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Les trois essais publiés par Fernand Dumont sur le rapport au religieux et à la religion dans la société québécoise, loin de faire bande à part, s’insèrent dans l’ensemble de son oeuvre. En effet, tant par leur approche que par leurs thématiques, ces essais présentent de nombreuses correspondances avec les autres livres de Dumont, offrant ainsi une forme d’introduction à sa pensée sociologique.

Le discours de Dumont est celui d’un chrétien engagé qui cherche l’intelligence de sa foi dans la société. Cependant, même si l’objet de sa réflexion est le catholicisme québécois et le lien entre la culture et la foi, même si ses écrits sont ancrés dans son époque, la perspective de Dumont en dépasse les contingences et crée une ouverture sur l’universel. Sa position, à l’époque, savait sortir du confort académique pour interpeller en dehors des cercles universitaires. Il ne craignait pas d’abandonner la facilité d’une théologie entendue – déjà entendue – pour s’adresser à nouveaux frais au sujet croyant, c’est-à-dire à tout humain traversé par un questionnement sur le sens des choses. Dumont parle au présent de l’essentiel, sans complaisance ni timidité, et c’est pourquoi, entre autres, ces livres sur la religion et la foi n’ont pas vieilli.

Ce discours est porté par un regard qui scrute, qui interroge, qui médite d’un lieu précis : du lieu de l’homme. Ni sujet kantien, ni sujet empirique, le chercheur théologien, redevable de son appartenance à ce lieu, devient médiateur entre la culture première et la culture seconde, et ce, à l’instar de l’historien et de l’anthropologue. Pour Dumont, l’expérience de la « foi consciente » ne peut se comprimer dans des énoncés ou dans des rationalisations, elle doit s’engager. Dumont montre l’impasse qui consiste à évincer le lieude l’homme des énoncés. Les discours, les mots, les énoncés n’ont pour lui de pertinence que dans leurs visées humaine et sociale. Cette exigence, Dumont l’applique à ses propres écrits, y intégrant aussi la constance du regard d’ordre psychanalytique, veillant à déloger les feintes d’un savoir qui crée l’illusion de son autosuffisance. Traversé par le doute mais enraciné dans la transcendance, son discours sur la foi révèle les méandres d’une vie, donne accès à cet humain qui s’engage dans son acte d’écriture, à Fernand Dumont. La théologie n’existe pas plus en dehors des théologiens que la sociologie en dehors des sociologues[1]. Une évidence ? Une exigence.

À travers tous ses essais théologiques, cet enjeu s’avère radical. Dès les années soixante, son diagnostic sur « la crise religieuse et / ou sociale » repose sur la dissociation du sujet humain et du discours. Selon Dumont, « la crise religieuse » procède de discours coupés des communautés croyantes, de discours qui s’abstraient de leurs propres conditions d’énonciation. C’est pourquoi la résolution de la crise religieuse ne se résumera pas en un système d’idées neuf délogeant un système désuet, mais dépendra plutôt de la valorisation du lieu de l’homme en vue d’une culture ouverte à des remises en question réflexives et critiques. « À la fin, seul l’engagement libre de chaque chrétien peut remplacer la chrétienté » (Dumont, 1964, p. 131). Cependant, cet engagement devra procéder d’un changement radical d’attitude, d’une « autre manière de penser, d’une autre intention » (Dumont, 1964, p. 217), bref, d’une conversion. Pour résoudre la crise religieuse, dit-il, il ne s’agit pas de se tourner vers une formule gagnante du passé, telle celle des Pères de l’Église, et de la répéter, ni de dépoussiérer les objets qui ont fait leur succès, mais bien plutôt de reprendre leur geste en tant que geste créateur, en prise aussi bien sur l’expérience du croyant que sur les structures institutionnelles. A contrartio des temps actuels où expérience de foi et institution religieuse se vivent dans une exclusion mutuelle (Roy, 2008), Dumont pense leur possible interaction malgré la crise religieuse.

Un des fils conducteurs des essais théologiques de Dumont consiste dans l’examen de cette crise religieuse, liée intrinsèquement à la crise sociale. Dumont y demeure constant dans son geste de chercheur, qui, tout en étant immergé dans ces crises, est « responsable à la fois envers la culture et envers la communauté » (Dumont, 1987, p. 237) d’en montrer les conditions. Ce fil servira de trame de fond pour présenter son parcours intellectuel. D’autres avenues pourraient cependant être explorées pour rendre compte de la richesse de la pensée religieuse de Fernand Dumont. Ainsi, d’autres essais devraient être écrits pour retracer la part et l’impact de la pensée religieuse de Dumont sur l’ensemble de son oeuvre théorique, particulièrement sur des sections de son oeuvre qui ne semblent pas de prime abord se préoccuper de questions religieuses. De même, une entreprise reste à faire, celle de mesurer l’état du changement ou de permanence de sa pensée religieuse sur l’ensemble de son oeuvre. Les cadres de la présente note critique ne permettent pas de déployer ces questions fondamentales qui enrichiraient la compréhension globale de l’oeuvre de Fernand Dumont.

