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Que devient la société québécoise en regard de son héritage et de ses dynamiques religieuses ? Robert Mager et Serge Cantin (2010, p. 4) font de cette question une entrée singulière dans l’analyse du Québec contemporain : ils entendent ainsi exprimer leur « conviction que [la religion] constitue, dans sa complexité même, un révélateur clé du devenir de cette société, un lieu d’interrogation susceptible d’éclairer ses zones d’ombre, voire ses impasses ». La « complexité » qu’ils évoquent ne saurait être étrangère à la forte intrication d’une série de phénomènes historiques et sociaux majeurs : le poids du catholicisme dans la construction de la nation québécoise, le processus de sécularisation qui a accompagné une Révolution tranquille pourtant largement inspirée du personnalisme chrétien, le mouvement de désaffiliation religieuse rapide qui a contribué à affaiblir durablement les ressources de l’institution catholique, enfin, la pluralisation du champ religieux largement induite par la diversification de l’origine ethnique d’immigrants en nombre croissant. « Aborder la société québécoise par l’intermédiaire de la religion »[1], comme en font le choix R. Mager et S. Cantin, paraît dès lors parfaitement fondé ; ce choix se réfère en l’occurrence aux travaux que Marcel Gauchet consacre à l’analyse de la modernité occidentale sous l’angle de la « sortie de la religion ».

Ce syntagme constitue un bon outil pour analyser la transformation du paysage religieux d’un Québec contemporain privé d’une « transcendance héritée » (Bédard, 2002, p. 24). Marcel Gauchet définit la sortie de la religion comme « la fin du rôle de structuration de l’espace social que le principe de dépendance a rempli dans l’ensemble des sociétés connues jusqu’à la nôtre » (Gauchet, 1999, p. 233) ; en ce sens, « la sortie de la religion, c’est le passage d’un monde où les religions continuent d’exister, mais à l’intérieur d’une forme politique et d’un ordre collectif qu’elles ne déterminent plus » (Gauchet, 1998, p. 11). On retrouve dans cette approche un bouleversement d’une version des principes fondateurs des institutions et du social, ce que Danièle Hervieu-Léger entend par « exculturation » : un processus de « déliaison » entre la culture catholique et l’univers civilisationnel et sociopolitique qu’elle a contribué à façonner (Hervieu-Léger, 2003, p. 97). Cette conception rejoint également l’analyse du modèle religieux québécois que propose É.-Martin Meunier en termes de « déliquescence progressive de la religion culturelle et de sa part de signification et d’emprise sur les sociétés » (Meunier, 2010, p. 162).

Procéder à l’analyse d’une telle transformation structurelle peut légitimement conduire à sonder les pratiques et les croyances pour mesurer l’ampleur des changements intervenus dans la religiosité des Québécois[2], ou à rendre compte du nouveau pluralisme religieux (Rousseau et Castel, 2006). Sans être pour autant ignorés, les acteurs religieux et leurs systèmes d’action sont rarement inscrits au centre de l’analyse, alors même que les positions qu’ils promeuvent et les stratégies qu’ils mettent en oeuvre visent, par la défense de leurs conceptions et la promotion de leurs préférences, à infléchir les orientations de leur institution et les choix des pouvoirs publics. Surtout, cette perspective permet de porter attention à l’évolution des relations de type quasi concordataire qui se sont nouées entre l’Église catholique et les autorités politiques québécoises dans la mouvance de la Révolution tranquille et du concile Vatican II. On peut en effet considérer un tel jeu relationnel, qui a pu prendre la forme d’une alliance objective, comme un analyseur institutionnel apte à faire ressortir à la fois l’évolution des enjeux et la transformation du rapport de forces. En d’autres termes, l’étude des conditions de l’exercice de l’autorité religieuse au sein de la société québécoise permettrait de poser de façon à la fois complémentaire et spécifique la question de la « sortie de la religion ».

C’est la raison pour laquelle ce texte est délibérément consacré aux évêques, cadres supérieurs et strate dirigeante de l’Église catholique, notamment au Québec, où l’épiscopat a traditionnellement joué un rôle social et religieux majeur. Considéré de façon plus large, ce rôle se situe au moins à trois échelons complémentaires. Dans le cadre de son diocèse – le Québec en compte 23, dont 3 diocèses dits « nationaux », qui couvrent l’ensemble de la province[3] –, l’évêque dispose d’un certain degré d’autonomie personnelle pour concevoir et piloter son action au sein de son territoire juridictionnel – la théologie voit dans le diocèse une Église « particulière » ou « locale » (Tillard, 1995) –, en étroite collaboration avec le clergé et le laïcat organisé. À l’échelle de la province, l’Assemblée des évêques catholiques du Québec (AECQ)[4] n’exerce pas seulement une fonction de coordination et de gestion interne de l’institution catholique, par voie de mise en cohérence des initiatives locales ou régionales ; elle fait également office de groupe de pression auprès des pouvoirs publics afin de faire (pré)valoir ses vues et ce qu’elle considère comme les intérêts à la fois de la communauté catholique et de la société québécoise dans son ensemble ; c’est en ce sens que Jacques Lagroye a pu qualifier le discours de l’épiscopat – français, en l’occurrence – d’« éminemment politique » (Lagroye, 1983, p. 81). Au sein de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), créée en 1943, reconnue par le Saint-Siège en 1948 et alternativement présidée pour une période de deux ans par un évêque anglophone et par un évêque francophone, le Québec constitue l’une des quatre « régions pastorales », aux côtés de l’Ouest, de l’Ontario et de l’Atlantique. L’Assemblée des évêques du Québec bénéficie d’une forte antériorité puisqu’elle se réunit – deux fois par an – depuis 1898 ; durant de nombreuses décennies, ce fut dans le cadre du Département de l’instruction publique, dont tous les évêques québécois furent longtemps membres ex officio. Enfin, en étroit rapport avec Rome et le Saint-Siège, les évêques québécois appartiennent au « collège épiscopal » mondial, au sein d’une institution religieuse qui connaît par ailleurs une forte centralisation. Cette configuration somme toute complexe n’est nullement statique : l’Église catholique du Québec participe d’une évolution organisationnelle marquée par un triple mouvement de territorialisation (dont les institutions diocésaines et paroissiales sont en mesure de tirer profit), d’internationalisation (liée au renforcement du rôle du Saint-Siège) et, corrélativement, de dénationalisation (du fait d’un mouvement romain de désaffection à l’égard des conférences épiscopales nationales, évolution qu’il conviendra d’examiner) (Palard, 2004).

Ce triple mouvement, mutatis mutandis et dans bien de ses aspects, est du même ordre que celui que connaît la transformation du système politique, également organisé de facto selon un système de strates territoriales (Palard, 1999). Il est évidemment placé sous le signe de fortes interrelations : Gilles Routhier (2002) a ainsi clairement montré que l’évolution des prises de positions des évêques du Québec, au début des années 1960, est autant liée à l’ébullition que connaît la société québécoise qu’aux ferments conciliaires, et que ces deux forces agissent alors dans le même sens. Par ailleurs, lors de chacune de ses visites quinquennales à Rome – dites ad limina[5], l’épiscopat québécois s’attache à présenter au pape et à la Curie un tableau de la situation religieuse de la Province ainsi que son programme d’action pour les cinq années à venir, après qu’un arbitrage eut été établi entre ses membres, porteurs de positions différentes et éventuellement antagoniques. Toutefois, l’attention se portera ici prioritairement sur l’échelon provincial (« national »), que l’on peut tenir pour intermédiaire – entre l’échelon diocésain et l’échelon international –, et plus particulièrement sur la fonction de lobbying et de représentation d’intérêts religieux dans l’espace public. Cette fonction induit en effet une cristallisation des objectifs stratégiquement poursuivis ; elle reflète le mode de « lecture » d’une société québécoise en profonde transformation (vieillissement démographique, prégnance sociale et politique croissante de l’immigration, pluralisation des appartenances religieuses, métropolisation…). L’épiscopat est porté à se focaliser sur les dossiers jugés cruciaux et, en particulier, au cours des quinze dernières années, sur l’accentuation du mouvement de déconfessionnalisation du système éducatif : remplacement des commissions scolaires confessionnelles par des commissions linguistiques et, surtout, mise en oeuvre des principales recommandations du Rapport Proulx de 1999 (Groupe de travail sur la place de la religion à l’école, 1999).

