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Église et communauté rassemble des contributions dont la plupart ont d’abord été soumises au congrès de la Société canadienne de théologie en 2006. Il faut souligner d’emblée le travail de qualité réalisé par les codirecteurs de la publication pour colliger et présenter cette quinzaine de textes substantiels et pour en dégager certains fils conducteurs. L’ouvrage comporte deux grandes parties aux visées distinctes et mettant en oeuvre des discours aux statuts épistémologiques tout aussi distincts. Dans l’une et l’autre, on note un souci de dialogue interconfessionnel, points de vue catholique et protestant y étant plus d’une fois mis en perspective et en comparaison.

D’allure généralement descriptive, la première partie réunit des études de type monographique sur différentes expériences communautaires et pastorales. S’y côtoient des récits et des réflexions portant sur des restructurations territoriales (G. Poulin et J. Racine), sur une communauté protestante à référence linguistique (O. Bauer), sur la vie et le déclin de l’Église universelle de Dieu (C. Rochon), sur le « Pastoclub » de la « Petite patrie » montréalaise (C. Golding), sur la famille comme lieu d’enracinement ecclésial (E. Champagne), sur l’expérience des « Compagnons de Saint-Laurent » (A. Morrissette), sur la Lettre aux évêques du Canada signée par la Conférence religieuse canadienne (M. Dumais) et sur la portée « écologique » et planétaire de la vie consacrée (p. Daviau).

Une image se dégage nettement : la vie ecclésiale est faite d’une grande variété d’expériences, dont la plus grande part se vit au quotidien, voire dans une certaine marginalité par rapport aux discours et aux structures de la « grande Église ». Tout se passe comme si, en deçà de l’Église institutionnelle, de ses valeurs, de ses règles et de sa présence publique, des communautés avaient résolu de vivre leur foi chrétienne en s’attachant à ce qu’elles considèrent comme l’essentiel et, non toujours sans déceptions, en laissant l’institution suivre son parcours « officiel » et public. Ces récits de l’intérieur sont touchants à maints égards et mettent l’accent sur les valeurs quotidiennes d’altérité, de partage et d’engagement.

La seconde partie propose des analyses conduites selon les paradigmes de diverses disciplines – philosophie, sociologie, théologie, histoire des idées. Il s’agit d’explorations conceptuelles visant à penser la réalité ecclésiale à la lumière de concepts empruntés à différentes perspectives théoriques dont presque toutes prennent appui sur la distinction de Ferdinand Tönnies, abondamment reprise depuis, entre la société comme communauté organique, voire fusionnelle (Gemeinschaft), et la société comme produit d’une construction de type contractuel (Gesellschaft). Dense et remarquable à tous égards, la contribution de G. Leroux propose une stimulante percée sur la communauté « transcendantale », c’est-à-dire sur la condition de possibilité de l’expérience humaine sur le plan moral, suggérant une jonction possible avec une identification proprement religieuse capable de lui donner nom et figure. Il faut souhaiter que cette ouverture philosophique trouve éventuellement un relais proprement théologique. Suivent une série de propos visant un dialogue renouvelé avec les catégories de la sociologie (G. Baum), avec les théologies dites néolibérales (S. Robitaille), avec les philosophies du don (G. Jobin (une étude dont il faut aussi souligner le caractère particulièrement pénétrant), avec les perspectives du dialogue interreligieux (F. Blée), avec les analyses féministes d’Élisabeth Schussler Fiorenza (L. Melançon). Cette seconde partie se termine sur des approches comparées, catholique (J. Richard) et protestante (A. Gounelle), des dimensions communautaires et démocratiques de la vie ecclésiale.

Ici aussi, une constante se dégage : le discours second, particulièrement le discours théologique, évolue manifestement dans des perspectives supra-catégorielles qui évoquent ultimement un « ailleurs » où serait la vraie réalité de l’Église, par-delà ses figures empiriques observables. « Transcendantale », « imaginée », « perdue », « alternative », « ekklesia des femmes » : l’Église est pensée à la façon d’une réalité à la fois espérée et insaisissable. Certains, comme G. Baum, se résignent explicitement à devoir réaliser à l’échelle des petites communautés de solidarité ce qui serait irréalisable sur le plan de la grande institution.

Peut-on penser que le message essentiel de l’ouvrage se trouve « entre » ses deux parties, tout à la fois à travers leur convergence et leur clivage ? Convergents, en effet, sont ces constats et ces conceptualisations marqués les uns et les autres par une même rupture, sans cesse évoquée, entre la communauté ecclésiale vécue dans la quotidienneté et dans l’intimité et la communauté ecclésiale telle qu’elle apparaît « à quiconque l’observe ». Clivage, par ailleurs, que cette faille entre les récits vibrants d’expérience et de réalité de la première partie et les discours distanciés de la seconde, qui semblent « parler d’autre chose », c’est-à-dire de perspectives tout aussi inspirantes qu’invérifiables, « eschatologiques », pourrait-on dire. G. Poulin et J. Racine tentent bien un rapprochement en s’engageant intelligemment dans l’analyse critique de leur expérience terrain. G. Baum y fait écho à sa façon à partir des modèles sociologiques à travers lesquels il propose de lire son expérience personnelle. Mais il faudra davantage pour ancrer la construction théorique dans le tissu ecclésial de la foi et de l’action. Il faudra des approches qui, au-delà de l’Église marginalisée et miniaturisée des communautés de l’intimité, au-delà de l’Église projetée comme réalité mystérique proprement invisible, s’emploient à cerner et à penser l’Église comme institution établie et positionnée dans le monde et dans l’histoire – avec ses doctrines, ses réflexes, ses préférences, ses alliances, ses combats, son action dans nos sociétés. Certes, les théologiens sont actuellement peu encouragés à s’aventurer sur ces sentiers risqués. Mais il pourrait bien y avoir telle chose qu’un devoir chrétien de mise à plat et de positionnement. L’expérience de l’Église communauté ne peut pas être un succédané de l’évolution de l’Église institutionnelle.