Pour la conversion de la pensée chrétienne

Si j’ai rédigé ce bref essai en marge de travaux scientifiques qui ont un tout autre objet, si je m’y suis placé résolument sur le terrain de l’édification de l’Église en notre temps, c’est qu’il n’est possible de croire, d’une foi présente au fil des jours, que si on tâche de préciser la figure de son espérance. À une Église qui ne donne guère l’impression quotidienne de partager les inquiétudes des hommes, aurait-il fallu le crier avec l’impatience qui anime aussi bien ma pauvre foi que mes engagements dans la cité ? Est-ce la lassitude ou l’indéracinable confiance qui m’ont empêché de céder aux coulées spontanées de la sensibilité ? Je voudrais pourtant que, pour le lecteur attentif, ma discrétion ne masque ni mes angoisses, ni ma certitude. [...]

J’espère que l’on discernera ici le témoignage de ma foi.

Dumont, 1964, p. 10 et 8.

Publié en 1964, Pour la conversion de la pensée chrétienne ne représente pas un vestige du passé. À l’époque, le livre avait été qualifié de « livre unique » (Doucet, 1965, p. 73 ; voir Meunier, 2001), et ce qualificatif lui sied toujours.

En plein Concile de Vatican II, la voix d’un croyant engagé et impatient devant les déficiences de son Église se fait réflexion et critique théologiques. Pour Dumont, l’écriture de l’histoire du catholicisme québécois reste à faire, et tant que notre passé ne sera pas nommé et réfléchi, les solutions venues d’ailleurs, même de Rome, ne feront pas corps avec la société québécoise. Dans les années soixante, les questions des croyants face à l’institution fusent et se font pressantes. Cependant, les réponses romaines, qui n’ont pas entendu les conditions propres de la crise religieuse à l’intérieur de la genèse du Québec contemporain, ne pourront remplacer le travail de traversée de cette histoire. La distance critique de Dumont envers le Concile peut surprendre le lecteur contemporain pour qui cet événement est habituellement interprété comme libérateur et novateur. Certes, il le fut, mais en 1972, Dumont résume bien la position des chrétiens engagés des années soixante, pour lesquels l’enjeu du Concile consistait dans la possible prise de parole des croyants : « Nos gens se sont sentis définis de l’extérieur et dans un langage qui leur était étranger. […] Ce ne sont pas les changements qui vont convertir le coeur des chrétiens, c’est au contraire la conversion seule qui peut les appeler. » (Dumont, 1972, p. 14.)

Les acteurs de la Révolution tranquille réclament une transformation ecclésiale de l’ordre de la conversion, impliquant des mutations fondamentales. La conversion souhaitée cherche à déplacer les assises du cléricalisme où se confrontent trois structures : la structure de l’Église, le peuple chrétien et les structures de la société chrétienne. Un « peuple inerte » (Dumont, 1964, p. 169), une théologie de l’Église qui ne fait pas de place à la communauté, un discours coupé tant de ses énonciateurs que de ses énonciataires et qui ne résonne plus dans une société qui sort de la pensée unique. Le livre Pour la conversion de la pensée chrétienne porte les aspirations des chrétiens engagés de l’époque pour une réconciliation des « structures officielles et des solidarités humaines[2] » (Dumont, 1964, p. 229). La spécificité de la contribution de Dumont consiste en ce que cette réconciliation ne serait possible selon lui qu’à partir de la médiation du théologien entre le magistère et les communautés. Là où, encore aujourd’hui, l’Église est appréhendée à partir de dualités « droite / gauche », « conservateurs / progressistes », Dumont propose plutôt la médiation d’un tiers façonné tant par la logique institutionnelle que par son intégration aux communautés locales. Si la perspective de Dumont dépasse les oppositions stériles, c’est que son oeuvre sociologique lui donne un cadre intellectuel qu’il met au service des situations ecclésiales conflictuelles[3]. Alors que pour ses contemporains la lecture du problème est binaire, Dumont, tant dans son évaluation des enjeux que dans ses solutions, pense selon une dialectique ternaire. À cet égard, non seulement son point de vue mérite le détour, mais permettrait encore de dénouer les impasses persistantes du catholicisme québécois s’enlisant dans la confrontation.

Les premières pages du livre qualifient la crise religieuse de crise permanente. Permanente, car, selon Dumont, grâce au recul de la perspective historique et de la psychanalyse, « il s’agit moins de sortir de la crise religieuse que d’en approfondir sans cesse les implications » (Dumont, 1964, p. 229). Alors que les chrétiens ont parfois la nostalgie facile pour habiller le passé d’une unanimité idéalisée, Dumont entre dans le vif d’une crise déjà inconfortable en 1964 dont il fait voir la complexité jusque depuis la Conquête. Si le thème de la crise, central, s’avère d’une actualité toujours brûlante, jusqu’à aujourd’hui, le traitement qui en est proposé demeure tout autant percutant. Limitant son ambition à l’étude de la situation religieuse québécoise, l’essai de Dumont se révèle pourtant un puissant cadre théorique pour penser la crise ecclésiale occidentale. En effet, Dumont, sociologue, économiste, philosophe, pense la crise en situant la religion « en regard de tout le contexte social » (Dumont, 1964, p. 93)[4], dépassant ainsi ses déterminations historiques. Par son interrogation sur les conditions de possibilité de la religion dans la modernité, la théorisation de la crisereligieuse n’est pas coupée de celle de la crise sociale. Ces crises permettent une appréhension d’ordre épistémologique de la rencontre entre la foi et la culture.