L’analyse ne s’interdira pas de dégager et de distinguer, au sein des positions adoptées par l’épiscopat, ce qui tient d’une posture proprement magistérielle, en application d’une ligne de pensée et d’action « classiquement doctrinale », et ce qui relève plus largement d’une fonction matricielle du christianisme québécois, et qui invite plutôt à observer ce qu’il peut demeurer, au Québec, d’imprégnation religieuse au sein du système politique ou de la vie sociale et culturelle. On peut avancer l’hypothèse selon laquelle l’épiscopat entend se comporter en détenteur privilégié d’un héritage qu’il estime déterminant pour la sauvegarde de l’identité culturelle de l’espace québécois et pour la transmission du message religieux dont il a statutairement la charge. Ces deux dimensions sont évidemment liées : socialisation culturelle et transmission religieuse paraissent former, de ce point de vue, les deux faces d’une mission le plus souvent pensée et exercée sous le signe de l’unicité. Dans une telle perspective, la plausibilité même d’un enseignement de la doctrine ou des croyances chrétiennes et donc en définitive l’exercice du « coeur du métier » des évêques dépendraient de la constante réaffirmation des racines et des valeurs chrétiennes du terreau québécois. Une telle réaffirmation s’inscrit évidemment à contre-courant du processus d’exculturation et d’effritement de la religion culturelle, dont elle est antinomique.

On ne saurait appréhender les traductions de ce changement de paradigme sans enrichir la recherche documentaire par la conduite d’entretiens individuels. Ces entretiens ont donné lieu à la rencontre d’un tiers environ des évêques du Québec : sans viser une impossible représentativité, le choix a tenu compte de l’implantation territoriale – métropolitaine et régionale – et de la durée d’exercice de la fonction épiscopale[6]. Ces échanges ont eu pour but principal de permettre une élucidation des positions et des préférences personnelles de responsables diocésains et de dégager ainsi les éventuels points de tension ou de clivage théologico-idéologiques au sein même du corps épiscopal. Dans la mesure où les évêques représentent des acteurs publics, et compte tenu des précautions et des assurances que nous avons prises à cet effet, nous avons choisi de ne pas rendre anonymes, sauf dans un cas – un évêque s’exprimant alors sur l’un de ses confrères –, les extraits d’entretiens rapportés dans ce texte.

Dans le cadre de cette recherche, quatre points d’observation ont été privilégiés, qui forment également la trame de l’argumentation générale. Chacun d’eux renvoie de façon spécifique à la transformation structurale de la place de l’Église catholique au sein de la société québécoise. 1) Ce qui frappe dès l’abord, c’est la difficulté du positionnement actuel de l’épiscopat, du fait d’un amenuisement inédit des ressources institutionnelles, à commencer par les ressources humaines, et, de façon corrélative, en raison d’un affaiblissement notable de sa capacité d’influence sur les pouvoirs publics. 2) Cette perte de maîtrise du jeu se perçoit tout particulièrement dans la gestion du processus de déconfessionnalisation scolaire, désormais parvenu pratiquement à son terme. 3) Cette forte déprise a contraint les évêques à réviser leur stratégie et à redéployer leurs ressources en direction de l’action religieuse territorialisée, tout particulièrement au sein des paroisses, qui connaissent de ce fait un net retour en grâce. 4) Enfin, alors que l’Assemblée des évêques du Québec a depuis longtemps établi un mode plutôt consensuel de fonctionnement, la nomination, en 2002, au poste archiépiscopal de Québec de Mgr Ouellet est venue changer la donne et mettre à mal les modalités de la délibération ; le nouveau primat du Canada ne fait pas mystère de ses visées volontiers restauratrices et de son intransigeantisme.

Un difficile positionnement

En 1987, le théologien Jacques Racine a tracé un portrait des évêques québécois où il met l’accent sur une forte sensibilité aux réalités sociales et politiques ainsi que sur une « certaine proximité naturelle des gens » qui participe également d’une forte solidarité régionale :

Ils exercent un certain leadership en société à l’égard de la compréhension de la mondialisation des problèmes et à l’égard des relations internationales. Ils montrent la voie sur des questions comme la peine de mort, l’aide aux réfugiés, la menace nucléaire, l’aide au développement. […] Ils sont préoccupés de l’avenir des jeunes, même s’ils ne savent toujours comment leur permettre de faire leur place en Église.

Racine, 1987, p. 233.

Outre la question sociale, qui fait sans doute le plus consensus, l’épiscopat a cherché à arrimer sa réflexion, au cours des dernières décennies, sur des enjeux majeurs qui font débat au sein de la société et de l’Église québécoises, en particulier la question nationale et la place accordée aux femmes au sein de l’institution catholique. En ce qui concerne la question nationale, les évêques canadiens, dans la lettre collective qu’ils ont publiée en 1967, à l’occasion du centenaire de la confédération, ont estimé que, « pour plusieurs », le problème le plus grave et le plus délicat est celui de trouver une solution aux malaises engendrés par la coexistence au Canada des deux principaux groupes linguistiques et culturels qui, « par un phénomène assez particulier, forment deux majorités qui se rencontrent et s’affrontent ». À leurs yeux, tout en se refusant à trancher sur le choix du terme « nation », il convient que « la sauvegarde et le progrès de la paix au Canada reposent sur la reconnaissance de la réalité sociologique que constitue la communauté canadienne-française et sur la reconnaissance effective des droits de cette dernière » (Conférence des évêques catholiques du Canada, 1968, p. 4-5)[7]. Toutefois, une douzaine d’années plus tard, en raison de ses divisions internes, la CECC ne s’est pas présentée devant « le Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada » créé à l’automne 1980 en vue d’étudier le Projet de résolution que venait de publier le gouvernement fédéral. Les évêques du Québec ont alors insisté pour qu’une position commune à la CECC inclue une déclaration selon laquelle le rapatriement unilatéral de la constitution sans l’accord du Québec serait inacceptable[8], mais les évêques anglophones ont maintenu leur refus d’une telle inclusion. Telle est ici du moins l’interprétation qu’avance alors Mgr Hubert, évêque de Saint-Jean-Longueuil, porte-parole des évêques du Québec et membre du Comité exécutif de la CECC (Desrochers, 1983, p. 16).

Sur la question nationale, l’épiscopat québécois a constamment adopté comme ligne de conduite un même leitmotiv : ni ingérence, ni indifférence, malgré un militantisme affirmé de la part de certains membres de l’épiscopat. Par le message pastoral qu’elle publie le 15 août 1979, l’AEQ s’est délibérément inscrite dans le débat référendaire. Elle y souligne que toutes les options sont légitimes, qu’ « aucune option politique ou constitutionnelle ne saurait être prise comme un absolu » (Assemblée des évêques du Québec, 1979) et qu’une même foi peut inspirer des choix divergents. En toute hypothèse, selon elle, dans le cadre de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, « le peuple québécois conserve son droit à disposer de lui-même et à revoir ou remettre en question, s’il le veut, les liens qui l’unissent à ses partenaires ». La même attitude, dictée par l’ouverture aux options en présence, se retrouvera dans le texte publié le 22 février 1995 par le Comité exécutif de l’AEQ : Le référendum sur l’avenir du Québec. Ce texte évoque également la place croissante occupée par de nombreux groupes ethnoculturels et invite à « un certain sens du relatif » (Comité exécutif de l’Assemblée des évêques du Québec, 1995, p. 103).

