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Le chercheur qui s’intéresse au fédéralisme canadien ne peut que se réjouir de la publication de deux nouveaux livres par deux observateurs chevronnés en la matière, Alain-G. Gagnon et Réjean Pelletier. Cette note critique va faire une recension de chaque livre, mais va également essayer de placer leurs contributions dans le champ de la production québécoise sur le fédéralisme canadien. Cela me permettra d’aller au-delà de l’appréciation de chaque livre, pour proposer quelques pistes de recherche afin de prolonger ce qu’on pourrait nommer la critique nationaliste du fédéralisme canadien.

Quels sont les traits de la production québécoise sur le fédéralisme ? On est très bien servi par un texte récent de François Rocher (2006) sur cette question. Rocher souligne l’importance de la grille de lecture du rapport Tremblay pour la production intellectuelle ultérieure. Suivant cette grille, la distribution des compétences constitutionnelles est le trait fondamental du fédéralisme, permettant ainsi l’autonomie du Québec. Il s’ensuit que la santé du fédéralisme se juge à l’aune du respect ou non-respect de cette distribution par le gouvernement fédéral. Dans le but d’évaluer la croissance du nationalisme pancanadien depuis le rapport Tremblay, et de la tendance de ce nationalisme à favoriser l’action du gouvernement fédéral peu importe ce qui est prévu dans la Constitution, les recherches québécoises se sont penchées sur la perte d’autonomie du Québec devant l’ingérence du gouvernement fédéral. Selon Rocher, tout en ayant la force de souligner le déficit fédératif au Canada, la production québécoise semble elle-même refuser l’idéal fédéral dans le fait de se concentrer uniquement sur l’autonomie comme valeur fédérale, et d’ignorer le côté de mise en commun avec les autres entités fédérées. On pourrait également se référer aux conclusions de l’analyse de contenu de David Cameron et Jacqueline Krikorian (2002), qui ont observé que la production québécoise a surtout porté sur le débat constitutionnel et la question de la souveraineté du Québec, et mettant beaucoup moins l’accent sur la dimension des relations entre le Québec et le Canada. Il se peut que l’échantillonnage limité de Cameron et Krikorian pose problème, mais leur conclusion ne semble pas avoir soulevé d’objections parmi les chercheurs québécois.

Évidemment, il y a de très bonnes raisons qui expliquent ces deux tendances de la recherche québécoise dans ce domaine, surtout la défédéralisation du Canada sous la pression d’un nationalisme majoritaire canadien-anglais, limitant ainsi les espaces d’autonomie pour la nation québécoise. Mais il reste que plus de cinquante ans se sont écoulés depuis le rapport Tremblay et qu’une analyse qui se limite à la mise à jour de ce dernier (en repérant les nouvelles formes d’ingérence du gouvernement central) et aux efforts de renégocier un pacte entre deux nationalismes va nécessairement perdre en vitalité.

Il faut néanmoins signaler un certain renouveau d’intérêt pour le fédéralisme canadien et son fonctionnement comme tel depuis trois ou quatre ans au Québec, ce qui est en décalage avec la situation au Canada anglais où l’on note un problème de reproduction intergénérationnelle assez aigu (Fafard et Rocher, 2008). On peut souligner, entre autres, le premier manuel en français sur le fédéralisme canadien depuis longtemps, qui compte des contributions de plusieurs jeunes chercheurs, tels Jean-François Caron, Sarah Fortin, Rafaele Iacovino, Martin Papillon et Luc Turgeon (voir Gagnon, 2006). À cela on peut ajouter la thèse magistrale d’Eugénie Brouillet (2005) sur l’interprétation constitutionnelle de la Cour suprême, qui actualise la tradition d’analyse d’Henri Brun, les analyses imaginatives des relations intergouvernementales en politiques sociales par Alain Noël et Gérard Boismenu, pour ne rien dire de la tentative audacieuse d’Alain-G. Gagnon et de Rafaele Iacovino (2008) de rapprocher les débats sur la citoyenneté (multiculturalisme, interculturalisme) et les débats sur le fédéralisme multinational. En parallèle avec ces recherches, quelques universitaires ont proposé des lectures moins nationalistes du fédéralisme canadien, quoique pour un public non universitaire. On pourrait compter les propositions d’Éric Montpetit (2007) pour le renforcement d’un fédéralisme d’ouverture parmi ces derniers, ainsi que, sous une forme plus pamphlétaire, les contributions de Jean Leclair et de Pierre-Gerlier Forest à l’ouvrage collectif d’André Pratte (2007). Bref, à l’opposé du Canada anglophone, on assiste à une transition générationnelle réussie au Québec dans le domaine des études sur le fédéralisme, quoique à l’instar du Canada anglophone, le champ reste toujours dominé par des voix masculines.