Ce levier d’ordre épistémologique fait en sorte que le travail de Dumont ne réduit pas la crise à un problème à résoudre objectivement. Il s’agit plutôt de voir la crise comme ce qui attend « d’être vécu par chacun de nous » (Dumont, 1964, p. 233). La crise, permanente, a pour fonction de transformer les acteurs, plutôt que d’être « traitée » par des observateurs. Dumont construit ainsi la position du théologien engagé en tant qu’acteur social, impliqué dans le rapport à ses objets, dérogeant ainsi à plusieurs tabous des sciences de l’homme sur la prétendue objectivité du chercheur, mais assurant de la sorte la pertinence et la pérennité de sa pensée.

C’est ainsi que la crise religieuse reçoit un double éclairage : un premier en décrit les modalités et un deuxième la met en perspective à partir du point de vue réflexif du chercheur. Ce double éclairage met en relation deux plans épistémiques : d’une part, la description phénoménologique et, d’autre part le questionnement d’ordre épistémologique qui donne sa portée heuristique à l’analyse phénoménologique par sa reprise à l’intérieur de la situation de celui qui opère la description. L’interaction de la culture première et de la culture seconde est alors rendue possible grâce à l’attention accordée au chercheur au coeur de ce dispositif. La pensée de Dumont ne se déploie ainsi pas selon une logique binaire qui juxtaposerait les thématiques comme autant d’objets de savoir, mais bien plutôt selon une logique ternaire, où, pour articuler la médiation entre les termes, le médiateur doit jouer un rôle explicite. Cette logique ternaire n’est pas, on le voit, celle de la dialectique hégélienne, à laquelle la théologie comme les sciences de l’homme ont si souvent recours au vingtième siècle. Dumont crée un cadre théorique original, il crée un modèle dumontien, ternaire, dont il déploiera toutes les ramifications dans L’institution de la théologie. Le cadre ternaire de Dumont n’est pas hégélien car le troisième terme ne vient pas subsumer les deux premiers : le troisième terme, le tiers, n’est pas un concept mais bien un acteur qui participe des deux autres pôles et en assure la connexion interne. Le lien entre la culture première et la culture seconde sera toujours un lien pour un sujet, dans une culture.

Examinons son geste. D’une part, Dumont décrit la crise religieuse comme le « divorce entre la doctrine et l’expérience, entre des structures officielles et des solidarités sociales » (Dumont, 1964, p. 58). Divorce, écart, abîme, où s’est logée une culturechrétienne, solidement ancrée dans les interstices et les non-dits, retenant juste assez de l’expérience chrétienne pour qu’elle s’y reconnaisse, même déformée, et juste assez de l’institution pour que celle-ci trouve son compte à la maintenir. Pour Dumont, « nous ne sortirons de la crise religieuse que si nous liquidons cette culture chrétienne » qui s’est constituée « dans la marge qui sépare le juridisme religieux de la vie » (Dumont, 1964, p. 58). Dumont analyse longuement, tant sur le plan historique que sociologique, la constitution de cette culture chrétienne dans son élaboration multiforme allant « du conformisme au juridisme » (Dumont, 1964, p. 87). Le regard historique vise à éclairer le présent en décelant « les sédimentations » de la culture chrétienne dans la conscience ; le regard sociologique, pour sa part, cherche à « tourner les impératifs de la société actuelle en de nouvelles explicitations de l’expérience chrétienne » (Dumont, 1964, p. 96).

D’autre part, ces analyses débouchent sur davantage qu’un constat historique et sociologique. L’analyse de la crise conclut au besoin d’une réflexion sur la nature de l’Église. Toutes les ramifications de l’essai de Dumont convergent vers la « nécessité de modifier le rapport au monde [de l’Église], ce qui lui permettr[ait] de redécouvrir sa nature communautaire » (Dumont, 1964, p. 170). C’est Dumont, l’homme croyant et théologien, le médiateur, qui articule les résultats de ses recherches pour dire que l’Église ne peut plus continuer sans revoir ses modes d’insertion dans le monde, les conditions du dialogue et de l’exercice du pouvoir, qu’elle doit « renverser l’allure habituelle de la réflexion » (Dumont, 1964, p. 176). L’Église est convoquée à intégrer la dimension pastorale en se convertissant à l’humain. C’est ainsi que l’essai de 1964 devance d’un an la promulgation, le 7 décembre 1965, de la Constitution pastorale Gaudium et Spes, L’Église dans le monde de ce temps[5]. Ce texte conciliaire s’engage en effet dans l’appel à la conversion à l’humain : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps… sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur coeur[6]. » Cette convergence entre la pensée de Dumont et Gaudium et Spes illustre que les textes de Vatican II ne sont pas nés de génération spontanée, mais qu’ils sont représentatifs d’une période où les chrétiens cherchent une autre « présence » au monde. De plus, Dumont préfigure dans son livre le travail théologique des vingt années qui suivront le Concile : « Pourquoi n’y aurait-il pas une critique systématique de l’expérience et des structures religieuses à la lumière des signes du (sic) temps ? » (Dumont, 1964, p. 232). C’est précisément ce chemin que suivront les théologiens de la libération dans les années soixante-dix, mais aussi tant de théologiens québécois pour qui la « lecture des signes des temps » deviendra une voie obligée. Les similitudes avec l’esprit de Vatican II sont troublantes : de même que les Pères du Concile innovent en donnant le statut de Constitution « pastorale » au texte de Gaudium et Spes, voulant signifier par là un virage tant sur la forme que sur le fond par rapport à une attitude « dogmatique » et abstraite, de même Fernand Dumont croit qu’une théologie « pastorale » pourrait « combler la distance entre l’expérience humaine et la structure de l’Église » (Dumont, 1964, p. 179). Cependant, fidèle à son approche, Dumont voit dans le théologien engagé la pierre angulaire du renversement de la pensée : « se faire missionnaire, pour [le théologien] comme pour la pensée chrétienne en général, c’est se donner un élément essentiel de sa conscience historique par la participation à la construction de la communauté d’aujourd’hui » (Dumont, 1964, p. 217). Le « renouveau et l’élargissement de la pensée chrétienne » se feront à partir de la « consistance de l’expérience » (Dumont, 1964, p. 182) qui nourrira de sa réflexivité les structures sclérosées de l’Église. Fort de cette espérance en une théologie pastorale « de grand vent » (Dumont, 1964, p. 230) et confiant dans les transformations qu’elle saura apporter, Dumont conclut son chapitre sur la crise de la paroisse en disant que demain, « on n’administrera plus les paroisses, on les construira » (Dumont, 1964, p. 193). Le lecteur contemporain peut alors frémir en regard de l’état actuel de la paroisse, et il peut regretter que la clairvoyance de Dumont n’ait pas engendré davantage de déplacements dans les modes de gestion ecclésiaux[7]. Par conséquent, de même qu’il faut aujourd’hui promouvoir une exégèse sérieuse des textes de Vatican II pour en retrouver le souffle et l’esprit, de même en va-t-il de la lecture attentive de Dumont pour oser penser librement en Église – penser à partir d’un cadre théorique qui donne une vision globale de la situation permettant de s’extraire des urgences qui condamnent à l’activisme.