La question de la place des femmes dans l’Église a fait l’objet, plus sans doute naguère qu’au cours des années récentes, de débats et d’orientations novatrices. Quelques indications, bien que succinctes, permettent de pointer et de situer chronologiquement certaines de ces orientations, dont le développement et la mise en oeuvre demeurent soumis aux normes et à la discipline romaines, qui viennent limiter par avance la marge de manoeuvre de l’épiscopat. En 1971, à l’occasion du synode romain sur la justice dans le monde, une intervention de la délégation canadienne est présentée par le cardinal George-B. Flahiff, archevêque de Winnipeg : elle recommande au pape Paul VI la formation immédiate d’une commission mixte, afin d’étudier en profondeur la question des ministères féminins dans l’Église. Au Québec, une femme – la seule en fait jusqu’à présent –, religieuse en l’occurrence, Gisèle Turcot, est nommée en 1980 secrétaire générale de l’AEQ pour un mandat de trois ans ; l’année suivante, à l’invitation du Comité des affaires sociales de l’AEQ, un poste de répondante à la condition des femmes est créé dans chacun des diocèses de la province. En mars 1986, la session d’étude annuelle de l’AEQ a eu pour thème Le mouvement des femmes et l’Église ; tous les évêques du Québec ont participé à cette session, coordonnée par Gisèle Turcot, devenue maîtresse des novices de sa congrégation, ainsi que 86 femmes et 13 hommes. La décision du Comité des affaires sociales de l’AEQ, prise en 1994, de confier à un comité le mandat d’étudier la violence faite aux femmes à l’intérieur de l’institution catholique donne à penser que les progrès réalisés sont jugés pour le moins insuffisants… Depuis lors, on observe, comme dans nombre de pays, une féminisation de l’Église, non seulement dans les postes liées à l’action pastorale, qu’elle soit territoriale ou sectorielle, mais également à des fonctions de responsabilités diocésaines : dans l’équipe dirigeante du diocèse de Saint-Jérôme, la direction de la catéchèse et celle des ressources humaines sont ainsi confiées à des femmes. Cela ne fait plus désormais figure d’exception.

L’affaiblissement de la fonction épiscopale dans la société québécoise

Rétrospectivement, ce qui frappe l’observateur, c’est la perte progressive du leadership de l’épiscopat catholique au sein de la société québécoise. La Commission d’étude sur les laïcs et l’Église créée en 1968 par les évêques du Québec a eu pour mission première d’analyser les interrogations et les préoccupations des clercs et des fidèles, les changements sociaux associés à la Révolution tranquille et l’articulation entre la foi et la culture. D’abord née de la crise de l’action catholique, particulièrement de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), la Commission, qui a eu pour président Fernand Dumont et pour vice-président Claude Ryan, a notablement élargi son mandat ; elle a tenu des audiences dans l’ensemble des diocèses et reçu plus de 800 mémoires[9]. Dans son principe même, la mise en place de cette commission a traduit un fort sentiment d’incertitude dans un contexte également marqué par la publication de la très controversée encyclique Humanae Vitae de Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances, texte qui a mis les évêques du Québec dans une position pour le moins inconfortable. Lors du colloque de commémoration des 30 ans du Rapport Dumont, Claude Ryan a souligné que l’une des grandes faiblesses de l’Église du Québec résidait en « l’absence dans son sein d’une véritable opinion publique. Tout y est encore décidé à partir d’en haut. […] Il en résulte que, si les laïcs veulent discuter de sujets délicats, ils sont portés à en discuter ailleurs » (cité par Parrot, 2001, p. 122). Le souvenir de ce décalage reste vif chez Mgr Moreau, nommé évêque de Sainte-Anne-de-la-Pocatière en 2008 : formé à l’école de la JEC, puis missionnaire au Nicaragua[10] avant de revenir dans son diocèse et de devenir, en 1984, cistercien trappiste à l’abbaye d’Oka, où il exerça les fonctions d’abbé de 1990 à 2008, le nouveau prélat prend la mesure des changements intervenus et des perspectives à promouvoir dans l’institution catholique :

Mes premiers engagements ont été dans l’Action catholique. Une chose s’est brisée avec la rupture des années 1965-1970 entre l’Église officielle et les mouvements d’Action catholique, qui étaient vraiment une école de formation. Il faut arrêter de se laisser préoccuper par le grand nombre : on peut être un petit nombre, à condition que ce qu’on vit soit signifiant. J’aime mieux un petit nombre qui est heureux de vivre ce qu’il vit qu’un grand nombre où on ne voit pas trop la vie qui passe. Je suis persuadé qu’on va aller vers une Église beaucoup plus pauvre et démunie, mais cette Église sera plus proche de la simplicité et de la vérité évangélique, dans tout son message de miséricorde. Quand j’étais jeune prêtre, des gens ont été blessés profondément par le sacrement du pardon, du fait de monitions très dures ou du refus de l’absolution pour des raisons morales reliées à la famille. Ça a été un de mes chocs lorsque j’étais jeune prêtre.

Entretien avec Mgr Moreau, La Pocatière, 27 octobre 2009.

L’évêque de Saint-Jérôme, Mgr Morissette, qui fut auparavant évêque auxiliaire de Québec puis évêque de Baie-Comeau et qui préside la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) depuis octobre 2009, ne dissimule nullement le processus de repli et de déprise de l’Église catholique qui se trouve engagé depuis un demi-siècle : l’excès de puissance a fait place au discrédit. Il souligne d’emblée le renversement de perspectives qui en résulte :

« Se retirer sur ses terres. » C’est un peu la réponse de l’épiscopat à la transformation fulgurante qu’a connue la société québécoise à partir des années 60. L’Église avait occupé tout le terrain. Tout était catholique : les terrains de jeux étaient catholiques, les hôpitaux étaient catholiques, les écoles étaient catholiques, les paroisses contrôlaient à certains moments des cinémas et étaient clairement en concurrence avec les propriétaires privés de cinémas… L’Église était partout. Évidemment, quand on est présent comme ça un peu partout, on finit par écraser les pieds ; je pense que le cardinal Maurice Roy, qui fut archevêque de Québec de 1947 à 1982, a très bien compris ce qui se passait et qu’il a saisi que la société québécoise voulait reprendre en mains ses institutions. Il a vraiment pris le parti de donner la chance au gouvernement québécois de prendre ses responsabilités.

Entretien avec Mgr Morissette, Saint-Jérôme, 4 novembre 2009.

Le paysage institutionnel s’est ainsi transformé en profondeur : l’Église est devenue « très discrète, trop même aux dires de certains », mais les soubresauts ne paraissent pas pour autant être encore parvenus à leur terme :

Ma perception est que l’Église au Québec, même si elle n’a plus aucune puissance, aucun pouvoir, continue encore à faire peur : dans une certaine intelligentsia québécoise, quand les évêques se prononcent sur un sujet chaud, on a envie tout de suite de monter aux barricades et de crier au loup : « Les évêques cherchent à reprendre du pouvoir ». Chez un certain nombre d’intellectuels, chez des éditorialistes particulièrement, on sent que cette peur de l’Église demeure présente. Dans le même temps, on méprise presque tout discours qui peut venir de cette Église : souvent, on est déconsidérés du seul fait qu’on est les évêques du Québec. Il y a certains sujets sur lesquels il est devenu presque impossible pour nous de dire quoi que ce soit qui ait une chance d’être entendu : si les évêques disent un mot sur l’avortement, c’est discrédité au départ. Le domaine où on peut encore avoir une parole qui, à certains moments, va avoir une influence, ce sont les questions sociales et économiques.

Entretien avec Mgr Morissette, Saint-Jérôme, 4 novembre 2009.

Le changement de paysage et le climat d’incertitude qu’il induit sont exprimés par l’un des évêques auxiliaires de Montréal, Mgr André Gazaille, qui, avant son ordination épiscopale, en mars 2006, était modérateur d’une équipe pastorale chargée de l’animation de trois paroisses montréalaises :

J’arrive dans un moment qui n’est pas facile. On est en mutation : on passe d’une Église qui était plutôt de chrétienté, qui s’était affaiblie au cours des années mais qui était encore là, à une Église plus centrée sur l’évangélisation. Les paroisses sont dans le même cas. C’est comme si on était en passage : on ne sait pas trop où on s’en va. Ça évolue sur certains points et ça bloque sur d’autres. Drôle d’impression : les évêques sont fortement contestés autant par la droite que par la gauche : la gauche va les trouver trop romains (« La gauche se cherche des évêques »), et la droite reproche aux évêques de ne pas être assez romains, de ne pas s’être assez battus pour l’école catholique et d’appuyer le cours d’éthique et de culture religieuse ; on reçoit des courriels continuellement des deux côtés.

Entretien avec Mgr Gazaille, Montréal, 16 novembre 2009.

À l’occasion de la Pentecôte 1998, le Groupe de travail sur l’avenir des communautés chrétiennes de l’AEQ dépeint sans complaisance une « Église appauvrie » : les communautés chrétiennes sont elles-mêmes ébranlées ; l’Église souffre de déstabilisation et vit difficilement ses deuils ; la réorganisation des services mobilise les énergies aux dépens de la mission : « Plusieurs de nos certitudes sont minées. Nous nous sentons souvent déphasés face aux nouveaux défis de la vie moderne. Nos critères de pratique sont battus en brèche. De beaux projets finissent en cul-de-sac » (AEQ, 1998).

