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Tracer les marges de la Cité est l’oeuvre ambitieuse d’un historien qui depuis plusieurs années étudie la place de l’immigration au Québec et les transformations qui se sont opérées dans l’appareil et le discours étatiques pour gérer ce phénomène dans toute sa complexité. Ambitieuse, car l’auteur parcourt presque quatre siècles d’histoire nationale ainsi que les différents contextes qui l’ont marquée, s’efforçant à chaque fois d’examiner le degré d’ouverture ou de fermeture de la Cité à l’égard de l’étranger. Car c’est la présence de l’étranger – dans l’imaginaire collectif, dans les discours qui le valorisent ou le dévalorisent, et dans la manière dont tout cela se traduit sur les plans juridique et administratif – qui fournit le fil conducteur de cette étude riche et complexe. Et comme tout ouvrage complexe qui adopte plusieurs registres analytiques, on peut le lire à plus d’un niveau.

L’un de ces niveaux est exemplifié par la phrase avec laquelle l’auteur termine son étude : « Au-delà de l’ordre du discours il y a l’être humain » (p. 237). Grâce à une recherche systématique des sources archivistiques et des textes juridiques pertinents, il parvient à pénétrer dans le quotidien des différents univers historiques et à mettre en scène des personnages en chair et en os que des vicissitudes diverses ont amenés aux portes de la Cité – êtres humains porteurs d’une altérité perçue parfois comme menaçante, parfois comme utile, voire enrichissante. Ces personnages sont peu nombreux si on considère la longue durée sur laquelle s’étale son étude, et peut-être aussi parce que les archives administratives sont souvent avares lorsqu’il s’agit de révéler les trajectoires de vie d’individus ordinaires pris dans les engrenages de l’État. Mais dans chacun de ces cas, l’auteur réussit à donner une signification à leur humanité en les plaçant en rapport (souvent comme victimes) avec des systèmes religieux, culturel, et légal très imbriqués qui mesurent et définissent leur altérité.

À travers ces fragments de vie le lecteur se rend compte de l’importance, par exemple, de l’allégeance politico-religieuse comme critère d’inclusion dans une Cité (ici la Nouvelle-France) dont la mission dans le nouveau monde est soutenue par une cosmogonie qui reconnaît l’humanité de l’étranger.

Dans un contexte historique ultérieur, la peine de pendaison qui sera infligée en 1797 à Québec à l’Américain Peter McLane illustre jusqu’à quel point l’altérité de l’étranger est évaluée en fonction du degré de menace qu’il peut poser à la sécurité publique dans la nouvelle ère des révolutions et des guerres impériales qui succède à la Conquête. Lois, proclamations, ordonnances et « notices aux aubergistes » se multiplient et constituent les instruments grâce auxquels les appareils du pouvoir exercent leur vigilance sur l’étranger, en jugent les comportements et sanctionnent son inclusion ou son exclusion. Et pour démontrer que l’inclusion légale n’est pas en soi garante d’inclusion politique, l’auteur revisite le cas célèbre d’Ezekiel Hart, à qui on a interdit d’exercer ses fonctions à titre de « représentant élu » dans la circonscription de Trois-Rivières parce qu’il était juif, ce qui, aux yeux des autorités, rendait suspecte son allégeance à la Couronne. De toute évidence, nous rappelle l’auteur, la modernisation de l’appareil répressif étatique a du mal à se libérer du lien sacré entre le souverain et le sujet, du moins aussi longtemps qu’un nouvel ordre social et de nouvelles idéologies politiques n’auront pas imposé d’autres formes de rationalité plus fonctionnelles aux besoins économiques et de contrôle social.

Ce nouvel ordre débute par la période de calme relatif sur la scène internationale qui fait suite aux guerres napoléoniennes et qui ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire des mouvements de population transatlantiques. Des nouvelles politiques impériales jumelées aux exigences de développement démographique et économique ouvrent le Québec à des vagues successives de populations provenant des Îles Britanniques et, dans une moindre mesure, de l’Europe continentale. Il s’agit d’un contexte qui, bien sûr, a été étudié de façon exhaustive. Or, Pâquet s’efforce d’élucider la transition historique qui s’opère à l’égard de l’altérité et qui voit la notion d’ « immigrant » se substituer à celle d’« étranger », même si l’on peut se demander dans quelle mesure le concept d’étranger aurait si facilement remplacé celui d’immigrant dans les interstices de la société civile québécoise, là où les préjugés et les mentalités populaires suivent leur propre rythme d’évolution. L’auteur parvient cependant à montrer l’émergence graduelle de tout un appareil de gestion étatique qui, au fil des ans, sera renforcé par une foule de mesures législatives, de règlements et de pratiques de contrôle sanitaire, d’autant plus que les compétences en matière d’immigration seront graduellement transférées de la métropole à la colonie et que, plus tard, l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique posera les jalons légaux et politiques pour une gestion plus systématique de l’immigration. Et cela, dans un contexte international marqué de plus en plus par la libre circulation des personnes et par un ajustement légal apte à valoriser les droits de propriété au sens marchand tout en favorisant les procédures de naturalisation.