En effet, la situation du catholicisme québécois doit être pensée, et pour penser, il faut un penseur. Ce penseur ne peut qu’être engagé. Sur ce point, Dumont ne manque pas de témérité en faisant du statut du théologien le paradigme du chercheur en sciences de l’homme. En effet, le théologien, « en solidarité avec une communauté », est vu comme exemple anticipateur « pour l’historien à la recherche de ses appartenances » (Dumont, 1964, p. 212). Et c’est précisément sur la situation du théologien que son prochain essai sera entièrement fondé, allant encore plus loin dans la réflexion comparative entre le théologien et le chercheur en sciences de l’homme. Mais avant de se tourner vers ce livre, le plus achevé de Dumont sur la foi, il convient de dire quelques mots sur un lieu de son engagement peu banal en Église, la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église, dont il a assumé la présidence.

La Commission d’étude sur les laïcs et l’Église

En 1968, les évêques du Canada français créaient la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église. Suggérée dans l’immédiat par ce qu’il est convenu d’appeler « la crise des mouvements d’Action catholique », cette décision n’en relevait pas moins de motifs et de préoccupations beaucoup plus larges : « […] les changements qui affectent notre société et les lendemains à donner à Vatican II. » Les membres de la Commission se sont vite rendu compte que leur tâche devait s’étendre à une étude d’ensemble sur la situation et l’avenir prochain de l’Église d’ici. »

Commission, 1971, p. 9.

Fernand Dumont préside cette Commission d’étude sur les laïcs et l’Église qui produit un rapport volumineux communément appelé « Le Rapport Dumont ». À la tête d’une équipe de douze chercheurs, Dumont parcourra le Québec pour « faire entendre la voix des chrétiens » (Commission, 1971, p. 9) sur la participation des laïcs à la vie et à la mission de l’Église. Sans entrer dans une présentation des résultats du rapport, ni dans une analyse sociographique de la crise, il est cependant possible d’évoquer la marque du sociologue lavalois. En effet, l’introduction et la conclusion du rapport qui fait six tomes s’ouvrent et se ferment sur le constat d’une « Église en crise ». De sectorielle et propre aux mouvements d’Action catholique, cette crise s’avère celle de l’Église dans son ensemble : « Que le catholicisme québécois soit atteint actuellement par une crise profonde, personne ne le niera » (Commission, 1971, Tome 1, p. 19). Avec le recul des quarante ans qui nous séparent de ce rapport, ce n’est pas tant le constat qui surprend que le courage de le nommer dans toute son ampleur. Cette crise sera ainsi analysée sous toutes ses facettes dans l’Église d’ici, depuis son implantation en 1608 (tome 1), à ses lieux d’achoppements situés dans l’histoire de l’Action catholique (tome 2), puis dans l’écoute des attitudes et modes d’appartenance des croyants (tome 3), ainsi que des opinions et attentes des croyants (tome 4). Nous ne retiendrons ici que ce qui permet de mieux comprendre l’influence et les répercussions sur Fernand Dumont de ce travail colossal.