Dans le mémoire qu’il a présenté à la Commission Bouchard-Taylor, Mgr Martin Veillette, qui entend alors s’exprimer à titre personnel et non comme évêque du diocèse de Trois-Rivières et président en exercice de l’AECQ, et qui ne manque pas de rappeler sa formation universitaire en sociologie, adopte une position moins défaitiste : il s’attache à défendre l’acceptation d’une présence du religieux sous une forme qui ne remet pas en cause la neutralité de l’État : « Reléguer la religion dans le champ du privé […], ça ne tient pas. […] La religion se vit en société. […] La religion se vit en communauté. […] C’est au nom de leur foi que des gens ont créé un système de santé pour la population, que d’autres ont mis sur pied le mouvement coopératif, que d’autres encore ont milité ardemment en faveur des ouvriers exploités » (p. 5).

Un phénomène nouveau est récemment apparu : les évêques sont désormais la cible de critiques – de « remontrances » – qui émanent du sein même de l’Église catholique. En 2006, ce fut notamment le cas de la « Lettre ouverte aux évêques du Québec » (La Presse, 26 février 2006) signée par 19 prêtres de cinq diocèses du Québec appartenant pour la plupart au Forum André Naud[11]. À la même période, la Conférence religieuse canadienne, qui représente 22 000 religieuses et religieux et près de 230 instituts et congrégations, a mis en ligne sur son site un document intitulé À nos frères évêques. Ces deux textes plaident pour une plus grande autonomie des Églises nationales et invitent en conséquence les évêques, qui préparent alors leur visite ad limina de mai 2006, à faire connaître à Rome le malaise que suscitent certaines prises de position du Saint-Siège[12]. Par ailleurs, les vagues de demandes d’apostasie ne sont plus exceptionnelles : on a compté une cinquantaine de demandes pour le seul mois de mars 2009 dans le diocèse de Québec, à la suite de la décision d’un évêque brésilien d’excommunier la mère d’une fille de neuf ans violée par son beau-père, enceinte de jumeaux et sur laquelle avait été pratiqué un avortement ; cette décision avait été approuvée dans un premier temps par le Vatican.

On peut voir dans ces divers symptômes d’une configuration institutionnelle en forte évolution la fin de ce que É.-M. Meunier qualifie de « concordat implicite » (Meunier, 2010, p. 157) et d’« articulation originale et historiquement fondée entre institutions religieuses, culture et État » (Meunier, 2010, p. 162).

Les effets des orientations et de la centralisation romaines

La direction de la revue de recherche théologique Lumière et vie a donné à son numéro de septembre 2000 un titre implicitement polémique : Une autorité affaiblie : l’épiscopat. Le théologien Christian Duquoc, qui était alors en charge de cette publication et qui a coordonné cet ouvrage, souligne d’emblée dans son texte introductif que l’affaiblissement de la fonction des évêques relève de trois facteurs principaux : « l’indifférence de la société civile à leur mission et à leur propos, la critique à leur égard de nombreux chrétiens, le peu de crédit que le pouvoir romain leur accorde » (Duquoc, 2000, p. 3-4). C’est ce dernier point qui est au centre du réquisitoire : tout paraît se passer comme si Rome estimait devoir pallier la médiocrité locale par une présence plus agressive. L’intérêt de l’analyse de C. Duquoc réside dans son argumentaire. L’opposition proprement dite qui marque les orientations romaines lui semble finalement seconde ; ce qui, par-dessus tout, rend possible la matérialisation de cette opposition, dont procède en droite ligne l’« autorité humiliée » de l’épiscopat, c’est bien plutôt l’inachèvement même de Vatican II. L’auteur oppose ainsi la réussite doctrinale du concile et son échec pastoral et institutionnel : « Les participants au concile ont mieux apprécié le divorce entre les options doctrinales de l’Église catholique et les valeurs des démocraties occidentales que décelé l’étrangeté grandissante des pratiques institutionnelles ou disciplinaires ecclésiales pour la sensibilité moderne. » (Duquoc, 2000, p. 8). En d’autres termes, les dérives autoritaires de Rome se trouvent facilitées par l’absence de ce que pourrait être une « loi fondamentale » conçue comme la traduction d’un droit constitutionnel ecclésiastique : la nouvelle vision dogmatique issue de Vatican II ne s’est pas traduite par une gouvernance véritablement novatrice.

Ce rapport de forces a marqué durablement les relations entre l’épiscopat catholique québécois et Rome, relations placées sous le signe d’une difficile compréhension mutuelle sinon d’un fort contentieux. Dans son analyse des formes qu’a prises au Québec la période préparatoire au concile Vatican II, G. Routhier énonce l’hypothèse selon laquelle la formation de la conscience conciliaire des évêques a tenu autant à leur enracinement dans leurs Églises locales qu’à leur insertion dans l’assemblée conciliaire (Routhier, 2001, p. 203). Le réformisme alors présent au Québec repose, selon lui, sur deux questions centrales : la fonction du laïcat dans la vie de l’Église et la place de l’institution catholique dans la société québécoise. Le rapport quinquennal présenté par les évêques du Québec à l’occasion de leur visite ad limina de 1983 souligne le décalage entre la nouvelle culture québécoise et le discours de l’Église. Les évêques rendent partiellement responsables de ce décalage leur langage et leur culture, qui demeurent « trop souvent étrangers au langage et à la culture contemporaine de notre milieu » (Assemblée des évêques du Québec, 1988, p. 65). À l’occasion de la visite ad limina de 1993, dix ans plus tard, l’évêque de Saint-Jérôme, Mgr Valois, fut convoqué et reçu, en l’absence du cardinal Ratzinger, par le secrétaire de la congrégation pour la Doctrine de la foi qui, « sans [le] regarder directement », lui exprima des critiques : « Excellence, vos pratiques pastorales nous inquiètent » (Valois, 2009, p. 124), allusion, en particulier, aux responsabilités pastorales confiées à des laïcs dans des instances de son diocèse.

Le synode extraordinaire qui s’est tenu à Rome en 1985, vingt ans après la clôture du Concile, a joué un rôle pivot : il marque le début d’une importante césure dans les rapports entre Rome et les épiscopats nationaux. Mgr Hubert, à cette époque président de l’AEQ, souligne alors à nouveau la dualité des allégeances et « l’inconfort des évêques du Québec » : « Comme évêques, nous tenons à vivre la double solidarité d’être unis aux responsables de l’Église universelle et d’être accueillants à ce qui est positif et germe d’avenir dans la vie de notre peuple » (Hebblethwaite, 1986 ; Lefebvre, 2001). Ce synode amorce une forme de réinterprétation du Concile au détriment des conférences épiscopales. Dès avant le synode, le cardinal Ratzinger avait exprimé ses vues sur le nécessaire renforcement du rôle de l’évêque dans son diocèse et, corrélativement, sur la révision à la baisse de celui des conférences épiscopales. Il affirme que, lors du Concile,

la nette remise en valeur du rôle de l’évêque s’est en réalité atténuée, au risque même de se trouver étouffée, par l’intégration des évêques à des conférences épiscopales de plus en plus organisées, dotées de structures bureaucratiques assez lourdes. Nous ne devons pas oublier que les conférences épiscopales n’ont pas de base théologique, elles ne font pas partie de la structure irréfragable de l’Église telle que l’a voulue le Christ : elles n’ont qu’une fonction pratique et concrète. […] Il s’agit de sauvegarder la nature même de l’Église catholique, qui se fonde sur une structure épiscopale et non pas sur une sorte de fédération d’Églises nationales. L’échelon national n’est pas une dimension ecclésiale.

