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Cet ouvrage collectif jette un regard critique sur l’État québécois et propose sa modernisation dans la perspective d’une nouvelle social-démocratie. L’exigence de renouveau repose sur plusieurs constats. En premier lieu, le projet d’État-providence tel que développé après la Seconde Guerre peut difficilement être repris aujourd’hui, d’abord à cause du contexte économique qui n’est plus celui de la croissance continue. En outre, il paraît de moins en moins acceptable que l’État définisse et réalise seul les politiques publiques. Cette façon de faire a conduit à la bureaucratisation et à l’homogénéisation, lorsque les politiques publiques étaient généralistes, et à la stigmatisation et à la fragmentation sociale, lorsqu’elles se voulaient particularistes. En deuxième lieu, l’option de réduire l’État, pratiquée d’abord par les premiers gouvernements conservateurs du milieu des années 1980, n’a pas fait qu’accentuer les inégalités sociales. En voulant confier à l’entreprise privée la dispensation des services publics, les gouvernements ont réduit la capacité de l’État à promouvoir l’intérêt général. On considère que l’État québécois actuel manque de gouverne, qu’il faillit sur les plans de la vision et de l’animation, et qu’il se contente d’intervenir dans le volet opérationnel des politiques publiques. En troisième lieu, les directeurs de la publication considèrent que la démocratie est pratiquement réservée aux périodes électorales. Cantonner la démocratie dans sa dimension représentative exclut la partie de l’électorat qui ne se reconnaît pas dans les résultats du scrutin. Lorsqu’ils ne sont sollicités que pour choisir leurs représentants, les citoyens en viennent à pratiquer une « démocratie de surveillance » et à développer des « activités d’empêchement » qui condamnent l’État à l’impuissance. Les responsables de l’ouvrage font « l’hypothèse que la démocratie négative des citoyens et l’engluement gestionnaire des gouvernants font système avec le sentiment d’absence de maîtrise et le manque de perspective » (Louis Côté et Benoît Lévesque, p. 27).
Les auteurs cherchent à définir la configuration d’un État animateur et respectueux de l’intérêt général et le processus qui y mènera. En fait, il s’agira d’une construction érigée dans le cadre d’une démocratie plurielle qui permettra divers arbitrages entre une variété d’objectifs et selon une perspective fondée sur le développement durable. On le comprend, la démocratie plurielle n’est pas seulement représentative, mais également délibérative (les citoyens débattent), sociale (les groupes se concertent) et directe (les membres d’un collectif établissent des consensus).
La notion d’État stratège est apparue en France, au début des années 1990, d’abord dans la « littérature grise » gouvernementale, puis chez différents auteurs. Un des apports du présent ouvrage consiste à lui donner une orientation propre à la société québécoise. D’entrée de jeu et pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, l’État stratège représenterait la forme de gouverne seyant le mieux à la social-démocratie renouvelée (texte de Joseph Yvon Thériault). Ici, l’État continue à « exercer sa fonction de régulation globale et à élaborer des règles du jeu qui s’imposent à tous » (Louis Côté et Benoît Lévesque, p. 19). Il agit en tant que promoteur stratégique du développement économique et de la solidarité sociale, mais les opérations sont convenues et mises en oeuvre avec le secteur privé et la société civile – trop souvent écartée des grandes manoeuvres publiques – dans un rapport véritablement partenarial. La décentralisation est essentielle : le local et le régional représentent des lieux où est réalisée l’adaptation des politiques publiques aux caractéristiques des territoires (texte de Gérard Divay). Les conflits persistent, bien sûr, mais ils sont évoqués et négociés selon des règles connues visant à limiter l’arbitraire. En ce sens, l’État stratège valorise le politique, c’est-à-dire le débat public sur les orientations sociétales et les compromis à faire par les différents acteurs pour définir l’intérêt général sur telle ou telle question. L’universalité des politiques sociales demeure, parce qu’elles permettent l’intégration citoyenne (texte de Joseph Yvon Thériault).
L’État stratège représente un idéal-type et, pour cette raison, il existe un écart entre son idéalisation et sa mise en pratique, dans le temps et l’espace. On perçoit ses manifestations dans les pays scandinaves où la modernisation de l’État a débuté par un débat avec la société civile (texte de Stéphane Paquin). On en voit également des traces avec la Troisième Voie de Tony Blair qui s’est toutefois limitée à la modernisation de l’appareil administratif, sans le concours de la société civile cette fois. Au Québec, on retrouve des empreintes de la philosophie de l’État stratège dans quelques politiques publiques, avec notamment « le rôle des centres de la petite enfance (CPE) dans la politique familiale québécoise de 1997 à 2006 » et « la contribution des acteurs de l’économie sociale aux réformes des politiques de logement social au Québec » (texte d’Yves Vaillancourt). Le caractère plus ou moins stratège de l’État québécois fait d’ailleurs l’objet d’un débat entre Alain Noël et Gérald Larose. Le premier estime, au terme de sa démonstration, que « le Québec a d’abord été et continuera d’être un État hybride – et peut-être stratège » (p. 147), alors que le second se montre moins optimiste en cette matière.
Le déploiement à plus large échelle de l’État stratège rencontre plusieurs défis. Jusqu’à ce jour, les gouvernements du Québec n’ont pas manifesté beaucoup d’ouverture, si ce n’est que timidement au cours des années 1990 et au début des années 2000, et dans quelques domaines seulement (texte d’Yves Vaillancourt). Peut-être que la plupart des élus craignent de faire de la politique selon des modalités qu’ils ne maîtrisent pas. La fonction publique est également en cause. Sa motivation à appuyer la construction d’un État stratège n’est pas acquise et un perfectionnement en faveur de nouvelles façons de faire s’impose (texte de James Iain Gow). Par ailleurs, avec la décentralisation et le partage de la mise en oeuvre des politiques publiques par plusieurs partenaires, se trouvent posés les problèmes de l’imputabilité et de l’appréciation de l’efficience (texte de James Iain Gow). Enfin, la résolution de la question nationale complexifie le débat sur la construction d’un État stratège. Or, tout comme Stéphane Paquin dans son texte, il convient de s’interroger sur les possibilités pour le Québec de déployer ce type de gouverne dans le fédéralisme canadien et d’être radicalement différent des autres provinces. Ce livre mérite certainement le détour pour ses idées novatrices et courageuses. Il stimulera certainement le débat pour revigorer le projet social-démocrate au Québec et peut-être au Canada.