Le rapport se présente d’abord comme un engagement des chercheurs impliqués, tous bénévoles et non déchargés de leurs responsabilités durant l’exercice de la Commission. Un engagement, un service, une chance aurions-nous envie de dire pour Dumont qui pourra ainsi vérifier, expérimenter et valider ses hypothèses sur la crise du catholicisme présentées dans son livre Pour la conversion de la pensée chrétienne. La crise elle-même sera évaluée sous plusieurs angles, dont celui de l’éclatement de la communauté chrétienne. Angoisse et indifférence devant cet éclatement « trahissent incontestablement un état de crise » (Commission, 1971, Tome 1, p. 25). Le traitement qui est fait de cet éclatement de la communauté chrétienne nous paraît porter plus particulièrement la marque dumontienne. En effet, d’entrée de jeu sont récusées les analyses binaires de cet éclatement : « Là-dessus, encore, il est des vues superficielles qui prennent toute la place à l’avant-scène. La division des chrétiens est évidente. Mais on voudrait bien la ramener à une dualité simple. […] Ces catégories rassurent par leur simplicité. Elles ne correspondent en rien, sauf pour des sectaires heureusement peu nombreux, à la réalité. En fait, les divisions des chrétiens du Québec se dessinent selon des dégradés multiples et des nuances infinies » (Commission, 1971, Tome 1, p. 23). Il ne faut avoir peur de rien pour tenter de rendre compte dans un rapport de ces nuances infinies : bien entendu, cet infini devra se faire commensurable pour fins d’exposé, mais comme il sera appréhendé par le biais de la prise en compte des voix des chrétiens, il ne pourra que conserver son caractère pluriel. Préserver le son de la voix de chacun, à défaut des contenus, telle semble être l’optique de l’ensemble du rapport qui ne prétendra pas clore la crise par ses recommandations. Le rapport, en ayant « libéré la parole des chrétiens », compte sur cette forme première de participation à son milieu, la prise de parole, pour soutenir l’application de ses recommandations. Soulignant la « difficulté de dire sa foi » et la nécessité d’un « nouveau langage de la foi » dans la culture nouvelle et émergente, le rapport se situe au coeur de la perspective de Dumont. La sortie de la « culture chrétienne », étayée dans Pour la conversion, laisse toute la place pour l’investissement par les chrétiens d’une culture autre, encore à construire et à habiter, d’une culture à nommer. L’appel à la « conversion perpétuelle » de ceux qui s’engagent fait aussi écho à l’exigence de Dumont : cette exigence interpelle tant les individus que les structures institutionnelles, et constitue la clé de voûte d’une foi dont le premier visage devra être celui de la charité pour être crédible dans la société. Une foi engagée qui passe par des gestes de solidarité, qui traduisent l’idéal d’une « Église, lieu de service, de la fraternité, de la signification » (Commission, 1971, Tome 2, p. 65). L’engagement critique et prophétique d’une Église engagée « doit être libéré à la base pour ceux qui sont au coeur des situations » (Commission, 1971, Tome 2, p. 74). Les discours sont renvoyés à leur insertion dans des sujets : un tel retournement ne peut être autre qu’une conversionperpétuelle, tirée en avant par le primat de la mission (Commission, 1971, Tome 2, p. 9).

Bien sûr, Fernand Dumont n’était pas le seul penseur de la Commission, et il n’est pas possible d’oublier les marques qu’ont faites les Jacques Grand’Maison, les Hélène Chénier et les Claude Ryan, etc. Cependant, en réintroduisant ce rapport dans la logique des oeuvres sur la foi de Fernand Dumont, il est impossible de ne pas y sentir les résonances en aval et en amont. Le chrétien engagé n’y est pas détaché du reste de l’oeuvre sociologique, et c’est cette oeuvre qui rend aussi percutant son regard sur le catholicisme québécois.

L’institution de la théologie. Essai sur la situation du théologien

Cet essai sur la situation instituée du théologien[8] représente une poursuite et un développement du livre L’anthropologie en l’absence de l’homme, publié en 1981. Il importe de le préciser d’emblée pour comprendre la similitude de leur horizon : situer l’anthropologue / le théologien dans la culture. L’institution de la théologie peut être lu à la lumière d’une inquiétude qui perdure depuis Pour la conversion concernant « la place de la théologie dans la culture et dans le savoir d’aujourd’hui » (Dumont, 1987, p. 7). Alors que dans Pour la conversion, la situation du théologien constituait le pivot épistémologique d’une phénoménologie de la crise religieuse, il devient ici ce qui permet d’éclairer des aspects fondamentaux de l’institution de la théologie, c’est-à-dire la communauté croyante, le magistère, la tradition, la culture. Dumont entend faire ici oeuvre de théologie fondamentale en posant les fondements de la situation du théologien dans la culture. Il faut souligner que peu d’ouvrages de théologie fondamentale depuis le Concile ont accordé une attention aussi radicale au lieu du théologien. Par rapport aux innombrables traités portant sur les objets de la foi, du magistère et de la tradition, Dumont apporte une contribution originale en retournant ces notions du côté du médiateur en tant que tiers qui les articule, c’est-à-dire le sujet croyant-théologien. La position épistémique du médiateur vient rompre avec la position positiviste du chercheur soi-disant « objectif » devant son « objet » : le traitement des notions appelle un mode de distanciation complexe, ternaire, et non binaire, comme nous allons maintenant le voir.

Dans la continuité du livre analysé ci-dessus, L’institution de la théologie propose un large déploiement de la nature de la crise religieuse à partir du pôle de la médiation du théologien. Dumont pousse un cran plus loin sa réflexion sur le théologien comme médiateur, dans sa double appartenance au monde de la science et à la communauté des croyants, permettant de comprendre le processus d’institutionnalisation de la théologie. En effet, pour Dumont, la crise religieuse procède de l’écart entre l’expérience de foi et la référence officielle devenue figée dans un discours et des rites. Le rôle du théologien n’y est pas neutre puisqu’il « travaille à la référence » et qu’il oeuvre à l’élaboration d’une culture chrétienne[9] (Dumont, 1987, p. 66-67). Ainsi, le théologien est au coeur d’une tension constante dans son rapport à la référence : d’une part, il ne peut ignorer le besoin de cohésion du discours officiel, mais d’autre part, son appartenance à la communauté des croyants le rend sensible à la diversité de ceux qui s’y reconnaissent – ou qui ne s’y reconnaissent plus. Et si, dans le passé, « le théologien [s’est mué] en fonctionnaire de la référence dans le processus d’institutionnalisation » (Dumont, 1987, p. 70), comment faire en sorte qu’il ne fasse plus désormais de « théologie automatique » ? Comment son appartenance à la communauté peut-elle l’empêcher de laisser le discours fonctionner de façon autoréférentielle ? Comment le théologien peut-il faire en sorte de ne plus être l’artisan de la crise en contribuant à creuser le fossé entre l’expérience de foi et le savoir ?