Point de vue québécois sur le fédéralisme

Le livre de Réjean Pelletier, Le Québec et le fédéralisme canadien, est difficile à évaluer, car ses ambitions ne sont pas claires. Dans l’introduction, l’auteur écrit : « Le présent volume ne cherche pas à répondre à d’autres ouvrages ou articles qui auraient été écrits sur ces mêmes sujets. Il cherche tout simplement à susciter la réflexion » (p. 6). Donc, on est prévenu dès le début qu’il n’y a là aucune ambition de contribuer à l’avancement des débats. Malgré ce début inopportun, on a droit à un livre qui démontre une connaissance, voire une expertise, du fédéralisme canadien sous plusieurs angles. La première partie du livre propose un survol historique du développement du fédéralisme, consacrant un chapitre à l’Acte constitutionnel de 1867, un autre aux 115 ans suivants, et un troisième au rapatriement de la Constitution en 1982 et à ses suites jusqu’en 2006. Cette partie reprend les thèmes bien connus de la lecture nationaliste du fédéralisme canadien, notamment l’importance de la question du Québec dans la décision d’adopter le fédéralisme, la subordination partielle des provinces dans l’Acte de 1867 et la centralisation de la fédération depuis les années 1930 par le moyen du pouvoir de dépenser, surtout sous l’impulsion d’un nationalisme canadien qui est en partie nourri par le gouvernement fédéral lui-même. Il y a une occasion perdue dans la discussion de la Confédération, car Eugénie Brouillet (2005) a récemment remis en cause l’idée que l’Acte de 1867 n’était que quasi fédéral. Pelletier tient toujours à cette idée, mais ne démontre pas pourquoi Brouillet a tort.

Dans la deuxième partie du livre, l’auteur se tourne vers des enjeux actuels plus précis concernant la place du Québec dans les relations intergouvernementales canadiennes. Il consacre un chapitre au bilinguisme et aux politiques linguistiques, un autre aux relations intergouvernementales, un troisième au fédéralisme asymétrique et un dernier à l’évaluation du fédéralisme d’ouverture du premier ministre Stephen Harper et à la critique du livre d’Éric Montpetit sur un possible renouvellement du fédéralisme qui serait acceptable aux Québécois. Le chapitre le plus intéressant et original porte sur les relations intergouvernementales, où l’auteur passe en revue des champs précis de politiques publiques (le commerce intérieur, la santé, la formation de la main-d’oeuvre). C’est dans ces pages que le livre réussit mieux son objectif de susciter la réflexion et de pousser l’argumentaire nationaliste à l’extérieur des sentiers battus. Pelletier accepte une partie de l’argumentation « canadienne-anglaise » quant à la complexité et l’interdépendance du monde contemporain, et donc l’impossibilité de traiter les compétences constitutionnelles comme étant étanches. La collaboration entre gouvernements est alors essentielle pour gérer cette interdépendance. Mais Pelletier souligne en même temps que cela ne justifie en aucune manière l’utilisation du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral. En fait, la collaboration réussit mieux quand le gouvernement fédéral n’essaie pas d’exercer un pouvoir hiérarchique. L’auteur ne fournit pas beaucoup d’exemples empiriques pour appuyer cet argument, mais ça me semble ouvrir une voie féconde pour contrer un des arguments les plus probants dans la production canadienne-anglaise sur le fédéralisme.

La dernière partie du livre traite des mécanismes de représentation des provinces, avec un chapitre sur le Sénat et un autre sur le Conseil de la fédération. Dans les deux cas, Pelletier trouve les mécanismes déficients et incapables de restreindre le gouvernement fédéral. La conclusion reprend les thèmes du livre et est somme toute très pessimiste sur la capacité du Québec de se faire entendre dans le système canadien, surtout à cause de sa faible croissance démographique. Il prévoit que la croissance de l’Alberta et de la Colombie-Britannique va bientôt laisser le Québec troisième en importance, après l’Ontario et l’Ouest, dans la définition de la communauté canadienne.