Ratzinger, 1985, p. 66-67

Le rapport final du synode paraît laisser cette question ouverte en renvoyant à un approfondissement de l’analyse théologico-canonique. En fait, en distinguant entre la « collégialité » juridique pleine et entière, celle qui s’applique à la totalité du « collège épiscopal », et l’« esprit collégial », qui caractérise des sous-ensembles – nationaux, par exemple – de ce même collège, ce rapport tranche pour l’essentiel et par avance la question. En réponse à l’invitation du synode à étudier l’applicabilité du principe de subsidiarité à l’Église, un colloque international est organisé à l’Université catholique de Salamanque dès janvier 1988 : il a visé, à l’encontre de Rome, à asseoir l’autorité doctrinale des conférences épiscopales[13]. Pour Rome, au contraire, la ré-affirmation de l’autorité et de la primauté romaines (la collégialité ne peut s’exercer que cum et sub Petro) est intrinsèquement porteuse de la critique d’une « nationalisation » jugée trop accusée des épiscopats ; corrélativement, elle induit la mise en valeur et la promotion des Églises diocésaines comme seules unités véritablement légitimes de gouvernement ecclésiastique. Défense de la primauté romaine, mise en valeur du caractère individuel de la charge épiscopale et refus déterminé de reconnaître aux conférences épiscopales une « fonction d’enseignement » – le munus docendi – vont évidemment de pair ; ce sont trois dimensions d’une même stratégie. Selon Jacques Racine, qui participa au synode romain de 1985 au titre de personne ressource du cardinal Vachon, archevêque de Québec, « on n’a pas à être très fier du rôle joué par la diplomatie vaticane sur cette question » (Racine, 1987, p. 231). J. Racine souligne également que cette orientation s’est révélée d’autant plus inopportune au Québec qu’elle s’inscrivait en porte-à-faux, à ses yeux, avec la chaleur de l’accueil réservé au pape Jean-Paul II lors de son long périple au Canada l’année précédente, périple dont la ville de Québec constitua la première étape (Entretien avec Jacques Racine, Québec, 12 novembre 2009). Au milieu des années 1990, Mgr Blanchet, archevêque de Rimouski, estime qu’« il est sûr qu’à l’heure actuelle le pouvoir romain s’exerce assez fortement. C’est une tendance naturelle qu’il faut interroger. Il faut garder une capacité critique mais en conservant un grand amour de l’Église. Je suis persuadé que l’avenir de l’Église va amener une certaine décentralisation. Il faut être patient » (Blanchet, dans Lefebvre, 1995, p. 14). Cette question, en forme de litige durable et récurrent, ne vaut évidemment pas pour le seul Québec. Le théologien français Bernard Sesboüé a porté un jugement implicitement critique sur le synode qui s’est tenu à Rome en octobre 2001 et qui a eu pour thème : L’évêque : serviteur de l’Évangile de Jésus-Christ pour l’espérance du monde. À ses yeux, l’appel incantatoire à la communion ne doit pas se faire au détriment du débat (Sesboüé, 2002, p. 217).

La gestion du processus de déconfessionnalisation scolaire

La non-reconduction, à compter de la rentrée scolaire de septembre 2008, de la clause dérogatoire[14] parachève le mouvement de déconfessionnalisation scolaire que les États généraux sur l’éducation avaient enclenché en 1995-1996. Ces États généraux marquent une véritable césure dans l’histoire de la confessionnalité scolaire au Québec : le rapport final fait de la déconfessionnalisation complète du système scolaire l’un des tout premiers chantiers prioritaires. Dès lors, il appartenait au gouvernement du Québec de prendre les voies et moyens pour mettre fin au statut confessionnel à la fois des commissions scolaires et des écoles. À cet égard, la demande – votée à l’unanimité des membres de l’Assemblée nationale – de l’amendement de l’article 93 de l’Acte constitutionnel de 1867 constitue un préalable clé : il y sera donné suite en décembre 1997[15].

Dans le mémoire qu’elle adresse en 1999 à la Commission de l’éducation de l’Assemblée nationale, quelques mois après la remise du rapport Proulx, l’AEQ défend le maintien de la confessionnalité scolaire au nom de l’utilité publique : il convient de sauvegarder la possibilité d’un recours aux clauses dérogatoires « aussi longtemps qu’il sera nécessaire pour protéger les composantes majeures de notre société et de notre culture »[16] (AEQ, 1999, p. 22). Parce qu’elle est ouverte au pluralisme, la confessionnalité n’est nullement incompatible avec l’établissement d’un climat confessionnel accueillant vis-à-vis des autres visions du monde ; bien plus, parce qu’elle est au service du bien commun, elle en est la garantie.

Dans la ligne des principales recommandations du rapport Proulx, deux séries de dispositions législatives majeures ont été adoptées : en juin 2000, la loi 118 a abrogé, avec effet au 1er juillet suivant, le statut confessionnel de l’ensemble du système scolaire public ; en juin 2005, la loi 95 fixe au 1er juillet 2008 la date d’entrée en vigueur effective de l’abolition du régime confessionnel de l’enseignement. C’est dire que le renouvellement de la clause dérogatoire sera la toute dernière mesure adoptée et qu’il ne vaudra que pour les trois années à venir. Au terme de cette période, un programme d’éthique et de culture religieuse, également dispensé dans les établissements privés, se substituera à l’enseignement religieux confessionnel. Au sens propre du terme, l’épiscopat assiste à une « sortie de la religion » du système scolaire ; devant un mouvement de réformes aussi important qui se déroule en une seule décennie, l’épiscopat se révèle démuni et impuissant. Quelques mots du mémoire qu’il dépose en juin 2005 à la Commission de l’éducation de l’Assemblée nationale traduisent bien sa position structurellement subordonnée vis-à-vis des autorités étatiques dans le dossier relatif à l’instauration du programme d’éthique et de culture religieuse : « Ouverture critique, collaboration vigilante, l’Assemblée réserve son jugement sur la valeur du programme annoncé. » De façon indiscutable, le temps est désormais révolu où l’analyste averti du bill 60 que fut Léon Dion pouvait souligner l’attitude de quasi-déférence du gouvernement et estimer que

c’était là, au moins de façon implicite, reconnaître à l’Assemblée des évêques une prérogative quasi législative ou, mieux peut-être, quasi judiciaire. […] [Le gouvernement] donnait l’impression de se placer dans une position de subordination, de requérir une « permission », un « droit de procéder » à une autorité jugée supérieure ou tout au moins concurrente.

Dion, 1967, p. 128.

Depuis lors, le sentiment de subordination a progressivement changé de rive.

Ce que les membres de l’AECQ apprennent progressivement du futur programme d’éthique et de culture religieuse ne les incite guère à faire preuve de triomphalisme : ce qui paraît l’emporter chez eux c’est plutôt une attitude de forte indécision et d’attentisme, qui se lit dans ce document de l’hiver 2007 et qui est aussi sans doute dictée par l’apparition dans leurs propres rangs de divergences inédites :

Hiver 2007. L’Assemblée manifeste à plusieurs reprises à divers organismes sa volonté de ne pas exprimer une opinion définitive sur le programme en élaboration avant d’en avoir reçu la version définitive qui sera effectivement rendue publique à la fin de l’été 2007. Elle constate que l’enseignement religieux dans le cadre scolaire s’est fortement détérioré et que, dans l’hypothèse où il serait réintroduit à l’école publique, il faudrait que ce soit l’Église elle-même qui l’assure directement, ce qui pose toute une série de problèmes d’ordre syndical et d’ordre financier en même temps que cela risque de fragiliser les efforts entrepris en paroisse. La plupart des membres de l’Assemblée expriment cependant de sérieux doutes sur la possibilité réelle d’amener à ce moment-ci[17] le Gouvernement à réviser une décision endossée par tous les partis politiques. Entre-temps, ils prennent note avec satisfaction des expériences très heureuses que les paroisses ont faites en instaurant des parcours catéchétiques substantiels : il y a là une piste qui mérite de se voir consacrer beaucoup d’efforts et de ressources.

AECQ, 2007, p. 15.

Ce texte frappe par son absence de ligne directrice : ses auteurs cherchent une impossible conciliation entre des options contraires, singulièrement en ce qui a trait à une éventuelle réintroduction, sous une nouvelle forme, de l’enseignement religieux dans l’école publique. L’épiscopat se montre impuissant non seulement à faire front, mais également à dégager en son sein une position commune.

À quelques mois de l’entrée en vigueur, dans les établissements scolaires, du programme d’éthique et de culture religieuse, l’Assemblée des évêques s’est attachée à faire la part des « forces » et des « faiblesses » de la réforme (AEQ, 2008). Au rang des forces, elle souligne que la contribution éducative attendue se situe principalement sur le plan de la citoyenneté : il s’agit d’apprendre à vivre ensemble dans une société pluraliste. Elle reconnaît également que les élèves seront initiés à une compréhension positive du phénomène religieux, à commencer par les traditions catholique et protestante : on pourra ainsi éviter la perte de toute mémoire chrétienne parmi les générations montantes. Les réserves ont d’abord trait au fait que le phénomène religieux sera considéré de l’extérieur et donc d’un point de vue strictement socioculturel, ce qui aura pour effet de conduire à une vision réductrice de l’« expérience croyante », mais elles sont aussi commandées par les questions relatives à la place du christianisme au sein du programme et à la formation du personnel enseignant. En tout état de cause, l’Assemblée annonce qu’elle maintiendra « une attitude critique et vigilante ».