Le grand intérêt de cet essai de Dumont, par rapport aux réponses habituelles de la théologie et de la sociologie religieuse, consiste dans le revirement d’ordre épistémologique qu’il impose pour éclairer ces questions. Encore une fois, la crise ne sera pas objectivée. Ce sera à travers les conditions concrètes où les théologiens travaillent, ce sera la situation du théologien qui permettra de poser un regard différent sur la crise. La situation du théologien est aujourd’hui diverse, car il n’est plus seulement clerc : il peut être laïc, marié, femme. Son appartenance à la communauté des croyants en sera transformée car sa médiation s’enracinera dans un terreau pluriel. Cela ne représente peut-être pas une assurance absolue contre les dangers de l’institutionnalisation de son discours, mais c’est certainement une brèche dans la fabrication d’une théologie automatique. Le discours automatique sera délogé de son hégémonie par la « fonction de médiation de la parole dans toute expérience » (Dumont, 1987, p. 80) qu’exerce maintenant le théologien. Celui-ci, médiateur entre l’institution et la communauté de foi, est inscrit dans une culture seconde de la croyance, dont il ne peut plus exclure une référence explicite à la communauté. La situation du théologien, en tant que médiateur entre la culture première et la culture seconde (Dumont, 1968), donne forme à une théologie de « second degré » qui déploie les incidences de cette médiation. Une telle théologie fait de la culture première « une autre culture », qui à son tour y « inscri[t] une réflexivité inédite » (Dumont, 1987, p. 281). La pertinence[10] de la théologie tient à ce retour réflexif de la culture seconde dans la culture première. Par contraste, la non-pertinence de certaines théologies tient précisément dans l’absence de ce retour réflexif et dans l’isolement d’un discours en regard de la culture première. Trop de théologies se font ainsi en l’absence de l’homme, dans une pure abstraction hors culture – première ou seconde. Un tel discours qui tourne sur lui-même ne dit rien aux croyants et contribue à la sclérose des communautés pourtant en attente de réflexion.

Dumont propose une formule très évocatrice pour définir la médiation du théologien, résumant son enjeu fondamental depuis vingt siècles : « À un pôle, il [le théologien] appartient tout entier à la communauté ; à l’autre extrême, il est voué à l’épistémologie. La médiation est la tension entre ces deux obligations » (Dumont, 1987, p. 238). La situation du théologien l’oblige à revenir sur des dimensions du savoir souvent délaissées par les sciences humaines. Dumont en fait même la spécificité de la théologie, alors qu’elle se préoccupe de ce que les autres sciences abandonnent dans la culture, mettant « au jour ce qui est dissimulé dans les autres sciences » (Dumont, 1987, p. 283). Qu’est-ce qui est ainsi dissimulé ? La référence à une communauté qui commande le retour de la culture seconde vers la culture première. Ainsi, l’épistémologie n’est pas une fin en soi, elle a plutôt comme devoir de transformer le monde.

Selon Dumont, c’est la transcendance, ancrée dans la culture première, qui empêche la pensée de s’évader de la foi et de la croyance : c’est la transcendance qui conduit nécessairement au geste épistémologique. La théologie se voulait science au treizième siècle (Chenu, 1947) en réfléchissant à partir des paradigmes scientifiques de l’époque, et Dumont, nourri par ses lectures de Marie-Dominique Chenu, Yves Congar, Henri de Lubac et autres grands théologiens du vingtième siècle, s’inscrit dans cette logique. Ainsi, pour Dumont, la théologie deviendra tour à tour « théologie de la médiation », réfléchissant sur les conditions de la médiation entre communauté et épistémologie, « théologie de la connaissance », interrogée par les autres savoirs et les interrogeant en retour, et « théologie herméneutique » en prise sur sa position dans son langage et ses interprétations. Dumont suit ici ses intuitions épistémologiques fondamentales développées dans L’anthropologie en l’absence de l’homme, mais son érudition théologique donne de nouveaux horizons aux thèses de ce livre. Un danger guette cependant le lecteur : l’érudition peut parfois faire perdre de vue son enracinement dans la communauté. Il faut donc rappeler que les questionnements foisonnants de ce livre sont ceux du chrétien engagé dans une communauté chrétienne. Épistémologue en tant que chrétien engagé, et ancré dans son appartenance tout en la questionnant, le penseur se vit comme médiateur, jamais unilatéral, toujours dans une posture de tiers. Les deux pôles du savoir et de l’expérience se rencontrent dans l’homme, qui vit au sens le plus propre du terme la tension en lui. Et c’est dans cet esprit où la réflexion théologique est retour sur la culture première et transformation de celle-ci qu’il faut aborder le troisième essai sur la foi de Dumont, homme croyant et théologien.