Comment juger ce livre ? Son utilité première, il me semble, serait comme manuel pour un cours d’introduction. Il couvre une variété de sujets d’une manière intelligente et intelligible, et pourrait donc être utilisé comme texte de base. À cet égard, il est malheureux qu’on n’ait pas produit le livre avec cette idée en tête, car on aurait pu ajouter quelques pages pour mieux définir le concept même de fédéralisme ainsi que quelques autres idées-forces. Pour les chercheurs mieux versés dans la matière, par contre, le livre n’a pas beaucoup à offrir, en étant une synthèse d’interprétations courantes. J’ai quand même apprécié la qualité de cette dernière synthèse, et surtout ses nuances. L’auteur apporte une perspective nationaliste à l’analyse, mais ce livre est loin d’engager une polémique. Par rapport à la tradition québécoise d’analyse du fédéralisme, ce livre est assez emblématique : l’accent est mis sur les dimensions Québec-Canada et la capacité du fédéralisme canadien de reconnaître le nationalisme québécois, quoiqu’il prête un oeil au fonctionnement des institutions fédérales ainsi qu’au processus de confection des politiques publiques ; et la question de l’autonomie est centrale à la définition du fédéralisme, même si Pelletier se montre plus ouvert à discuter des possibilités de collaboration.

Si Réjean Pelletier se gardait bien d’entrer en débat avec d’autres ouvrages, le livre d’Alain-G. Gagnon, La raison du plus fort, utilise souvent la stratégie de créer des débats entre des auteurs pour faire ressortir une ligne d’analyse. Le livre nous donne un très bon aperçu du programme de recherche de Gagnon depuis les derniers 10 à 15 ans. On pourrait le résumer en disant que Gagnon cherche à croiser les débats entre les philosophes libéraux sur la diversité et le multiculturalisme avec les recherches en politique comparée sur les sociétés multinationales. Cela lui fournit des armes à la fois normatives et positives. Sur le plan normatif, il peut établir la légitimité des fédérations multinationales et critiquer l’abus du pouvoir majoritaire dans des sociétés multinationales selon des principes philosophiques. Sur ce front, il prolonge la réflexion de Michael Keating, mais avec une immersion plus profonde dans la philosophie politique libérale contemporaine. Cet aspect de l’argumentaire reste néanmoins au niveau d’une synthèse, quoiqu’il apporte une contribution en clarifiant les enjeux de cette philosophie pour le cas particulier de la multination.

Plus originale est la démonstration de la capacité d’expliquer le processus d’évolution des sociétés multinationales en faisant référence aux principes normatifs empruntés à la philosophie libérale, et surtout aux travaux de James Tully sur la liberté dans des sociétés multinationales et sur les prérequis pour réaliser la justice dans le constitutionnalisme. Selon la lecture de Gagnon, les manques au niveau de la justice et de la légitimité dans une fédération comme celle du Canada ont comme résultat de mettre en cause sa stabilité. On fait face, donc, à une explication idéaliste de l’évolution de systèmes politiques multinationaux : lorsque les nations sociologiques qui constituent une unité politique ne sont pas capables de reconnaître l’autre, quand elles refusent de respecter la continuité dans leurs relations avec l’autre, et quand elles changent le pacte constitutionnel sans le consentement mutuel, le résultat est une perte de stabilité et le renforcement des tentatives nationalistes des groupes minoritaires de créer des sociétés globales autonomes.

Le livre collige une série de textes que Gagnon a écrits entre 2002 et 2006. Il y a une belle cohérence entre les textes, mais la formule fait en sorte que le livre est répétitif dans quelques endroits, et que l’argumentaire global se perd dans l’argumentaire des chapitres individuels.

Pour ma part, je trouve que le livre que Gagnon a écrit avec Rafaele Iacovino (2008) demeure une meilleure exposition de la richesse de son programme de recherche, car on a plus de place dans un livre pour développer les nuances. Parmi les textes réunis dans La raison du plus fort, l’auteur doit faire des raccourcis, invitant le lecteur à plusieurs reprises à consulter les travaux des autres chercheurs du Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales pour un développement plus complet de l’argumentaire. Les philosophes libéraux qui ne partagent pas le point de vue de l’auteur sont aussi souvent critiqués sans une pleine présentation de leur argumentaire. Encore une fois, cet aspect semble être le résultat de l’espace limité qu’offre un article ou une communication, mais l’effet est de vider l’analyse de quelques nuances et de créer une certaine dichotomie entre les « bons » et les « méchants » philosophes.

