champ de connaissances, je veux dire capable d’identifier les différentes écoles théoriques/conceptuelles et qu’il est capable de nommer sa propre filiation – à mes yeux, un doctorant incapable de dire à quelle famille il appartient, mine de rien, est en train d’annoncer qu’il vient de fonder une famille théorique. À ce que l’on sache, des chefs de familles théoriques, il n’y en a pas à chaque génération…

C’est dans le contexte de ces luttes claniques que j’attribue une étiquette politique aux choix normatifs qui sous-tendent nos idées en éducation. La place des savoirs ou du plaisir dans l’apprentissage n’est pas une question scientifique ; notre conception de la culture n’est pas une question empirique ; les finalités que l’on souhaite attribuer à l’école ne sont pas décidées en laboratoire. La Science peut répondre à des questions bien précises (comme le débat soulevé par Régine Pierre), elle peut alimenter notre réflexion, mais jamais elle ne la déterminera.

Dans un champ comme le nôtre, un champ mou pétri de valeurs et de croyances, la Science ne peut porter des certitudes. Elle ne nous sera d’aucun secours pour trancher nos vieilles querelles – veut-on des bachoteurs performants dans les épreuves de l’école ou des enfants compétents dans les épreuves de la vie, pour le dire vite ? – seul y parviendra le dialogue. Pour l’instant, c’est un dialogue entre deux clans de sourds. Il oppose les progressistes aux conservateurs. Comme dans les autres sphères du social, les premiers sont prompts sur l’accélérateur (« Oui au mariage gai ! »), les seconds tout aussi prompts sur le frein (« Attention à la définition traditionnelle de la famille ! »). Au gré des enjeux, chacun d’entre nous fait tantôt partie des premiers, tantôt des seconds. Ainsi vue, l’histoire devient une interminable valse entre ces deux clans : X pas en avant, Y pas en arrière. Pour le dire en termes scolaires, les premiers visent à ce que X soit plus grand que Y, les seconds l’inverse. Et pour terminer en termes aussi neutres que possible : les seconds sont le nécessaire frein pour tempérer les élans parfois téméraires des premiers.

Dans le champ éducatif québécois, il suffit de mesurer l’étendue des changements simultanés que les premiers ont décrétés à la fin du XXe siècle pour comprendre la vigueur de la charge des seconds, en tout cas dans le présent ouvrage. Le dialogue oppose des sourds, disais-je. Et une visite chez un médecin spécialiste de l’ouïe ne réglera rien, de part et d’autre du gouffre :

Je connais des gens, souvent dotés d’intelligences capables des nuances les plus complexes, qui peuvent difficilement accueillir les évidences les plus élémentaires s’il fallait que celles-ci les obligent à reconnaître pour fausses les conclusions qu’ils ont jusque-là fièrement enseignées et qu’ils ont fini par natter, un filament à la fois, dans l’étoffe de leur être. (Léon Tolstoï)

Ces remarques de Tolstoï valent aussi pour le clan des réformateurs. Je compatis avec les opposants à la réforme lorsque j’entends le mot paradigme, comme dans « le paradigme de l’apprentissage a délogé celui de l’enseignement ». En entendant ce mot, invariablement, j’ai une pensée pour le père de ce concept, Thomas Kuhn. Dans l’épilogue à la seconde édition de son ouvrage classique, La structure des révolutions scientifiques (1969), Kuhn évoque une « lectrice sympathisante [qui] a préparé un index analytique partiel et en a conclu que [paradigme] est utilisé au moins de vingt-deux manières différentes ». Quelques paragraphes plus bas, après avoir invoqué des « inconsistances de style » pour en éliminer une vingtaine, Kuhn reconnaît avoir lui-même semé la confusion avec deux significations distinctes du mot paradigme, aucune des deux n’étant applicable aux sciences humaines. Au total (et à la page 282), il se dit « surpris » (en anglais, Kuhn se dit « puzzled ») par ceux qui ont cherché à étendre la thèse centrale de son livre à d’autres domaines que les sciences naturelles.

