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Existe-t-il une perspective francophone à l’étude des peuples autochtones ? Comme son titre l’indique, cet ouvrage, dirigé par Natacha Gagné, Thibault Martin et Marie Salaün, s’intéresse aux regards que portent les chercheurs du Québec et de la France sur l’autochtonie. Comment les sciences sociales québécoises et françaises abordent-elles l’étude des peuples autochtones ? Que peut-on apprendre d’un dialogue transatlantique autour d’un objet d’étude aussi divers ? Les vingt-huit chapitres du livre proposent autant de réponses fort nuancées à cette question.
Le débat est lancé dès le départ. « L’autochtonie » est-elle en soi une catégorie d’analyse valide ? Peut-on parler, de manière objective, d’une réalité autochtone qui serait universelle ? Comme le soulignent Natacha Gagné et Marie Salaün dans la présentation de l’ouvrage, les traditions intellectuelles française et anglo-saxonne – cette dernière étant plus présente au Québec – ne réservent pas le même sort au concept même d’autochtonie.
Dans la tradition française, républicanisme et héritage colonial obligent, la notion même d’une identité autochtone ayant une portée analytique et normative, voire juridique, universelle apparaît problématique. Qui est autochtone et qui ne l’est pas ? Comment définir, sociologiquement, les « habitants originels » d’un lieu ? Plus problématique encore, en quoi une culture ou une identité dite autochtone aurait-elle une légitimité différente, au plan moral, mais aussi politique ? Le danger, comme le souligne Alban Bensa dans sa contribution à l’ouvrage, est de favoriser, par la production de telles catégories scientifiques, la reproduction des dynamiques d’exclusions associées au colonialisme, ou encore de légitimer des politiques discriminatoires favorisant la majorité « autochtone ». Les terrains de prédilections de l’anthropologie et de la sociologie françaises, en Afrique et en Océanie en particulier, viennent confirmer cette tendance à l’instrumentalisation de l’identité autochtone par un groupe dominant.
Ces débats sur l’objectivité du fait autochtone marquent moins la tradition anglo-saxonne, qui s’inscrit, il faut le dire, dans un contexte différent. Aux États-Unis, en Australie ou au Canada, l’identité autochtone est plus facile à cerner. Associée aux luttes pour la décolonisation et pour la reconnaissance de la diversité culturelle, l’autochtonie renvoie à des collectivités minoritaires bien spécifiques. L’identité autochtone est mobilisée d’abord par des minorités, afin de revendiquer, au nom de l’antériorité de l’occupation du territoire, des droits collectifs assurant la protection des terres et des modes de vie, mais aussi un statut politique duquel découle le droit à une certaine autonomie politique. C’est le sens donné à l’expression « peuples autochtones » dans la Déclaration des Nations unies sur le droit des peuples autochtones. Cette perspective plus politico-juridique sur le « fait » autochtone marquerait nettement les sciences sociales québécoises.
Ces différences ontologiques s’estompent cependant à la lecture des divers chapitres. On note une remarquable convergence autour du caractère historique, et éminemment politique, de la production d’une identité autochtone. Que ce soit à Hawaii (Friedman), à Fidji (Creton), chez les Innus au Québec (Vincent) ou encore au Mexique (Beaucage et Lopez Caballero), on comprend bien que l’autochtonie n’est pas une réalité abstraite ni une catégorie figée dans un passé idéalisé. La définition même de ce qu’est l’autochtone varie en fait considérablement dans le temps et dans l’espace, en fonction des circonstances, mais aussi des stratégies de mobilisation et de représentation des acteurs se réclamant de cette identité. Il ne s’agit pas non plus d’une catégorie neutre. L’autochtonie est à la fois un outil de contrôle, voire de répression, et un outil de libération. Tout dépend des circonstances.
Un autre thème ressortant de cet ouvrage est celui de la place de l’État et des structures juridiques dans la production et la reproduction des communautés autochtones. La deuxième section de l’ouvrage est d’ailleurs consacrée à ce thème. Assigner à l’État un rôle primordial dans la définition de l’autochtonie peut paraître paradoxal. On associe en effet souvent les mobilisations autochtones contemporaines au processus d’éclatement des frontières annonçant la fin de l’État-Nation. À la lecture des textes de Schulte-Tenckhoff, Otis, Djama, Saganash et bien d’autres, il est pourtant clair que l’État, principale source de normes juridiques, continue aujourd’hui d’exercer une influence considérable non seulement sur le devenir des peuples autochtones, mais aussi sur la définition même de l’autochtonie, tant au sein des États que dans l’arène internationale. Le texte de Sylvie Vincent illustre parfaitement le processus par lequel les normes étatiques influencent la manière dont les Innus définissent leur identité et leur rapport au territoire dans le contexte canadien. Il est en ce sens intéressant de noter que si les anthropologues et les juristes occupent une place importante dans ces débats, peu de politologues y consacrent leurs recherches. Une sous-représentation qui se reflète d’ailleurs dans la table des matières de cet ouvrage.
Un troisième thème traversant plusieurs chapitres renvoie au rapport complexe entre autochtonie et modernité. Comme le montre Louis-Jacques Dorais, la dichotomie, aujourd’hui pourtant largement discréditée, entre le sauvage et le civilisé, entre l’autochtone et le moderne, continue en partie de structurer le champ. L’autochtonie est encore trop souvent considérée soit comme un anachronisme en réaction à la modernité ou encore comme le lot de victimes du capitalisme avancé. À la limite, comme le souligne Olivier Maligne à propos du mouvement « indianophile », on tend à idéaliser les « valeurs autochtones » comme un point de rupture avec la modernité. Thibault Martin propose justement de dépasser ces perspectives qui ont en commun un certain structuralisme qui laisse peu de place à « l’agentivité » (agency) des populations concernées. Il propose plutôt d’analyser l’autochtonie comme un phénomène d’action collective s’inscrivant dans un processus de négociation et d’adaptation à la modernité. Les peuples autochtones ne « subissent » pas la modernité autant qu’ils y participent à travers une multitude de processus à la fois culturels, politiques et sociaux. L’anthropologue Pierre Beaucage fait écho à cette perspective dans sa contribution sur les mouvements autochtones au Mexique.
D’autres thèmes, peut-être abordés trop brièvement dans cet ouvrage, méritent d’être soulignés. La difficile relation qu’entretient le chercheur avec son « objet » d’étude, par exemple. Comment éviter le piège de l’essentialisme lorsqu’on traduit, dans un langage scientifique, la multiplicité des réalités autochtones ? Dans un même ordre d’idées, quelle place donner aux perspectives et savoirs autochtones dans la production de connaissances scientifiques ? Cette thématique, abordée succinctement dans les textes de Carole Lévesque et Laurent Jérôme, est l’objet d’un vif débat dans la littérature anglo-saxonne. Où en est la réflexion sur ces questions dans la francosphère ?
Cette dernière remarque me permet d’ailleurs de revenir sur le point de départ de cet ouvrage. Si l’étude des peuples autochtones se porte fort bien dans la francophonie, il est plus difficile, à la lecture des divers chapitres composant cet ouvrage collectif, de conclure qu’il existe une approche ou une manière de concevoir l’autochtonie typiquement francophone. Les débats que l’on retrouve ici sont, à plusieurs égards, ceux que l’on retrouve dans la littérature anglophone. La principale force de cet ouvrage, au-delà des qualités indéniables des chapitres individuels, est en ce sens peut-être moins de définir une singularité francophone que d’offrir un excellent survol, en français, des enjeux traversant un champ d’études en pleine effervescence.