Le livre compte six chapitres distincts. Le premier, moins idéaliste dans sa conception, trace l’évolution des nationalismes québécois et catalan, sur une période de deux siècles. L’idée est de montrer comment ces nationalismes ont créé des sociétés globales nationales surtout comme résultat du manque d’ouverture de la nation majoritaire à la création d’un État fédéral multinational. L’argument me paraît crédible, même s’il faut grossir le trait pour rentrer toute cette expérience historique dans un chapitre, et si l’on ignore la contribution d’autres facteurs explicatifs (ex. le print capitalism de Benedict Anderson, ou la mobilisation sociale de Karl Deutsch). Le deuxième chapitre établit trois fondements normatifs du fédéralisme asymétrique qui justifieraient son adoption pour des raisons autres que sa capacité de gérer des tensions ponctuelles dans une fédération. Gagnon se penche sur trois principes qui peuvent être mieux réalisés avec l’application d’une formule asymétrique, le principe communautaire, le principe égalitaire et le principe démocratique. Les expériences belge et espagnole sont jugées plus porteuses à cet égard que le cas canadien, où l’asymétrie semble être mise au rancart en faveur d’un libéralisme procédurier. Le troisième chapitre revient sur le cas canadien et établit un débat entre les principes philosophiques de Charles Taylor et la philosophie politique de Pierre Trudeau, où le deuxième paraît l’emporter sur le premier, même si Taylor semble mieux en mesure de réaliser la justice et la stabilité dans des sociétés complexes. Les deux chapitres suivants reprennent ce thème, soulignant comment le nationalisme majoritaire au Canada défédéralise le pays, en effaçant les espaces d’asymétrie et de non-subordination dans le fédéralisme de concertation. Le quatrième chapitre est particulièrement intéressant dans sa défense du fédéralisme de concertation comme instrument démocratique dans une société multinationale, ainsi que par sa pertinence pour le renouveau du projet fédéral au Canada sur une base bilatérale et non hiérarchique. On retrouve quelques échos des idées de Réjean Pelletier dans ces propositions, quoique posées à un niveau plus abstrait et idéaliste que l’analyse institutionnelle de ce dernier. Le chapitre final revient sur la pensée de John Rawls, de Daniel Elazar et d’Ernest Renan, soulignant l’importance de la multination pour assurer la délibération nécessaire « à l’enrichissement démocratique des sociétés complexes » (p. 186).

Le courant de recherche représenté dans le livre d’Alain-G. Gagnon me semble une innovation importante dans la production québécoise sur le fédéralisme, et il a le bénéfice de cerner les vrais enjeux et les implications difficiles des travaux des philosophes libéraux comme Taylor, Kymlicka et leurs confrères (très peu de consoeurs jusqu’à maintenant) dans ce que certains appellent l’« école canadienne de la diversité ». La célébration de la reconnaissance de la diversité qu’on retrouve chez ces derniers ignore souvent que les majorités ne sont pas prêtes à suivre leurs conseils et à céder une partie de leur pouvoir majoritaire. En revanche, le livre est plus emblématique des tendances de la recherche québécoise sur le fédéralisme que celui de Réjean Pelletier. L’analyse mise exclusivement sur les relations Québec-Canada, et la question de l’autonomie du Québec prend le dessus sur celle de la participation du Québec à des projets conjoints, avec quelques rares exceptions dans le chapitre sur le fédéralisme de concertation. Sur ce dernier point, il faut se demander quel est l’intérêt du Québec pour une fédération multinationale canadienne. On pourrait voir les bénéfices du fédéralisme multinational dans le cas de communautés historiques qui cherchent à s’autodéterminer, mais qui n’ont pas la capacité de devenir des États indépendants. Mais le texte est très clair : le Québec est une société globale, et le seul bénéfice évident pour lui semble être sa volonté de servir comme modèle aux yeux du monde de la gestion de la multinationalité dans le cadre d’une fédération.

