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Après Poèmes épars et Un long chemin, un volumineux recueil de textes critiques, de conférences et d’interventions, les éditions de l’Hexagone publient une sélection importante des entretiens donnés par Gaston Miron.
Aucun poète québécois ne s’est plus raconté que lui. Bien sûr ces entretiens s’échelonnent sur presque un demi-siècle, mais on s’étonne tout de même d’une insistance à évoquer (souvent avec les mêmes mots) les moments cruciaux d’une existence qui allaient devenir les étapes d’une prise de conscience, la révélation progressive de ce que Miron appelle une pauvreté, une aliénation, une dépossession, une irréalité, à la fois personnelle et coloniale : l’invasion estivale des anglophones à Sainte-Agathe-des-Monts, son village natal, le « noir analphabète » de son grand-père sur la véranda, les mille métiers et la condition ouvrière, l’arrivée à Montréal et l’aliénation linguistique, jusqu’à la fameuse phrase de Patrice de La Tour du Pin : « Les pays sans légendes sont condamnés à mourir de froid ». La réitération du récit que Miron fait de lui-même est si frappante qu’on a parfois l’impression (presque inavouable) qu’il avait fomenté, consciemment ou non, cet acte de grande humilité qui consiste à faire de sa propre vie un parcours exemplaire, en la racontant encore et encore, pour servir sa légende, oui, mais pour mieux offrir cette récapitulation en miroir didactique, pour tendre à la nation le miroir de sa propre élucidation : « J’ai exposé sur la place publique une aliénation que tout le monde vivait intérieurement. » Il savait bien que l’histoire qu’il racontait de lui-même (ce qu’il nomme sa « mythologie personnelle ») pouvait être comprise comme une allégorie possible de l’histoire de son peuple. Dès sa première entrevue, en août 1959, Gilles Constantineau lui fait remarquer qu’il parle constamment de lui-même. Miron répond avec une phrase d’Henry Miller : « C’est peut-être en parlant de soi qu’on parle le plus des autres », avant d’appliquer cette même idée (une concentration gigogne de l’identité) à la place du Québec dans le monde : « L’axe de notre universalité doit traverser notre incarnation particulière ». Ou en d’autres mots, en 1960, cette fois pour répondre à ceux qui l’accusaient de régionalisme : « Je veux devenir tellement canadien que j’en devienne universel du même coup ».
En fait, Miron semble avoir tellement conscience de sa démarche qu’on se demande comment il a pu aussi formidablement tenir son pari. Son oeuvre est véritablement devenue une oeuvre-vie, c’est-à-dire une oeuvre qui a fini par absorber son créateur, qui lui-même avait absorbé l’histoire et la géographie de son pays – un peu comme les Feuilles d’herbe de Walt Whitman, que Miron considérait comme un modèle. On découvre en effet à quel point Miron avait assumé passionnément le « débarras de l’histoire » canadienne-française, que ce soit par la récupération du folklore (quelques chansons sont ici transcrites, dont il faudrait faire un répertoire) et de nombreuses expressions orales entendues ici et là, ou encore par son immense respect des « pères » de la poésie québécoise, Nérée Beauchemin et Englebert Gallèze notamment. Tant d’éléments d’une pauvreté atavique qu’il a cherché à sublimer, à conjurer en créant à partir d’elle, en la faisant « passer » dans le poème. Cela, il le fit en poésie, mais également, comme il le dit, sur le terrain, par le militantisme et l’édition. Et s’il est un aspect essentiel de l’oeuvre mironnienne que les entretiens permettent de mieux comprendre, c’est bien ce déchirement entre la contemplation et l’action, cette culpabilité d’écrire quand tout est à faire. Or ces nombreux poèmes abandonnés, cette impossible résolution et les souvenirs qui en témoignent, le poème aussi bien que ce qui le nie, tout ce qui excède l’oeuvre et semble l’empêcher, tout cela fait maintenant partie de son oeuvre au même titre que La marche à l’amour ou les Courtepointes, tout cela contribue à structurer la figure, l’univers Miron. Si bien qu’on peut difficilement parler de cette oeuvre sans considérer ce qui l’entrave.