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Depuis une trentaine d’années, plusieurs livres et de nombreux articles ont été écrits sur le dynamisme économique particulier de la Beauce, malgré sa situation relativement périphérique des grands centres au Québec et son origine purement agricole. Cette Beauce fait partie des régions gagnantes, comme les ont appelées Benko et Lipietz en reprenant ainsi l’idée issue des centaines d’études sur la Terza Italia, régions situées entre Florence et Venise en passant par Bologne. On sait que ces dernières, qui ont été complètement négligées par le Plan Marshall à cause de leur obédience communiste, se sont développées rapidement durant les années 1970-1980 dans des formes de productions à base de coopération-concurrence entre des milliers de petites entreprises. Certains prédisaient que cette structure supposément archaïque, dans un monde où seules les grandes entreprises semblaient capables de soutenir le développement, était finalement destinée à disparaître, comme ce fut le cas ailleurs. La Beauce, aussi négligée avant les années 1960, représente de même un système productif localisé, mais avec toutefois une diversification fort différente des districts industriels italiens et une évolution qui oblige à trouver des explications complémentaires. Divers travaux avaient permis de préciser plusieurs éléments expliquant le phénomène. Le livre de Jacques Palard en fait une synthèse remarquable, tout en soulignant diverses contradictions pour ainsi complexifier l’analyse et surtout expliquer qu’elles posent de nouveaux défis à la région par rapport à la mondialisation et à l’évolution des mentalités chez les Beaucerons.

L’auteur commence son travail par une révision des concepts socioéconomiques sur le dynamisme territorial, à partir d’analyses de petits territoires québécois axées sur l’évolution des solidarités locales, comme à Saint-Justin (Léon Gérin), à Saint-Denis-de-Kamouraska (Horace Miner), à Drummondville, (E. C. Hughes), ou encore à Saint-Pascal-de-Kamouraska (G. L. Gold). Il ajoute à ces concepts, par exemple, ceux de Marshall sur l’atmosphère industrielle, de Bourdieu sur le capital social, de Trigilia sur la confiance partagée et les ressources cognitives, ou encore de Granovetter sur l’encastrement. Enfin, il revient sur quelques études sur la Beauce comme celle marxiste de Robert Lavertue, celle sur l’apport de l’investissement étranger de Juan-Luis Klein ou encore celle de Mario Carrier, une application de la théorie de la structuration de Giddens.

L’étude de Palard lui permet ainsi de construire sa grille d’analyse pour confirmer qu’en Beauce comme ailleurs, le territoire est un acteur avec lequel les actions individuelles évoluent dans ce cadre social autoconstruit, apportant ressources, marchés, normes ou règles du jeu, sens moral, confiance et don appelant le contre-don. On y trouve ainsi les rapports de pouvoirs et de prestige et la hiérarchisation implicite, et en contrepartie la dépendance ou la subordination, les systèmes d’intégration et de rémunération pécuniaire et sociale. On y explique les formes d’apprentissage collectif ayant permis entre autres le passage de l’agriculture à l’industrie. Cette lente structuration sociale passe par les relations familiales et paroissiales, par l’encastrement dans sa localité, par l’intervention des associations, par les jeux d’équilibre avec l’arrivée d’investissements étrangers et par les réactions des entrepreneurs locaux, nationalistes à leur manière pour avoir, par exemple, apporté leur soutien aux révolutionnaires américains afin de se venger de l’occupation britannique, au moment de l’invasion d’Arnold à l’automne 1775. On y voit comment se résolvent les crises. On comprend comment se construisent les liens forts et faibles et les liaisons avec les pouvoirs politiques locaux et nationaux. C’est le développement d’un système de coopération-concurrence, notamment avec des petites villes et des petites entreprises qui se jalousent, qui se concurrencent, mais qui s’unissent face à l’extérieur pour aller chercher, par exemple, le maximum d’aide gouvernementale. Ce système explique pourquoi tant les instituteurs que les curés et les maires facilitent le développement des entreprises, ou ce que Polanyi appelle le processus institué dans lequel les rapports sociaux sont assumés par les institutions. Ce qui accélère l’échange d’information et l’apprentissage collectif pour soutenir l’économie.

Les éléments explicatifs sont l’isolement historique et l’identification des citoyens à la région sinon à la localité, à base de valeurs fondées sur la religion et la langue, sur l’absence de très grandes entreprises étrangères, sur la force des réseaux familiaux étendus, sur une culture entrepreneuriale forte et une industrialisation diffuse dans des centaines de petites entreprises travaillant comme donneurs d’ordre ou en sous-traitance, sur la méfiance vis-à-vis de l’État et des syndicats et sur des ententes sociales pour résoudre les crises. Cela crée une combinaison particulière de ressources de toutes sortes et une atmosphère industrielle particulièrement efficace. Cela donne toutefois une culture profondément conservatrice par laquelle l’identité régionale et les règles locales sont dominées par les entrepreneurs parce que les salariés y voient aussi leur avantage. Cela entraîne des comportements collectifs comme la mobilisation en cas de catastrophe ou encore la réaction face à l’envahissement des investissements étrangers. Dans cette structuration, des leaders comme Édouard Lacroix, mais aussi Rosa-Anne Giroux-Vachon, Robert Dutil ou les Dionne, et leurs clans, forts de leurs compétences et de leurs succès, se distinguent, entraînent d’autres entrepreneurs par mimétisme, et jouent donc un rôle clé dans le développement du capital social facilitant la création de petites entreprises. Des têtes fortes, comme Robert Cliche ou le docteur Ferron et ses deux soeurs, sont bien acceptées à condition que leurs idées de gauche ne perturbent pas le contrôle des élites économiques.

Cette culture est axée sur des industries traditionnelles à faible innovation, évoluant par apprentissage collectif, comme ce fut le cas à Saint-Joseph avec la Glendale Mobile Home qui a permis à de nombreux cadres de comprendre les rudiments de gestion au contact des anglophones, pour finir par partir leur propre entreprise. Palard explique le long processus de socialisation collective basée sur la tradition et la circularité, le territoire agissant sur les citoyens et réagissant à leurs actions, menée par les leaders, favorisant le changement dans la permanence ou par homéostasie, mais finalement produisant des emplois et de la richesse individuelle et collective, la réussite économique incontestable amenuisant toute contestation. C’est le miracle beauceron avec un chômage inférieur à la moyenne québécoise, la multiplication de nouvelles entreprises, le passage de certaines d’entre elles de petites à grandes et ainsi une industrialisation diffuse et constante.

Pourtant, comme l’explique à la fin Palard, le futur n’est pas assuré pour autant. Les jeunes continuent à s’expatrier et la population vieillit. La région a le record des suicides au Québec. La sous-scolarisation se perpétue. Les arts et la culture se portent toujours aussi mal. La discrimination systématique, notamment entre les hommes et les femmes (avec, par exemple, un écart de 43 % dans les salaires), ne semble pas s’atténuer. Le virage technologique et l’innovation systématique sont ardus sinon freinés tant par les idées conservatrices que par le besoin de contrôle, mais aussi par cette sous-scolarisation. Alors que l’innovation doit venir du plus grand nombre impliqué et bien formé. Ce qui suppose de la formation continue et la participation aux décisions, évolution qui peut très bien remettre en question les anciennes hiérarchies et les normes traditionnelles. Bref, cet ouvrage de Palard est non seulement à lire et à méditer, mais il permet de mieux comprendre le développement et l’entrepreneuriat régional dans d’autres régions pour soutenir par la suite leur action.