Par ailleurs, on peut se questionner sur la faisabilité des propositions contenues dans l’ouvrage. Ce texte est un plaidoyer, et l’auteur a donc évidemment ses propres doutes quant à la réalisation d’une fédération multinationale canadienne, faute d’un changement d’esprit de la part de la majorité. Mais le livre est très sombre, avec raison, quant à la fermeture du Canada anglais aux solutions multinationales, et la seule voie pour pousser ce dernier dans la direction de l’asymétrie (qui n’est pas nécessairement aussi radicale que le fédéralisme multinational) semble être le risque de la séparation du Québec par la voie d’un référendum. Mais ce processus aura de la difficulté à créer la culture de respect de l’autre et la moralité constitutionnelle si nécessaire au succès d’une fédération multinationale, d’un côté, tout en rendant le Québécois moyen plus susceptible de préférer le statut d’État indépendant à celui de nation membre d’une fédération multinationale, de l’autre. En d’autres mots, je ne peux pas partager la vision optimiste de l’auteur, du moins si j’accepte son analyse sombre de la situation actuelle.

Perspectives

Ayant été formé dans la pensée québécoise sur le fédéralisme canadien, j’ai été très à l’aise avec l’argumentaire des deux livres. La critique de la défaillance du fédéralisme canadien au niveau institutionnel et au niveau des principes de la justice et de la liberté m’a paru toujours convaincante, mais ces livres n’ont pas fait beaucoup pour diriger ma réflexion vers de nouvelles pistes. Le cadre normatif des deux livres me paraît toujours très percutant pour la critique du fédéralisme canadien, mais en décalage avec l’actualité politique du Québec depuis 2003, ce qui pose des questions sociologiques intéressantes. Par exemple, si le Canada est en train de se défédéraliser, et si le cadre constitutionnel canadien étouffe la liberté du Québec, comment peut-on expliquer la difficulté du mouvement souverainiste à mobiliser les citoyens ? Pourquoi l’engouement pour le fédéralisme d’ouverture de Stephen Harper en 2006, qui était bien en deçà des attentes historiques québécoises, comme Gagnon et Pelletier le démontrent ?

On pourrait penser à trois chantiers de recherche pour renouveler et approfondir la perspective québécoise sur le fédéralisme canadien. Il se peut fort bien que les réponses à ces questions ne viennent que confirmer l’analyse traditionnelle, mais même si c’est le cas, cette recherche fournirait de nouvelles données sociologiques qui pourraient aider à orienter la réflexion stratégique des acteurs. Un premier aspect de l’approche nationaliste qui pourrait être revu concerne le nationalisme pancanadien. Malgré le rôle explicatif que ce dernier joue, il est souvent défini d’une manière assez floue, ou ramené tout simplement aux projets trudeauistes du bilinguisme personnel, du multiculturalisme, de l’égalité des provinces et de la Charte des droits. C’est une vision assez réductrice du nationalisme canadien-anglais, qui occulte, entre autres, des tensions régionales persistantes, ainsi que des pressions provincialistes quand même assez fortes. De plus, c’est une vision qui dépeint le Canada anglais comme un acteur qui essaie toujours de taper sur le Québec. Mais nous savons que les majorités peuvent aussi faire tort aux minorités, non pas volontairement, mais tout simplement en oubliant la présence des autres dans la poursuite de leurs propres projets. Dans plusieurs cas, ça revient au même, mais si on cherche à trouver un fédéralisme plus juste, et si cela implique la redécouverte d’une moralité et d’un esprit fédéraux au Canada anglais, comme le veut Gagnon, il importe de savoir à quel point le problème réside dans l’ignorance et l’indifférence et à quel point il est ancré dans la visée d’étouffer le nationalisme québécois.

Un deuxième chantier serait d’ouvrir l’analyse à un plus grand éventail d’acteurs et de lieux politiques. Les acteurs dans les travaux nationalistes sont surtout les nationalismes pancanadien et québécois, et l’analyse empirique met l’accent sur la confrontation de ces nationalismes dans des processus politiques institutionnels comme les négociations intergouvernementales ou les décisions de la Cour suprême. On perd de vue les acteurs qui luttent pour définir le contenu idéologique de ces nationalismes, ainsi que les acteurs dont l’action politique ne se définit guère en termes nationalistes. On s’entend, le nationalisme semble être le concept clé pour comprendre le fédéralisme canadien, mais les acteurs s’organisent aussi autour des concepts de classe, de genre, et ainsi de suite. En plus, les dynamiques de l’économie politique, de l’identité, des changements de paradigmes dans des champs précis de politiques publiques, ne sont pas prises en compte, même si elles participent aussi à façonner le fédéralisme canadien. À cet égard, il est intéressant de noter que le livre de Réjean Pelletier souligne l’importance des questions d’économie politique dans la création du Canada et dans son évolution, mais ces questions disparaissent de l’analyse en arrivant aux années 1980. Daniel Salée (2002) et Pascale Dufour (2007) ont, chacun à leur manière, ouvert des pistes de réflexion pour situer les conflits Québec/Canada dans un cadre de transformation politique plus large, mais on attend des analyses qu’elles étendent et approfondissent cette perspective.