C’est cette attitude qui imprègne la lettre que le président de l’AECQ adresse à la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport le 15 septembre 2009, et qui invite à de « sérieux correctifs » à propos du manque d’information des parents, de l’insuffisance de la formation des maîtres, enfin, du non-respect des programmes en ce qui a trait à la place et au traitement de la tradition chrétienne. L’AECQ n’appuie pas pour autant la requête soumise par des parents contre la Commission scolaire des Chênes, en Cour supérieure lors du procès de Drummonville, en vue d’abroger le caractère obligatoire du cours d’éthique et de culture religieuse ; elle s’était d’ailleurs montrée par avance hostile au principe de l’exemption. On remarque avec intérêt que, pour justifier la réforme, le juge Dubois fonde très longuement sa conviction et son jugement du 31 août 2009 sur le témoignage de l’expert Gilles Routhier, prêtre et professeur de théologie à l’Université Laval ; le tribunal tira de ce témoignage la conclusion que « même les dirigeants de [l’] Église catholique admettent le bien-fondé d’une présentation objective d’autres religions » (art. 64). L’expertise de G. Routhier s’est trouvée inopinément suspendue à la suite de la production par les plaignants d’une lettre circulaire publiée une dizaine de jours plus tôt par la Congrégation romaine pour l’éducation catholique, texte dans lequel son préfet, Mgr Grocholewski, se déclarait hostile à un enseignement « neutre » des différentes religions (Cauchy, 2009)… Le cardinal Ouellet s’est dit étranger à la préparation et à la transmission de ce document.

Le débat a depuis lors trouvé dans une nouvelle décision de la Cour supérieure du Québec, rendue en juin 2010, une occasion de relance : le juge Dugré a en effet donné raison à la direction de l’école montréalaise de confession catholique, le Loyola High School, qui réclamait le droit d’offrir le cours d’éthique et de culture religieuse selon une perspective catholique et non laïque, comme l’exige le programme du ministère de l’Éducation.

Une stratégie de redéploiement des ressources en direction des paroisses

Un étroit rapport s’est tissé entre le processus de déconfessionnalisation scolaire et, selon divers rythmes, le changement de stratégie de l’action et de l’animation religieuses des diocèses du Québec, qui s’inscrivent plus nettement désormais dans le cadre des instances territoriales, notamment des paroisses. Ce changement se fonde sur un bilan de l’enseignement religieux à l’école qui conclut à sa détérioration. Pourquoi dès lors continuer à engager un combat inégal et plus qu’incertain dans l’arène politique ? L’AECQ s’est d’ailleurs gardée de présenter la fin du régime confessionnel des écoles publiques comme une mise en échec de ses positions, y voyant bien plutôt une chance à saisir, quitte à oublier des prises de positions encore récentes.

Il subsiste toutefois, dans la position de l’AECQ, une ambivalence, déjà évoquée, à propos de la question scolaire. Cette ambivalence est liée à un évident conflit interne, qui oppose le cardinal-archevêque de Québec, dont les positions sont analysées pour elles-mêmes plus avant, à la quasi-totalité de ses confrères. Le point de vue de ces derniers est clairement représenté par le président de l’AECQ et évêque de Trois-Rivières, Mgr Martin Veillette :

Le programme « éthique et culture religieuse » nous a obligés à inventer de nouvelles formes de catéchèse. Nous l’avons dit explicitement dans notre déclaration de mars 2008[18]. Dès l’annonce du gouvernement, des diocèses ont dit : « On se retourne de bord, et on se met à l’oeuvre pour développer la prise en charge de la foi. Ça nous va bien maintenant comme Église d’assumer cela : on ne s’appuie plus sur l’école pour faire des chrétiens ». J’ai dû rappeler cette déclaration de mars 2008 à notre dernière assemblée des évêques, parce qu’on oublie parfois ce qu’on a dit il n’y a pas si longtemps… J’ai utilisé une formule un peu populaire : « Nos oeufs ne sont plus dans le panier de l’école. Ils sont maintenant du côté de la famille et de la communauté chrétienne pour ce qui est de l’éducation de la foi des chrétiens. »

Entretien avec Mgr Martin Veillette, Trois-Rivières, 17 novembre 2009.

L’évêque de Saint-Jean-Longueuil, Jacques Berthelet, qui fut président de la Conférence des évêques catholiques du Canada, souligne que son diocèse a anticipé avant les autres les effets de la législation scolaire annoncée. À l’instar de son collègue de Trois-Rivières, il souligne les avantages collatéraux de la révision stratégique entreprise en matière de catéchèse et de formation religieuse. Il exprime aussi l’attitude de collaboration qui continue d’être celle de l’épiscopat dans la mise en oeuvre du cours d’éthique et de culture religieuse :

Tout est en place pour une catéchèse initiatique, puis pour celle des ados et, enfin, pour tous les âges de la vie. Jean-Paul II parlait d’une nouvelle évangélisation : nous y sommes ! Nous l’avons engagée, peut-être malheureusement à partir des enfants et des jeunes alors qu’une véritable évangélisation commence par les adultes. Mais nous avons vite fait d’impliquer les parents : en effet, pas de catéchèse des enfants sans que les parents soient impliqués. Or, les jeunes parents ont demandé d’être instruits pour pouvoir accompagner leurs enfants. Cela couvre toutes les paroisses du diocèse.

Entretien avec Mgr Jacques Berthelet, 13 novembre 2009.

Mgr Berthelet a également fait le choix de négocier le virage numérique en inscrivant son diocèse dans les réseaux sociaux : « En matière de spiritualité, il se passe beaucoup de choses en ligne, et la foi catholique doit aussi y trouver sa place. Il faut placer notre pion là-dedans. C’est une question de marketing » (cité par Deglise, 2010).

Ces deux prises de positions épiscopales expriment fort bien la ligne largement majoritaire de l’AECQ. Elles traduisent un parti pris délibérément favorable à la négociation avec les représentants de l’État tel que l’ont adopté depuis des lustres les évêques du Québec, quand bien même les forces en présence se sont progressivement avérées de plus en plus inégales et asymétriques. Tout se passe comme si le système de valeurs en vigueur dans l’institution religieuse permettait à ses dirigeants d’assumer positivement, voire de tirer parti, des décisions politiques qui, de prime abord, peuvent leur apparaître défavorables. Dès 1999, les évêques écrivent qu’ils ont « peut-être trop tenu pour acquis qu’au Québec la première annonce de l’évangile était un fait assuré pour tous » (AEQ, 1999, p. 94). Ils estiment que des « faits en apparence rassurants ne reflètent peut-être pas toute la réalité », au rang desquels « un appui incontestable en faveur de l’école confessionnelle » (AEQ, 1999, p. 94). Selon Mgr Morissette, évêque de Saint-Jérôme et président de la CECC,

il faut accepter de ne plus être en période de chrétienté. Il faut devenir une Église missionnaire mais on n’a pas des gènes très forts de ce côté-là. Je me souviens d’avoir dit à mes confrères lors du synode des évêques qui s’est tenu à Rome en 2001 : « Je ne souhaite à personne de connaître cet état de chrétienté, parce qu’à long terme ça affaiblit l’Église et qu’on en vient à administrer la religion ». On a gardé trop longtemps un système qui nous desservait. Contrairement au cardinal Ouellet, je ne pense pas que le système était réformable.

Entretien avec Mgr Morissette, Saint-Jérôme, 4 novembre 2009.

