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Dernière mouture d’une remarquable production sur la morale et la religion pour la période du Bas-Canada, l’étude de Serge Gagnon exploite à nouveau la correspondance des prêtres avec la hiérarchie. En ciblant directement l’argent plutôt que la charge pastorale, l’historien n’abandonne pas sa posture d’historien des moralités : il scrute sa documentation sous l’angle des revenus (dîmes, casuels, biens paroissiaux) d’une profession qui dépendait de la plus ou moins grande richesse des communautés paroissiales. En examinant pour tout le territoire le niveau de vie des curés de campagne, déjà abordé par Christine Hudon pour la Vallée-du-Richelieu et par René Hardy pour la Mauricie, Serge Gagnon ne prétend pas avoir effectué une analyse comptable du sujet qui, dit-il, reste à faire. Sa documentation qualitative lui permet d’esquisser une biographie collective fondée sur la variété des profils biographiques de quelques centaines de prêtres qui en constituent la population. Le portrait ainsi tracé s’avère contrasté.

Une fois posées les normes institutionnelles et les règles d’application de ce qui détermine la rémunération, les pratiques de gestion des évêques, dont témoignent les lettres, révèlent une sorte de négociation des postes où interviennent les besoins de main-d’oeuvre, l’acquisition d’expérience, les états de service des curés, leurs aspirations et dans des cas exceptionnels une conduite à sanctionner. Passant en revue de façon assez détaillée les situations individuelles et l’influence des conjonctures et des générations sur les parcours, il construit d’un chapitre à l’autre un portrait différencié et dynamique de l’état des revenus selon les cycles de carrière et les régions : le faible salaire des vicaires, le revenu précaire des curés des paroisses pauvres et des missions éloignées, le revenu confortable de la majorité des cures et le revenu élevé tiré des larges paroisses ou de paroisses doublées d’une mission à desservir. D’abord vicaires mal payés puis curés d’une paroisse modeste, la plupart des prêtres au cours de leur trajectoire accèdent assez rapidement à un confort respectable pour l’époque, un petit nombre seulement acquérant une fortune qu’ils vont investir ou thésauriser et quelques-uns vivant de façon ascétique.

L’argent pour quoi faire ? Si la rémunération amplement décrite dans les premiers chapitres laisse aussi entrevoir des éléments de la vie des paroisses du Bas-Canada, c’est dans les derniers chapitres que l’historien porte un regard ethnologique sur le mode de vie des curés, leur ameublement, leurs lectures ou les menus de leur table ainsi que sur les motifs d’acquisition de maisons, ce qui conduit certains à délaisser leur presbytère. Se dessine par ailleurs à travers la présentation de cas et de quelques histoires de famille mieux documentées par l’historiographie, une sociologie de la famille du curé de campagne qui éclaire peut-être des phénomènes de mobilité sociale du curé où la famille était partie prenante. Si la famille contribue au départ à l’établissement du jeune prêtre et dans certains cas lui transmet un patrimoine, il loge souvent chez lui des membres de sa famille qui lui rendent aussi des services domestiques ; par ses liens avec l’élite de la paroisse, il semble aussi favoriser des mariages avantageux pour ses apparentés. Enfin, c’est à sa famille qu’il transmet une partie de ses biens. Au-delà du réseau familial, une variété de comportements semble se dessiner à travers les dons aux paroissiens pauvres que certains effectuent à leur propre détriment, tandis que des curés nantis consacrent une partie de leur patrimoine à la fondation ou au fonctionnement d’institutions d’éducation.

Moins généralisable, mais très originale, cette partie de l’ouvrage ouvre des perspectives nouvelles pour d’autres recherches. En s’interrogeant sur les usages de l’argent à travers la consommation, les dons et transmissions de biens matériels aux proches et aux apparentés, Serge Gagnon veut soulever la question plus vaste de l’éthique entourant l’argent dans les milieux catholiques dont cette petite société est un cas exemplaire. Confrontant les pratiques d’acquisition des curés aux discours évangéliques dont souvent elles s’écartent, il croit pouvoir remettre en question les théories de Weber sur l’éthique protestante supposée différente de l’éthique catholique.

Par-delà le débat soulevé et à poursuivre, et les enjeux de mobilité mieux documentés, Serge Gagnon apporte à ses analyses sur l’argent du curé de campagne la maîtrise incomparable d’une vaste documentation qu’il exploite rigoureusement en la situant bien dans les travaux du domaine. Ce livre intéressera sans doute les chercheurs en histoire religieuse, en histoire rurale et en histoire économique. Quant à l’histoire de la famille à laquelle il a apporté déjà plusieurs contributions, les pistes avancées à partir du personnage du curé confirment l’intérêt de poursuivre davantage de recherches sur les liens familiaux et la transmission dans tous les milieux.