Une foi partagée

« La Parole n’est pas un moyen de communication : elle est le lieu de notre rassemblement » (Dumont, 1964, p. 52). Ce dernier essai de Dumont sur la foi cherche autre chose qu'à communiquer des idées et des savoirs. La parole qui s’y donne est bien plutôt une instance même de la médiation du dire. Si, dans Pour la conversion de la pensée chrétienne, Dumont concevait le renouveau de la pensée chrétienne à partir de la consistance de l’expérience, dans Une foi partagée voici que c’est cette expérience qui se donne, s’exprime et se partage. Cet essai cherche à réaliser un renouveau dans la pensée chrétienne en plongeant dans l’expérience d’une foi revisitée par une théologie de second degré. Le livre se veut lieu de rassemblement avec ceux à qui il veut parler de sa foi, il se veut ressaisie de l’héritage, actualisation d’une tradition pour y faire participer et possiblement en prolonger le sens. C’est un livre médiateur, qui se veut médiation, instance tierce de réflexion revenant sur l’ancrage communautaire, entre des mondes qui n’arrivent pas (plus) à se comprendre, entre une culture première qui ne sait comment intégrer la transcendance, et une institution qui n’entend pas qu’elle n’a plus sa pertinence dans une société qui affirme très bien se passer d’elle. Dumont, au coeur de la tension, témoigne encore pour la possible médiation. La tension est exacerbée dans l’Église, et Dumont vit plus que jamais les contrecoups de cette tension en lui en tant que théologien-croyant-médiateur. Plus que jamais, il nous parle de lui, traversé par des rêves et des espoirs : ce livre retrace ligne à ligne la posture de médiateur. Dumont parle à son lecteur de ce lieu creusé en lui, de cette expérience de la tension perpétuelle dans la crise.

L’institution s’est-elle convertie, comme il l’appelait de ses voeux dans Pour la conversion de la pensée chrétienne ? Les dernières années de vie de Dumont n’en auront pas été témoins. La voix du chrétien engagé et du chercheur n’en est pas cassée pour autant. Plus que jamais médiation, la réflexion d’ordre épistémologique se tourne vers « ce qui le met au monde », la communauté : il interroge ceux et celles qu’il a rencontrés sur son parcours concret, ces figures de foi qui transcendent leur propre communauté tout en les transformant de l’intérieur. L’essai tente par ce retour constant de la culture seconde sur la culture première de « repérer le sens et l’unité de sa vie » à travers différents chapitres qui récapitulent le chemin de l’inquiétude sur la foi.

Une foi partagée rassemble ainsi plusieurs textes déjà publiés ou déjà présentés comme ébauches sous différentes modalités. On y retrouve sans surprise les thématiques de la crise religieuse, de la culture chrétienne, de la culture et de l’expérience religieuse. On y trouve aussi des chapitres traitant de grandes questions théologiques : Dieu, le fils de l’homme, l’Église. Les points de vue épistémiques sont hétérogènes, élaborés soit à partir du « nous » qui est impliqué dans un enjeu, soit à partir d’un « il » élaboré dans la distance, soit à travers le « je » de l’auteur. La perspective de la médiation et du médiateur résonne de façon percutante dans les deux chapitres sur le témoignage et les témoins. Des acteurs concrets sont présentés dans leur vie de croyant, incarnant le christianisme mieux que toute institution. Leurs vies données constituent le renouveau de la pensée chrétienne à l’état pur ; ils ont vécu ce renouveau et ont permis à d’autres de s’y engager. Ces témoins convoquent à la « foi en l’humanité »[11] et leur situation au coeur du livre empêche les chapitres subséquents de se confiner à une théorisation de la foi. Ces témoins permettent de lire avec un autre regard certaines des fulgurances qui traversent les trois derniers chapitres, comme autant d’urgences au crépuscule de la vie :

Aller au plus pauvre, c’est entrer dans le relatif, avec pour seul viatique l’assurance de cette miséricorde de Dieu que nul langage, nul principe, nulle organisation ne clôturent. Cela n’interdit pas de dessiner des programmes, de circonscrire les lieux pour des engagements décisifs. Encore ne faut-il pas perdre de vue de graves requêtes : tant que les incertains, les divorcés, les mal-aimés, tous ceux qui contreviennent ou cèdent aux idéologies de ce monde se sentiront à l’écart de l’Église, on aura manqué l’Évangile. Au ras du sol, des communautés chrétiennes et des pasteurs l’ont compris depuis longtemps ; souhaitons que, sous sa figure officielle, l’Église officielle le professe aussi ouvertement.

Dumont, 1996, p. 262.

Dumont, qui a cherché toute sa vie à redonner à l’Église institution les conditions de son rapprochement avec la culture première de la communauté des croyants, partage ici le plus vif de son désir pour l’Église. Il ne désespère pas, mais ses observations mettent en évidence « une Église en vacances de sa société » (Dumont, 1982, p. 15). Le sociologue et théologien n’abdique pas de penser leur conciliation, mais le ton se fait pressant. Que faisons-nous de la transcendance ? Comment vivons-nous concrètement, dans nos communautés, la transcendance ?

Le lecteur referme le livre entendant l’écho d’une voix qui s’est éteinte et dont la parole semble inachevée. C’est pourquoi il faut lire et relire l’oeuvre, pour y entendre ce qui est encore à recevoir d’un croyant engagé qui n’a cessé de chercher l’intelligence de sa foi.

