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On a dit d’André Mathieu (1929-1968) – pianiste virtuose et compositeur précoce, mort à l’âge de 39 ans – qu’il était le « petit Mozart canadien ». Le pianiste Alain Lefebvre s’évertue, depuis quelques années, à faire « revivre » ce grand musicien oublié : concert à la Salle Pleyel à Paris, etc. Mais qui sait que son père Rodolphe Mathieu fut aussi un virtuose et un compositeur ? L’ouvrage de Marie-Thérèse Lefebvre, musicologue et professeure à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, permet de connaître la carrière exceptionnelle et atypique de Rodolphe Mathieu et aussi de dresser, comme elle le dit, le portrait du milieu musical québécois de l’entre-deux-guerres. Donc une biographie et aussi une analyse sociologique d’une longue période de la vie culturelle montréalaise et québécoise. La question centrale de son ouvrage est : comment et dans quelles conditions a émergé le statut professionnel de compositeur au Québec ?

Rodolphe Mathieu (1890-1962) est, comme le dit Lefebvre, « un esprit original, autodidacte et libre-penseur ». Un « personnage énigmatique » dont la trajectoire sociale et professionnelle est exceptionnelle. Bien documenté, l’ouvrage fournit de nombreuses informations sur la vie et l’oeuvre de celui que l’on va considérer comme « l’un des plus brillants compositeurs canadiens » : enfance dans un milieu rural (Grondines, Portneuf), famille de 13 enfants ; travail comme menuisier vers l’âge de 16 ans à Montréal, où il suit des cours privés de piano ; organiste et professeur de musique et écriture, en 1907, de sa première oeuvre, « Larmes » pour voix et piano ; séjour d’études en 1920 à Paris grâce à une bourse de composition du gouvernement du Québec (pas facile, écrit alors Léo-Pol Morin, d’obtenir une telle bourse dans un pays « où on ne sait pas très bien ce qu’est un compositeur, surtout un compositeur qui ne joue pas [sic] en virtuose d’aucun instrument ») et écriture de plusieurs oeuvres (dont « Quatuor à cordes », « Trio » et « 12 études modernes » pour violon) ; retour à Montréal où il enseigne la musique dans des écoles et devient un animateur de la vie musicale et culturelle (organisation des Soirées-Mathieu, création de la Société internationale de musique) ; abandon de la composition à la fin des années 1930 et, dans les années d’après-guerre, la grande désillusion.

Une carrière somme toute difficile, tant au plan financier qu’au plan de la reconnaissance. L’intérêt de l’ouvrage de Marie-Thérèse Lefebvre est, au plan sociologique, indéniable. On y trouve en effet d’excellentes descriptions des milieux culturels, tantôt en France pendant les Années folles, tantôt à Montréal dans l’entre-deux-guerres. À Paris, Mathieu fréquente le milieu fort animé des étudiants canadiens (Léo-Pol Morin, Marcel Dugas, le pianiste Alfred Laliberté, Fernand Préfontaine, Robert de Roquebrune) et il suit les cours de Vincent d’Indy, mais il vit plutôt isolé. Pour expliquer cet isolement, Lefebvre invoque ses origines paysannes, la marginalité de ses propos et le « caractère instinctif » de sa création » (p. 93). L’analyse qu’elle fait de la vie musicale dans l’entre-deux-guerres à Montréal fait découvrir beaucoup de choses sur les milieux culturels montréalais : la grande animosité entre artistes, la situation difficile des musiciens québécois coincés entre la France et les États-Unis, l’enjeu que représente l’enseignement musical (avec la création en 1942 d’un conservatoire), le rôle de la radio (L’Heure provinciale), l’opposition entre les publics francophone et anglophone, le premier fonctionnant à la souscription et le second, à la prétention. On retrouve tout un ensemble de personnages : l’« imposant » critique musical Frédéric Pelletier, qui dénonce ce qu’il appelle « la décadence des modes modernes », l’organiste Eugène Lapierre, le chef d’orchestre Wilfrid Pelletier, le compositeur Claude Champagne qui deviendra directeur adjoint du Conservatoire et dont l’art est, selon Léo-Pol Morin, « le signe d’une civilisation musicale prochaine en notre province »), les Laurendeau, père (Arthur) et fils (André), Auguste Descarries, l’anthropologue Marius Barbeau, etc.