En 2001, dans la revue Vie pédagogique, Michel Carbonneau écrivait ceci : « contrairement à l’image un peu simplificatrice que l’on se fait de la science, il n’existe pas une, mais des sciences […] selon la nature des objets auxquels on s’intéresse et selon les questions que l’on pose à propos de ces objets. Tout sujet ou tout objet ne peut donc être étudié au moyen d’un schéma expérimental, tel qu’il est entendu dans son acception scientifique stricte. C’est le cas d’un programme et, à plus forte raison, d’un curriculum, en raison principalement de leur complexité et du caractère irréductible de cette complexité. […] curriculum et programmes ne sont pas des objets de laboratoire […la] réforme d’un système de l’éducation relève du politique au sens large ».

Cinq ans plus tard, c’est Claude Lessard qui abondait dans le même sens : « Les réformes sont […] porteuses de valeurs, d’investissement collectif et personnel, d’espérances, d’orientations politiques ; elles ne se réduisent pas, même dans les cultures anglophones pragmatiques, à de simples considérations d’efficacité. Elles répondent toujours d’une manière ou d’une autre à la question des finalités : Quelle éducation ? Pour quelles fins ? Quelle efficacité : pourquoi et pour qui ? ». Vivement ce débat politique, au sens noble du terme, mais sur la place publique, loin des railleries et des boulettes de récriminations.

Le travail de l’éditeur

Quelques observations, pour finir, sur le travail de VLB. Le nombre d’erreurs factuelles est relativement bas. Elles couvrent le spectre des erreurs de dates (ex. : en page 38, il est vrai que le plan de réussite est introduit en 2000, mais sa « gestion par les conseils d’établissement » attendra la rentrée 2003) jusqu’à ce qui ressemble à de l’ironie débridée (ex. : en page 138, la DGFJ – la Direction générale de la formation des jeunes devient Direction de la formation et de la jeunesse).

(En parlant d’ironie, je me suis récemment amusé à traquer le mot « apprenant » dans le programme de formation. Je l’ai repéré à la page 8, puis à la page 100 et enfin à la page 103 – ex. : « l’élève développe des stratégies appropriées pour une écoute et une lecture efficaces ; il apprend à déduire le sens de textes oraux et écrits (interaction de l’apprenant et du texte) » – Le nombre de fois qu’apparaît le mot « élève » ? 935 fois.)

L’importance très relative de ces méprises les rend excusables. Ce qui l’est moins c’est la gestion des notes. Elles sont renvoyées en fin de livre, ce qui est laborieux lorsque le chapitre comporte plusieurs déclarations lapidaires. Et particulièrement frustrant lorsque l’éditeur oublie deux chapitres entiers : les notes de Jacques Portes et Jean-Claude Corbeil sont introuvables ; quant à celles de Gérald Boutin, elles se résument souvent à des références à ses propres travaux, sans les pages pertinentes.

Un dernier mot sur le ton. On ne saurait reprocher à un ouvrage oppositionnel de manquer de propositions positives. Il n’empêche qu’on reste pantois devant un passage comme : « Vous me direz, Monsieur le Ministre, que ces mesures sont infimes par rapport à tout ce qu’il y a à accomplir… Ne craignez rien, d’autres notes suivront sous peu. Dans l’une d’elles, je vous proposerai un plan de lutte contre le décrochage scolaire qui ne demandera l’embauche d’aucun autre psychologue » (p. 125-126). Une telle foi dans le bon sens des gérants d’estrade, un tel mépris pour tout ce qui est réalisé dans nos établissements scolaires, cela est révoltant pour qui oeuvre au quotidien, comme moi, sur le proverbial plancher des praticiens. Une telle attitude oublie qu’il y a, en éducation, des paradoxes indépassables. Vouloir éduquer tous les élèves, quelle que soit leur origine socioculturelle ET vouloir moderniser le curriculum pour le hisser à la hauteur des attentes d’un siècle numérique, complexe, post-industriel, mondialisé et que sais-je encore, voilà un pari follement ambitieux.

Nous viendrait-il à l’esprit de déclarer notre société en crise au motif que la majorité de nos concitoyens sont incapables de gravir l’Everest ? N’est-ce pas un peu ce que nous faisons lorsque nous décrétons périodiquement que notre système d’éducation est en crise ? Ne devrions-nous pas nous rappeler que, somme toute mais sans complaisance : « on a tendance à dresser un portrait très noir de la situation et le PISA a le mérite de nous rappeler qu’on a un très bon système d’éducation » (Réjean Parent, président de la Centrale des syndicats du Québec, le 5 décembre 2007) ?