L’évêque de Saint-Jérôme évoque à cet égard le point de vue de son collègue de Sherbrooke, Mgr Gaumont, spécialiste de la question de l’éducation : « Avec le passage de Claude Ryan au ministère de l’Éducation, à compter du milieu des années 1980, nous avons obtenu la meilleure loi que l’on pouvait espérer pour défendre l’enseignement religieux à l’école, mais, même si on a une belle loi, lorsque le milieu ne veut pas la mettre en pratique, la loi ne sert à rien… » (Entretien avec Mgr Morissette, Saint-Jérôme, 4 novembre 2009.) Le projet catéchétique du diocèse de Chicoutimi se veut également très clair à cet égard : « Ce sont principalement les changements dans le monde scolaire, comme élément déclencheur, qui ont provoqué l’adaptation des paroisses aux nouvelles responsabilités qui leur incombent dans le domaine de la catéchèse »[19] ; « le changement est majeur : donnons-nous du temps. Je pense que ça va prendre une dizaine d’années avant qu’on puisse achever ce passage. On s’est dit : au Québec, c’est à l’Église de former les disciples du Christ, ce n’est pas à l’école. » (Entretien avec Mgr Rivest, Chicoutimi, 9 novembre 2009.) L’un des évêques auxiliaires de Montréal se félicite aussi de cette nouvelle donne : « À la fin, dans les écoles, il n’y avait pratiquement plus d’enseignement religieux, par manque de compétences ou de foi ou d’intérêt de la part des enseignants. Ça nous a empêchés de nous prendre en mains ; c’était un cadeau empoisonné. On s’est fait mettre dehors et c’est une très bonne chose. » (Entretien avec Mgr Gazaille, Montréal, 16 novembre 2009.)

Les effets perturbateurs de la nomination du cardinal Ouellet

« Il nous faut voir peaufiner à trente un texte qui sera publié sous l’autorité de l’Assemblée. Les uns sont préoccupés surtout d’orthodoxie ; les autres sont soucieux de communication : voilà deux objectifs à ne pas perdre de vue, mais parfois difficiles à marier », écrit l’évêque de Valleyfield (Lebel, 1987, p. 236). Ce regard porté de l’intérieur sur le mode de fonctionnement de l’AECQ en 1987 demeure sans doute valable quelque vingt ans plus tard. La nomination de Mgr Marc Ouellet au siège archiépiscopal de Québec, accueillie avec surprise et circonspection, est en effet venue troubler un mode d’organisation bien huilé. Originaire du diocèse d’Amos, ordonné prêtre en 1968, Mgr Ouellet a exercé presque exclusivement ses fonctions dans des institutions de formation, principalement sacerdotale, et pour l’essentiel en dehors du Québec : il fut nommé recteur du Grand séminaire de Manizales (Colombie) en 1984, du Grand séminaire de Montréal en 1990 et du St. Joseph’s Seminary d’Edmonton en 1994. En 1996, il devient titulaire de la Chaire de théologie dogmatique à l’Institut Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille à l’Université pontificale du Latran (Rome) et, en 2001, secrétaire du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens. Il est nommé archevêque de Québec le 15 novembre 2002, fonction qui fait de lui le primat du Canada ; il reçoit la barrette cardinalice dès le consistoire d’octobre 2003.

L’effet de surprise est très majoritairement souligné par ses confrères, preuve que le processus de nomination a probablement dérogé aux procédures habituellement en vigueur et qui, mises en oeuvre par le nonce apostolique, conduisent à solliciter les propositions et l’avis des assemblées épiscopales, canadienne et québécoise. Concrètement, cela donnerait à penser que le pape a choisi le nouvel évêque de Québec en dehors de la liste de trois noms – la terna – qui lui est normalement présentée, au terme du processus de consultation, par le préfet de la Congrégation pour les évêques. C’est la première fois qu’un membre de la Compagnie de Saint-Sulpice devient évêque de Québec ; d’aucuns y ont vu une revanche historique de Gabriel de Thubières de Queylus, concurrent malheureux de Mgr Laval, dont la nomination au tout nouveau siège épiscopal de Québec, en 1674, fut l’objet d’une vive controverse[20]...

L’un des évêques du Québec a souligné, lors de l’entretien qu’il nous a accordé, les effets du long éloignement de Mgr Ouellet de sa province d’origine :

Comprenez bien que je ne veux pas lui taper sur la tête : c’est un ami personnel. Je suis capable de lui dire : « Marc, avec ça je suis d’accord ; avec ça je ne suis pas d’accord ». Ceci étant dit, c’est sûr que le pauvre homme n’a pas vécu sur place toutes les transformations dont je vous ai parlé : les États généraux de l’éducation, la réforme liée au rapport Proulx… Il lui manque l’insight, la connaissance par l’intérieur, par l’expérience. Il a une vision plus universelle mais moins inculturée de la place de l’école catholique. Sa réaction est marquée par une certaine méconnaissance des faits et par la réaction de groupes bien intentionnés mais traditionalistes. Le seul point de division que nous avons (et plusieurs confrères évêques ont trouvé ça pénible parce que c’était la première fois que ça arrivait depuis des générations d’évêques), c’est la question de l’éducation.

Un autre de ses confrères se dit « assez proche de l’hypothèse selon laquelle le cardinal Ouellet, qui a introduit la pratique du bilinguisme dans les célébrations[21], serait fort de l’appui de certains évêques anglophones : les débats conservateurs au sein de l’Église viennent surtout de l’épiscopat anglais (avortement, éthique familiale…) ». Les appuis de l’archevêque de Québec sont assurément plus nombreux au sein de la CECC que dans l’AECQ.

Les positions défendues par le cardinal Ouellet sont marquées par une nette intransigeance, dans le fond comme dans la forme. Il apparaît comme investi par Rome d’une mission de reprise en mains ou de remise en ordre d’une Église québécoise, ainsi invitée à se ressaisir et à se faire l’instigatrice d’orientations plus en conformité avec ses intérêts bien compris. Le cardinal Ouellet affirme que Rome ne lui a donné aucun « mandat précis » lors de sa nomination, mais il n’en indique pas moins implicitement qu’il peut être l’homme de la situation. À la question que lui pose Pierre Maisonneuve : « Vue de Rome, l’Église du Québec inquiète ? », sa réponse est en effet directe et sans ambages : « Jusqu’à un certain point, oui. Cette espèce d’abandon général, cette sécularisation à toute vapeur, cet abandon de la pratique religieuse, la baisse des vocations, les familles qui n’ont plus d’enfants, tout cela questionne » (Maisonneuve, 2006, p. 108).

C’est en matière de confessionnalité scolaire que la critique du cardinal Ouellet, proche du cardinal Ratzinger – le futur Benoît XVI – mais qui se définit comme « un modeste théologien qui s’efforce d’être évêque », est la plus vive et la plus assidue. L’archevêque de Québec s’en prend alors non seulement à l’appareil d’État, mais également à ses confrères, dont la trop grande complaisance à l’égard des pouvoirs publics lui paraît aller à l’encontre des légitimes intérêts de l’Église. Le dialogue engagé par l’épiscopat québécois avec les pouvoirs publics est ainsi jugé « très conciliant, très conciliant, très conciliant » (Entretien avec le cardinal Ouellet, Québec, 19 novembre 2009). Le cardinal Ouellet n’en regrette que davantage l’époque encore récente où l’archevêque de Québec exerçait ipso facto la fonction de président de l’AEQ[22], et où l’Église était encore une institution avec laquelle il fallait compter :

Le Québec est un pays qui a eu pendant des siècles la foi catholique comme sa mens, son âme ; et tout à coup, en quelques décennies, vous la voyez en grande partie comme effacée : l’âme est toujours là, dans les restes culturels, dans les symboles, les édifices…, mais au niveau de la transmission des valeurs de la foi, de l’espérance et de la charité, c’est un appauvrissement culturel très grave.

Entretien avec le cardinal Ouellet, Québec, 19 novembre 2009.

L’Église n’aurait pas d’abord à faire face aux effets religieux de la pluralisation ethnique de la société québécoise, mais à un affaiblissement sans précédent du catholicisme et de sa prégnance culturelle :

Le problème du Québec, ce n’est pas l’accommodement des communautés : n’allons pas leur faire accroire cette chose ; elles arrivent avec leurs traditions religieuses. Ce n’est pas l’invasion des autres signes religieux. Le problème du Québec, c’est l’effondrement du catholicisme. Cela aura des conséquences très graves pour la survivance de la culture française, qui a toujours été soutenue par la foi catholique.

Entretien avec le cardinal Ouellet, Québec, 19 novembre 2009.

