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Depuis une vingtaine d'années, Nicolas Landry s’est imposé, par ses minutieuses et rigoureuses recherches en histoire socioéconomique, comme le spécialiste universitaire de l’Acadie du nord-est néo-brunswickois, dont l’historiographie – sans préjuger de sa qualité – est en bonne partie le fait de non-universitaires, pour ne pas dire d’amateurs. S’alimentant des travaux de ces derniers auxquels il dédie son ouvrage et auxquels il donne une meilleure visibilité, l’auteur présente une série d’études thématiques sur l’établissement de la plus ancienne paroisse de la région, du lendemain de la Déportation des Acadiens (1755-1760) jusqu’à la veille de la Renaissance acadienne de la fin du XIXe siècle. La période qualifiée par Léon Thériault « d’enracinement dans le silence » de la nouvelle Acadie a longtemps été négligée par une historiographie privilégiant celle qui la précède (notamment les travaux de N. Griffiths). Le choix d’un espace-temps relativement restreint permet d’ailleurs à l’auteur de faire une histoire des Acadiens (et non de l’Acadie…) soucieuse de la diversité régionale de ce peuple et d’effectuer – implicitement – une histoire totalisante, abordant la réalité historique dans ses différentes dimensions. Tour à tour sont abordées l’occupation territoriale et la signification patrimoniale de la terre, la démographie, la structure économique et les sphères socioculturelle et institutionnelle.

L’auteur s’intéresse à travers maints exemples aux modalités des concessions de terres octroyées aux colons, aux transactions foncières et aux conditions de la transmission du patrimoine foncier, un important symbole d’appartenance chez les Acadiens. Régler des dettes et assurer l’avenir de la descendance, qui doit en retour veiller aux vieux jours des parents, sont les principaux motifs présidant aux transactions foncières. En dépit de la croissance démographique relativement faible, la saturation des terres engendre durant la période une émigration vers la périphérie, élargissant la colonisation acadienne de la province. Le profil démographique dressé dans l’ouvrage consiste essentiellement en une analyse quantitative des douze familles prédominantes de Caraquet à travers plusieurs variables : âge au premier mariage, saison des mariages et premières naissances, taille des familles, intervalles intergénésiques, mortalité infantile, période de veuvage et origine des conjointes. L’auteur aborde les perceptions et les réalités de la structure économique, qui est partagée entre des activités saisonnières, plus souvent qu’autrement combinées chez les habitants : les pêcheries, l’agriculture, l’exploitation forestière et, dans une moindre mesure, l’artisanat. La production agricole est évaluée notamment à partir d’indicateurs du recensement de 1861 : superficie et valeur des fermes, utilisation de l’espace, cultures, rendements et cheptel. Les pêcheries conditionnent cette production, pour preuve le rendement de celle du Haut-Caraquet est meilleur que celui du Bas-Caraquet où les pêcheries occupent une place plus importante dans l’activité économique. La plus grande proximité de la mer d’une partie de la population a en effet contribué à la création de deux sous-communautés géo-économiques : les habitants du haut vivent essentiellement de la terre, ceux du bas, qui n’ont pas vécu la déportation, de la mer. L’auteur analyse également à travers différents cas les stratégies économiques familiales dont la principale est « la complémentarité occupationnelle ».

Spécialiste de l’histoire des pêcheries, l’auteur consacre deux chapitres à l’implantation technique et au fonctionnement commercial de l’industrie des pêches – qui ne se limitent pas à la morue – dans la baie des Chaleurs, d’une part, et, d’autre part, au système de crédit qui liait les pêcheurs aux marchands jersiais, bien analysé dans le mémoire de maîtrise de l’auteur (Université de Moncton, 1983). L’exploitation des livres de comptes des compagnies marchandes révèle l’endettement important des pêcheurs généré par ce système. Le recouvrement difficile des dettes exige l’insertion de la propriété foncière dans le circuit marchand comme en témoignent les transactions immobilières dans les archives du greffe du comté de Gloucester. Les habitants ne sont pas pour autant soumis à l’emprise des marchands comme le révèle l’analyse des billets du magasin de la compagnie Robin, carrefour permettant des échanges économiques locaux entre marchands et habitants, mais aussi entre les habitants eux-mêmes. L’examen de ces billets permet également à l’auteur de dresser un portrait de la consommation domestique locale.

L’aspect culturel n’est abordé qu’au dernier chapitre, le moins fort du livre, constitué « d’éléments de synthèse émanant des recherches d’autres historiens » (p. 153). L’auteur s’intéresse à l’implantation institutionnelle de l’Église et de l’éducation. Les missionnaires poursuivent deux objectifs : l’évangélisation des fidèles et l’uniformisation de leur pratique religieuse. Après avoir relaté les circonstances entourant la construction des premiers presbytères et églises de la région, l’auteur traite la question du contrôle socioreligieux. Or, les Acadiens ne sont aucunement soumis au clergé, dont la sphère d’influence est en compétition avec celle des laïcs, notamment les marguilliers. Le rôle des missionnaires est cependant prépondérant dans le domaine de l’éducation. Par l’instruction qu’ils dispensent, les curés exercent une mainmise importante sur l’âme des paroissiens, bien qu’ils ne soient pas les seuls acteurs en éducation : l’auteur atteste l’existence d’au moins cinq enseignants locaux. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle que la prépondérance de l’Église se renforcera dans les sphères spirituelles et éducationnelles au moment même où l’Acadie connaît sa renaissance par l’entremise de conventions nationales. Son point d’ancrage – et non d’« encrage » (p  184) – est, selon l’auteur, Caraquet, lieu, entre autres, de l’affaire Louis Mailloux, soulèvement populaire contre un règlement abolissant les écoles confessionnelles à travers lequel s’est exprimée une prise de conscience collective acadienne.

Il est indéniable que cet ouvrage apporte de pertinentes connaissances historiques. Clair et concis, il constitue une contribution importante à l’historiographie acadienne. On peut toutefois reprocher à l’auteur ce que certains historiens, pour ne pas dire la majorité d’entre eux, considèrent comme une, sinon la, vertu cardinale de leur métier : l’empirisme. L’auteur décrit sans que l’on sache vraiment quels ont été les traits pertinents qui ont présidé à la description : les cadres interprétatifs et conceptuels à partir desquels il appréhende la réalité historique sont peu explicités. Bien qu’il commente sa démarche au fil de son propos, on aurait apprécié qu’il articule mieux, d’entrée de jeu, les paramètres de son enquête : pourquoi son choix s’est-il arrêté sur ces six thématiques où le socioéconomique prédomine par rapport au politique, au culturel ou à l’identitaire ? Fidèle en cela au paradigme de la nouvelle histoire acadienne dont il a été un agent important, l’auteur aurait pu enrichir son analyse en intégrant les récentes critiques de ce dernier qui, sans nier les bienfaits d’aligner l’expérience acadienne sur celle des collectivités neuves modernes (Gérard Bouchard), invitent à repenser la place du culturel et du politique dans l’appréhension historienne du passé et leur rapport avec les autres instances de la réalité historique.