Aucune surprise, donc, si le « protagonisme historique » se déplace de plus en plus vers un personnel politique, administratif et d’experts où l’on retrouve, en première ligne, des agents d’immigration, des commissaires d’hôpitaux et des médecins – à l’occasion des juges et des autorités policières. C’est à eux qu’il incombe de faire appliquer les critères de sélection, de surveillance et d’exclusion qui se fondent maintenant sur des connaissances scientifiques et médicales. Leurs pratiques, analysées ici de façon très détaillées, concrétisent le défi auquel le Bas-Canada et plus tard la province de Québec doivent faire face : comment incorporer des populations considérées de plus en plus utiles et même indispensables pour le développement démographique et économique, sans pour autant mettre en danger la santé du « corps » social et la stabilité des institutions.

Un simple regard comparatif, surtout à l’échelle nord-américaine, aurait révélé que l’inquiétude quant aux modalités d’incorporation et aux risques qu’elle comporte est loin d’être une particularité du Québec, pas plus que ne le sont les critères d’exclusion d’ailleurs – qu’ils soient de nature médicale, sociale, ethno-raciale ou politique – adoptés par Québec, Ottawa ou Washington pour qu’une telle incorporation soit physiquement et moralement sans douleur. La particularité du Québec se situe plutôt au niveau des « discours » et de la culture politique dont ils sont le reflet. Et en effet, la problématique de l’altérité – cette confrontation continue entre le nous et le eux – permet à Pâquet de jeter un regard nouveau sur l’ensemble des représentations et métaphores qui accompagnent les pratiques de gestion et qui semblent s’exprimer en une vision organique de la société où « la communauté politique est conçue à l’image d’un corps » (p. 125) et où la langue et la religion en constituent les organes essentiels. Et pourtant, cette vision doit se confronter avec la réalité d’une population immigrante que le contexte international et les nouveaux défis économiques rendent de plus en plus diversifiée. Aucune surprise, donc, si pendant une bonne partie du nouveau siècle, les attributs linguistiques et religieux des immigrants constituent les préoccupations principales des concepteurs et des praticiens de l’incorporation dans la Cité.

L’accent que l’auteur met sur cette vision organique semble le pousser à adopter une approche systémique apte à rendre compte des dispositifs idéologiques, administratifs et juridiques employés, avec des résultats louables, mais aussi avec quelques limites évidentes. Son étude, par exemple, ne parvient pas à saisir les modalités par lesquelles les immigrants ont négocié leur altérité – que ce soit dans les quartiers, au travail, ou dans les unions matrimoniales –, c’est-à-dire dans un quotidien qui échappe aux analyses des discours et des pratiques de gestion administrative.

C’est le nouveau contexte économique, juridique et surtout politique de l’après-guerre (que l’auteur qualifie d’« état-nation ») qui secouera la vision organique, laissant progressivement place à un régime contractuel particulièrement sensible aux exigences de planification démographique et au nouveau vent des droits de la personne qui souffle en Occident. Ici aussi des particularités québécoises se manifestent. La conception de l’« immigrant idéal » (Français ou Belge) véhiculée dans certains secteurs d’opinion doit se confronter avec une réalité migratoire marquée par une hétérogénéité ethnoculturelle et linguistique croissante. Et l’insistance avec laquelle certains milieux politiques continuent à donner à la « nation » un contenu ethnolinguistique doit se heurter à l’affirmation progressive d’une notion de « citoyenneté » qui repose sur l’appartenance civique et sur le pluralisme culturel.

Ce genre de dynamique conflictuelle se soude à des mouvements politiques plus vastes, telles la Révolution tranquille et l’affirmation identitaire des Franco-Québécois, pour pousser l’immigration au centre des débats politiques. On pénètre ici sur un terrain de recherche déjà parcouru en long et en large. Mais Pâquet réussit très bien à canaliser ces débats vers une narration claire et efficace qui aboutit à la création, en 1968, d’un ministère de l’Immigration. Dans un chapitre final, l’auteur analyse les différents défis que ce ministère doit relever en matière économique, culturelle et normative, dans un cadre de compétences partagées avec Ottawa, afin de faire de l’immigration (et de l’inclusion) une partie intégrante d’un projet de société à la fois sensible aux exigences culturelles de la province et ouvert à un contexte international en mutation constante.

Certains lecteurs trouveront peut-être la lecture de ce livre plutôt ardue à cause de l’armature conceptuelle à l’intérieur de laquelle l’auteur enferme son analyse. Il n’en reste pas moins que – en plaçant l’étranger et l’immigrant au coeur de l’histoire du Québec – cet ouvrage réussit à fournir une nouvelle clef de lecture en ce qui concerne les processus de modernisation qui ont marqué l’histoire de la Cité québécoise.