Le cardinal Ouellet se dit persuadé que les évêques se sont fait berner dans le débat relatif à la modification de l’article 93 de la constitution. À tous égards, l’État, voilà l’ennemi ! Un État qui s’érige en pédagogue tout-puissant et en niveleur des valeurs et des références, à l’instar de son programme d’éthique et de culture religieuse ; sa neutralité revendiquée et proclamée au nom de la laïcité ne peut que relever d’un leurre ; la religion se voit instrumentalisée à des fins de formation à la citoyenneté :

J’aimerais que vous fassiez la distinction : les programmes de catéchèse que les diocèses ont mis en marche avec succès sont une chose, et à ce niveau je suis tout à fait d’accord, mais la divergence est dans cette liberté qu’on laisse à l’État d’envahir un domaine que l’Église aurait pu conserver. Là, il y a divergence. Et je crois qu’autant l’État s’est vu influencé par l’Église à une certaine époque, autant il a comme réduit l’Église et ses leaders à peu de chose.

Entretien avec le cardinal Ouellet, Québec, 19 novembre 2009.

Cette position, défendue avec force et constance, se retrouve dans la déclaration du cardinal Ouellet de la fin octobre 2007 devant la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables,[23] ainsi que dans la lettre ouverte publiée trois semaines plus tard sous le titre « Pourquoi tout ce mal ![24]. »

À côté de l’éducation, l’éthique familiale représente le second terrain de lutte. Au cours de la manifestation Pro-Vie organisée à Ottawa en mai 2010, le cardinal Ouellet, seul évêque à y participer, a considéré l’avortement comme un crime moral, y compris en cas de viol. Le président de l’AECQ, Mgr Veillette, a publié deux jours plus tard un communiqué appelant au respect et à l’apaisement et qui, à l’évidence, s’adressait à son collègue de Québec : « Il faut de toute urgence recréer un climat de sérénité et de respect pour un dialogue public rationnel. Il serait extrêmement dommageable pour notre collectivité de laisser perdurer une ambiance où dominent la malveillance et le jugement à l’emporte-pièce. »

En ces divers domaines, les idées exprimées par le cardinal Ouellet – et qui sont très minoritaires au sein de l’AECQ – se fondent sur le refus de tenir pour acquis le processus d’exculturation du christianisme au sein de la société québécoise : l’archevêque de Québec estime non seulement possible mais indispensable et urgent de contrer, au sein même de l’Église catholique, le mouvement d’effritement de la religion culturelle et l’acceptation fataliste par l’institution religieuse d’un repli dans les limites de son strict périmètre. Au sein de l’épiscopat, ce sont véritablement deux visions fondamentalement antagoniques qui s’opposent. Certains des enjeux de cette opposition ont trait au renouvellement d’une importante fraction de l’épiscopat québécois : au cours des années 2010-2011, huit évêques titulaires, soit plus du tiers, ont atteint ou dépassé la limite d’âge de 75 ans, y compris l’archevêque de Montréal, le cardinal Turcotte (Vaillancourt, 2010). Jusqu’au 30 juin 2010, les observateurs étaient fondés à s’interroger sur l’influence que pourrait exercer le cardinal Ouellet dans ce processus crucial, dont l’issue reviendra in fine à Rome. Son statut de primat du Canada, sans doute formel mais qui n’allait pas sans une certaine efficience, et, plus encore, sa bonne connaissance des rouages et des dirigeants centraux de l’Église catholique, du fait de ses longs séjours romains et des fonctions qu’il avait exercées au Vatican, en faisaient à coup sûr un acteur important. Sa nomination, à cette date, par le pape Benoît XVI au poste de préfet de la Congrégation pour les évêques l’a rangé d’emblée parmi les membres les plus éminents de la Curie et, surtout, l’a placé au coeur du dispositif de sélection des nouveaux évêques, ceux du Québec compris…

L’analyse de l’épiscopat québécois est justiciable d’une approche en termes de régimes d’historicité, selon la double acception de cet outil d’appréhension des moments de crise que propose François Hartog : dans une acception restreinte, la façon dont une société traite de son passé ; dans une acception large, les modalités de conscience de soi d’une communauté humaine (Hartog, 2003, p. 19) : « ’Et tout d’un coup on tourne le dos. Et le monde entier a changé de face’, a écrit encore Péguy. Pour nous aussi, tout a changé, et le présent s’est trouvé marqué par l’expérience de la crise de l’avenir, avec ses doutes sur le progrès et un futur perçu comme menace. Le futur ne disparaît pas, nullement, mais il apparaît obscur et menaçant » (Hartog, 2003, p. 210).

Dans ce traitement du passé et de l’avenir, l’absence de modèle alternatif à celui qui a pris les traits d’Église-nation est clair. C’est dire que l’institution catholique, pour des raisons à la fois imposées et assumées, ne peut évidemment plus constituer un grand service public du religieux ; c’est là l’une des modalités et des conséquences du processus d’« exculturation », de « sortie de la religion » ou d’« effritement de la religion culturelle ». Les propos quelque peu désabusés tenus par Mgr Morissette soulignent la position structurellement subordonnée dans laquelle se trouve l’épiscopat, en particulier sur le terrain éminemment stratégique de l’école : « Ça fait vingt-deux ans que je suis évêque : il n’y a pas eu une seule assemblée où on n’a pas parlé des questions d’éducation. Au fond, on est toujours en train de s’ajuster à des situations nouvelles créées par le ministère de l’Éducation qui est lui-même sous la pression de toutes sortes de groupes. » (Entretien avec Mgr Morissette, Saint-Jérôme, 4 novembre 2009.) Dans une perspective plus large, le président de l’AECQ se fait l’avocat de la laïcité de l’État, et reconnaît ainsi implicitement que la régulation politique du religieux s’est progressivement substituée à la régulation religieuse du politique :

À l’heure actuelle, l’Assemblée est tout à fait d’accord avec le principe de la séparation des pouvoirs entre l’Église et l’État ; il n’y a pas de problème là-dessus. On est également tout à fait d’accord pour indiquer que, dans une conception de la laïcité de l’État, celui-ci doit être neutre, ne doit pas favoriser une religion plus qu’une autre et ne doit pas en interdire l’une plus que l’autre.

Veillette, 2010, p. G5

Si, selon le constat qu’établit Mgr Rouet, archevêque de Poitiers (France), « l’Église est menacée de devenir une sous-culture » (Rouet, 2010, p. 8)[25], quel traitement (civique ? religieux ?) appliquer à l’héritage catholique ? Quelle place attribuer au travail de mémoire dans le processus actuel de construction identitaire (Rousseau, 2005) ? Comment concevoir une identité catholique dans une société sécularisée ? L’épiscopat est ici confronté à un double enjeu : freiner l’effritement de ses propres forces et faire (sur)vivre une mémoire catholique dans une société de plus en plus marquée par la pluriethnicité. Ces deux dimensions, dans la ligne de l’hypothèse initiale, s’interpellent l’une l’autre : le théologien Gilles Routhier soutient ainsi que le passage de l’ad intra à l’ad extra est commandé par une action de re-légitimation de la place des institutions religieuses dans la société québécoise et un repositionnement des Églises dans l’espace public : de ce point de vue, à ses yeux, il ne saurait y avoir de relance de l’initiation chrétienne au Québec sans dépassement du catholicisme honteux (Routhier, 2003, p. 29). En tout état de cause, ce qui se trouve en jeu avant tout relève non seulement de la conservation et de la valorisation du patrimoine religieux (Lefebvre, 2009), mais aussi des conditions de la transmission et de la mémoire (Meunier et Gould, 1996), en contexte de changement de régime de religiosité.

Un tel enjeu n’est pas spécifique au Québec. Mgr Morissette, qui dit s’attendre à ce que la présence de l’Église se fasse encore plus discrète demain qu’aujourd’hui, observe sans mécontentement apparent que le Québec est loin d’être seul : « On a des compagnons : l’Espagne, l’Italie… Ces Églises-là vont, elles aussi, avoir à se questionner. » (Entretien avec Mgr Morissette, Saint-Jérôme, 4 novembre 2009.) Il y a dans ce diagnostic et ce pronostic un évident aveu d’impuissance de la part du président de la CECC, qui prend son parti de la marginalisation de l’Église catholique et donc aussi de son personnel dirigeant. Mais on peut également y dénoter, en creux, la perception des atouts inhérents à la « discrétion », à la façon, pourrait-on dire, dont Mark Granovetter (1973) parle de la force des liens faibles, ou dont Gregory Baum (2009, p. 14) évoque les fruits portés par la dissidence.