On peut s’étonner que les « années fastes » de la vie de concert à Montréal dans les années 1920 – le premier concert de musique contemporaine date de 1922, Léo-Pol Morin y jouant des oeuvres de Gabriel Fauré, Francis Poulenc, Éric Satie, Darius Milhaud, Arthur Honegger, et Rodolphe Mathieu – fassent place, une décennie plus tard, à un déclin. Ce déclin s’explique, selon Lefebvre, par les lendemains difficiles de la crise économique, la polarisation régionalisme/modernité et la montée d’un nationalisme de « repli sur soi ». On redécouvre alors le folklore : au pédantisme et aux « platitudes universelles » des membres d’un petit cénacle contemporain à Montréal, Marius Barbeau préfère le « patrimoine obscur de la population rurale. » Des compositeurs, dont Claude Champagne, se mettent à écrire une musique au parfum folklorique. Seul Rodolphe Mathieu défend, dans une série d’articles sur le folklore dans La Presse, l’individualisme à la base de la création artistique. Il faut alors, note Lefebvre, « une certaine dose de courage (ou de naïveté) » pour affronter ainsi l’intelligentsia montréalaise. La réponse d’Eugène Lapierre ne se fait pas attendre : « Nous voulons trop faire du neuf […] La sagesse est de se contenter d’une honnête médiocrité. » Et il conclut : « Il faut parfois avoir le courage du médiocre parce que le médiocre est perfectible et que le néant ne l’est pas. » On aura tout entendu !

Pour expliquer l’échec de la carrière de Rodolphe Mathieu, Marie-Thérèse Lefebvre se réfère au contexte et au « milieu étouffant » de l’époque : absence de maisons d’édition musicale, critique négative systématique de ses oeuvres, manque d’appui aux activités culturelles qu’il organise, incapacité d’obtenir un revenu suffisant, etc. À tout cela s’ajoute un facteur plus personnel : le succès précoce de son fils André, tout se passant comme si on voulait, comme le rêve sa femme, transformer l’échec du père en succès du fils. Lefebvre consacre d’ailleurs un chapitre à la courte carrière du compositeur-pianiste virtuose, André Mathieu.

Dans les années 1950, on ne parle plus de Rodolphe Mathieu… Oui, l’oeuvre de Mathieu a été, comme le montre Marie-Thérèse Lefebvre, l’objet d’un véritable ostracisme, mais faut-il voir dans l’échec professionnel de Rodolphe Mathieu « la résultante d’une impuissance collective vécue par plusieurs artistes et intellectuels » ? C’est une explication beaucoup trop générale.

L’ouvrage de Marie-Thérèse Lefebvre nous permet de découvrir la vie et l’oeuvre du « premier musicien canadien à considérer la composition comme l’expression personnelle d’une pensée artistique » : un chapitre porte sur « L’esthétique et l’originalité de la musique de Rodolphe Mathieu », et en annexe, on retrouve la liste de ses oeuvres ainsi que les textes de ses oeuvres orales. On peut noter quelques rares erreurs ou généralités. Par exemple, Édouard Montpetit est présenté comme le fondateur de l’École des Hautes Études commerciales (p. 68) alors qu’il n’a été que professeur, et les communautés religieuses auraient constitué, entre 1920 et 1940, la majorité des lecteurs du Devoir (p. 109). On peut aussi regretter que peu de place soit faite à l’opéra et qu’on passe sous silence la grande popularité d’une Anna Malenfant, etc. Mais c’est du beau travail, fort bien documenté !

Je terminerai par deux questions ou remarques plus générales. L’étude de Marie-Thérèse Lefebvre nous fournit une double analyse, celle de la carrière difficile de Rodolphe Mathieu et celle de l’émergence, tout aussi difficile, du statut professionnel de compositeur au Québec. Mais peut-on expliquer l’une par l’autre ? Par ailleurs, il est vrai que le statut professionnel en arts est lié à l’existence d’associations professionnelles, de structures solides de diffusion et de mécanismes de reconnaissance. Mais s’agissant d’un travail de création qui s’exerce souvent de façon indépendante, l’incertitude face au succès n’agit-elle pas comme « une condition nécessaire de l’innovation et de l’accomplissement de soi dans l’acte créateur selon le mot de Pierre-Michel Menger, (Le travail créateur, Paris, 2009, p. 62) ? » La question du statut professionnel de l’artiste demeure une question ouverte, qu’il n’est pas facile, encore aujourd’hui, de régler à la satisfaction de tous. Et s’il y a un problème avec les notions de professionnalisation ou d’institutionnalisation, c’est qu’elles impliquent une coupure entre un avant et un après, alors même qu’on ne peut voir la fin de tels processus.