Dans le même ordre d’idées, le concept important de défédéralisation doit être élucidé. On a raison de dire que l’idéal fédéral ne se porte pas bien au Canada, que les institutions du gouvernement central se définissent de plus en plus comme nationales au lieu de fédérales, ou que le gouvernement central empiète sur le domaine constitutionnel provincial dans l’élaboration des politiques publiques. Comme processus, on devrait être capable de tracer sa vitesse, et de relativiser l’étendue de la défédéralisation : en est-on presque rendu à un système unitaire, ou y a-t-il toujours un esprit fédéral assez vivant dans nos institutions gouvernementales ? À quel point l’ingérence fédérale limite-t-elle la capacité des Québécois d’adopter des choix différents dans les domaines de compétence provinciale comme la santé ou l’aide sociale ? Il me semble que des analyses empiriques de différents champs de politiques publiques seraient très probantes à cet égard, et en effet Réjean Pelletier excelle quand il discute du domaine de la santé. Cette analyse doit aller au-delà de la simple lecture des ententes intergouvernementales pour saisir la vraie capacité de la société québécoise de définir et mettre en oeuvre ses propres priorités à l’aide de ses institutions, ainsi que les contraintes réelles imposées par l’ingérence fédérale.

Troisièmement, sur quelle base les Québécois continuent-ils de donner leur consentement au Canada ? Si on accepte le portrait noir du nationalisme trudeauiste, que présente Gagnon, si on accepte que le Québec est une société globale et que de plus en plus les Québécois ont été socialisés dans l’identité québécoise (et non plus canadienne-française), comment se peut-il que la grande majorité des Québécois aient une attitude grosso modo positive sur le Canada ? Cela revient à l’idée de René Lévesque, reprise ici et là dans le livre de Réjean Pelletier, que le Canada n’est pas une prison. Mais cela reste une formulation purement négative. Comme Rocher l’a noté, l’accent mis sur l’autonomie dans la recherche québécoise a l’effet d’occulter la participation des Québécois dans la mise sur pied de projets conjoints avec les autres Canadiens. La critique nationaliste ne peut plus se contenter de poser le gouvernement fédéral et les projets pancanadiens comme de simples reflets du nationalisme canadien-anglais, mais elle doit aussi cerner comment les Québécois se voient comme partie prenante dans ce gouvernement et dans ces projets, et comment un certain nationalisme québécois peut s’affirmer dans la participation à la gouverne pancanadienne. L’idée ici n’est pas de verser dans une célébration de l’expérience canadienne. Peut-être observerait-on que les bases du consentement québécois sont en train de s’effriter devant l’incapacité du fédéralisme canadien à accommoder la diversité nationale. Mais pour sortir des sentiers battus, et pour actualiser les interventions stratégiques des acteurs, un regard plus complexe sur les dimensions du consentement au Canada me paraît essentiel.

Pour conclure, les livres sur le fédéralisme d’Alain-G. Gagnon et de Réjean Pelletier valent la peine d’être lus par ceux qui ne sont pas à jour avec les publications récentes de ces deux auteurs. Celui de Pelletier a de plus grands mérites aux fins d’enseignement au premier cycle, celui de Gagnon est plus original et ambitieux dans son argumentaire. Mais dans les deux cas, on a aussi l’impression d’un argumentaire nationaliste qui se répète depuis quelques années, et qui est déjà assez courant dans le discours politique populaire. Si la perspective nationaliste sur le fédéralisme canadien veut aller plus loin sur le registre analytique, il me semble que la relève qui commence à prendre sa place dans les universités québécoises doit remettre en cause un certain nombre de présupposés courants.