Impossible de rejeter les essais religieux de Fernand Dumont en dehors de son oeuvre, car pour notre auteur le religieux est indissociable de la culture. Lorsque Dumont s’engagera à écrire le livre blanc sur La politique québécoise du développement culturel dans le premier gouvernement du Parti québécois, il demeurera un homme de foi qui cherche à penser la culture, mais en dehors des vestiges de la « culture chrétienne ». Dumont ne souscrit pas à la pudeur d’un Paul Ricoeur qui n’a eu de cesse de s’excuser de ses incartades dans le domaine de la foi et de la théologie (Ricoeur, 1995). Pour Dumont, « le religieux est global » (Dumont, 1964, p. 93) ou il n’est pas, et s’y consacrer est autant tâche de sociologue que d’homme croyant. Pourquoi la sociologie craindrait-elle de se dire en tension constante avec la « transcendance sans nom »[12] ? La sociologie ne s’est-elle pas développée, à ses origines, dans une interaction constante avec elle ? C’est ainsi que la pensée de Dumont supporte mal les compartimentations positivistes, – qu’il conteste ouvertement, – cloisonnements qui relégueraient la transcendance aux études historiques ou folkloriques. Il serait même possible de se demander si l’oeuvre sociologique dumontienne peut être lue indépendamment de sa réflexion sur la foi, en dehors de son geste réflexif et critique sur cet aspect de la culture première qu’il explorera sans relâche.

Ce geste réflexif, c’est le même que celui qu’il déploie, entre autres, dans Le lieu de l’homme et L’anthropologie en l’absence de l’homme. En effet, la solidarité du théologien avec une communauté de foi est du même ordre que l’appartenance du chercheur en sciences de l’homme[13] à la culture première, comme le montre son Récit d’une émigration (Dumont, 1997). Ce récit illustre qu’il n’y a pas de sociologie sans sociologue, sans cet humain qui cherche à penser et vivre sa culture seconde en réflexivité par rapport à sa culture première. Déjà, dans le contexte intellectuel positiviste de plus en plus dominant où évolue Dumont, la réflexivité du chercheur par rapport à ses « objets » constitue une option épistémologique pouvant être qualifiée de singulière. Mais bien davantage, là où Dumont se démarque peut-être le plus des sciences de l’homme ambiantes, c’est dans son affirmation du caractère indissociable de la communauté de foi des autres dimensions de la culture première. Cet enjeu d’ordre épistémologique trouve son répondant dans la réflexion de toute une vie sur la « fidélité » du scientifique à l’égard de la culture première dont ne peut être rejetée la transcendance. L’ensemble de l’oeuvre étaye la cohérence de cette position et, que l’on partage ou non ce point de vue, l’oeuvre de Dumont ne peut être amputée de la présence de la « transcendance » sans risque d’incompréhension de larges pans de sa pensée.

Il y a donc là une singularité de Dumont, là où la foi de la culture première a été rejetée par plusieurs au nom du rationalisme d’un Auguste Comte : pour beaucoup de ses contemporains, et jusqu’à aujourd’hui, la culture seconde ne peut qu’inévitablement, doit impérativement, se dégager de cet héritage sans avenir. Singularité de Dumont dans une université où la science impose l’exclusion du particulier et de l’intime, le reniement de la culture première. La foi, d’ordre « privé », ne pourrait jouer aucun rôle dans l’espace public de la science. Pour l’université d’aujourd’hui, l’intégration de Dumont dans notre panthéon de la science québécoise impose de lui faire endosser les poncifs comtiens qui assurent la coupure d’avec une prétendue « grande noirceur ». Dumont, homme de science éminent, ne pourrait perpétuer des pans de noirceur religieuse dans nos Lumières québécoises. Moins radicales, d’autres lectures de l’oeuvre de Dumont voient dans son attachement à la foi un idiosyncratisme dont on lui passe la fantaisie et la cantonnant à un trait personnel et ob-scène – hors de la scène de sa véritable contribution à la science. Dans tous les cas de figure, la foi de Dumont s’inscrit dans l’angle mort de la québécitude, là où il ne fait pas bon regarder car on y verrait l’impensé de son propre héritage, là où Dumont tente de faire de cet héritage un projet[14] en le nommant, en le scrutant, en le partageant. La crise religieuse, en ces jours de scandales d’Église, se fait d’autant plus permanente qu’elle n’est pas pensée, et que les efforts de Dumont pour la penser sont rejetés par certains comme des erreurs de parcours à travers une oeuvre véritablement scientifique. Certains reprochent à Dumont d’avoir intégré l’homme croyant dans sa sociologie. Mais c’est qu’il n’a pas cédé aux diktats d’une science en l’absence de l’homme, et surtout qu’il n’a pas voulu détacher l’aspiration à la transcendance de son inspiration scientifique. Ainsi, si la dénégation de la crise religieuse ne fait que l’amplifier, avec le recul ne serait-il pas possible de dire qu’un des mérites de Dumont aura été de la mettre au grand jour, là où d’autres ne la vivent que sous le mode du symptôme ? Penser la culture québécoise comme héritage à transformer en projet, Fernand Dumont, l’homme, le penseur, le scientifique, le croyant, y était engagé au-delà des oppositions simplistes entre science et foi. Sa foi, habitée par le doute, l’angoisse et l’engagement, appelait de ses voeux un « nouveau langage » pour se dire, là où trop de ses contemporains demeuraient enfermés et blessés par une « culture chrétienne » occultée mais non moins présente. Singulier Dumont, qui livre un héritage scientifique habité par la foi, encore et toujours difficile à rencontrer. Son oeuvre, liée à sa personne, interpelle l’humain dans son lecteur, en deçà de savoirs, dans la traversée des savoirs jusqu’à leur transcendance.