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Les Chiliens au Québec de José Del Pozo est une fresque historique sur la condition politique, socioéconomique et culturelle des Chiliens installés au Québec depuis 1955 en tant qu’immigrants économiques ou réfugiés. Ce professeur d’histoire et auteur de plusieurs ouvrages sur le Chili et l’Amérique latine y explore les spécificités de la population chilienne au Québec et de son apport à la société d’accueil.

Dans un premier temps, l’évolution de l’immigration chilienne est analysée en quatre périodes successives. La première vague qui se situe entre 1955 et 1973 est essentiellement composée d’étudiants et d’immigrants économiques. Elle est de taille limitée : à la veille du coup d’État de 1973, leur nombre ne dépasse pas les 500 à Montréal. La période suivante (1973-1978) est celle du départ massif des Chiliens fuyant la répression politique qui a suivi le coup d’État militaire. Ainsi, apprend-on que le Canada a réservé un accueil favorable aux demandeurs d’asile, et ce, malgré le fait qu’il était dépassé par les événements notamment par manque d’expérience en matière d’attribution du droit d’asile dans ses ambassades. De même, la population et les médias québécois étaient généralement en faveur de l’admission des réfugiés. Or, cette attitude positive change radicalement au cours de la troisième période (1979-1989). Selon l’auteur, deux facteurs sont déterminants dans ce revirement : la crise économique globale des années 1980 et l’arrivée au pouvoir des conservateurs au Canada en 1979. Le gouvernement canadien prend plusieurs mesures restrictives dont la suppression de l’aide financière jusqu’alors accordée aux demandeurs d’asile et l’abandon du programme spécial favorisant l’immigration chilienne. À travers les récits individuels de Chiliens affectés par ces limitations, Del Pozo met l’accent sur le changement du paradigme migratoire au Canada : la nouvelle politique est caractérisée par une sécurisation accrue des frontières et une méfiance grandissante envers les demandeurs d’asile. Cette tendance se confirme au cours de la dernière période historique examinée dans l’ouvrage (de 1990 à nos jours). L’immigration au Québec devient de plus en plus sélective. La position répressive du gouvernement entraîne des mouvements de contestation et de solidarité en faveur des réfugiés, comme des occupations d’églises à Montréal en février 1998. Grâce à cette mobilisation sociale, plusieurs demandeurs d’asile ont pu demeurer au Québec. Il découle de cette première partie que l’immigration des Chiliens au Québec est marquée tant par des événements survenus au Chili que par la politique canadienne d’immigration et d’acceptation de réfugiés. L’étude du cas chilien met en lumière les complexes dynamiques du phénomène d’immigration au Canada. Elle permet aussi d’illustrer les interactions entre les facteurs juridiques, politiques et socioéconomiques qui sous-tendent le changement du paradigme migratoire au tournant des années 1980.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au processus d’intégration des Chiliens au Québec. Plusieurs aspects pratiques de leur vie quotidienne y sont abordés : le choix de la ville, la recherche d’un logement et d’un emploi, la scolarisation des enfants, etc. L’auteur note que la grande majorité des Chiliens se sont installés dans la région de Montréal, sans pour autant créer de « ghettos ». Bien que les migrants chiliens aient généralement une scolarité équivalant aux études collégiales ou universitaires, leur expérience sur le marché du travail n’a pas été toujours positive. Le taux de chômage des Chiliens, comme celui des minorités visibles, est plus élevé (de 16 points en 2006) que celui de la population locale québécoise. Les études de cas montrent aussi la diversité des expériences : le phénomène de déqualification et de chômage, mais aussi des exemples de réussite professionnelle. Les Chiliens originaires d’un pays assez urbanisé, éduqués dans une culture basée sur les valeurs du monde occidental, réussissent globalement leur intégration civique. Cependant, certains éprouvent des problèmes identitaires. Le cas des réfugiés est emblématique : arrivées après le coup d’État, la plupart de ces personnes défendaient leur identité à travers la « culture politique de gauche ». Leur volonté d’opposition à la culture « capitaliste » québécoise et les barrières psychologiques amenant certains à penser que leur séjour au Québec serait de courte durée n’ont pas favorisé leur intégration. De même, la vie associative marquée par l’opposition politique à la dictature et la dénonciation des insuffisances de la démocratisation contribue au maintien d’un attachement à l’identité chilienne. Des liens de coopération et de solidarité avec les Québécois sont tissés grâce à l’apparition d’associations diverses sociales et culturelles. Les migrants contribuent à la vitalité de la vie culturelle québécoise. Plusieurs figures marquantes de la communauté chilienne oeuvrent dans divers domaines de la création artistique et de la littérature, même si quelques-uns seulement réussissent à vivre uniquement de leur art.

La question du retour au Chili est traitée dans la dernière partie. L’auteur explore divers obstacles liés au retour pendant et après la dictature. La réinsertion dans le marché du travail demeure un défi majeur. Pour certains groupes, dont les femmes et les jeunes, les difficultés de réintégration dans la société chilienne sont plus manifestes. Ainsi, l’auteur constate qu’avec le temps, l’attrait du pays d’origine s’atténue. Reste toujours la possibilité de vivre dans les deux mondes, accessible grâce aux nouvelles technologies et à la baisse du coût des transports. Ici encore, l’ouvrage dépasse le cadre d’analyse spécifique aux Chiliens et offre un examen prospectif du phénomène de retour des migrants dans leur pays d’origine.

En conclusion, Del Pozo montre que la migration chilienne est loin de former un bloc monolithique, mais bien une mosaïque composite formée des gens de générations diverses aux motivations différentes. Les études de cas et les témoignages abondants permettent au lecteur de se familiariser avec le climat politique au Chili, les conditions de départ et de réception au Canada à travers le temps. Agrémentant l'ouvrage de tableaux et de données statistiques, l’auteur relève le défi d’apporter un éclairage complet sur la population chilienne et son enracinement au Québec. Le cas chilien sert aussi à illustrer le durcissement progressif du système d’immigration canadien, et des problèmes structurels du dispositif d’accueil et d’intégration des migrants au Québec. L’ouvrage fait ressortir tant les caractéristiques propres à la communauté chilienne que les difficultés communément éprouvées par l’ensemble des migrants au Québec.