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Un jour, un jeune homme se présente et demande à me parler. Je le reçois et la conversation s’engage :

J’ai une amie, c’est une bonne personne, elle a presque toutes les qualités, même je crois qu’elle les a toutes. Elle m’aime, je l’aime, on s’aime… Mais…

Et là, quelque chose l’arrête, il semble ne pas vouloir avouer son embarras. [...]

[...] elle a un défaut qui me fait peur.

Ah ! Elle n’a pas seulement que des qualités comme ça ? [...]

[...] mon amie semble dépensière, gaspilleuse [...] elle trouve le moyen de manifester son mécontentement si je ne lui fais pas de cadeaux à toutes occasions [...] Puis, vous comprenez, lui dire cela, je vais passer pour un « chiche », un mesquin [...]

Eh bien ! Si vous le voulez, je vais lui dire moi, à votre amie, ce que vous pensez d’elle, et vous verrez si la recette sera bonne [...]

À l’heure convenue, « l’amie » se présente.

Bon, c’est vous, n’est-ce pas, l’amie de Monsieur X… ? [...] Est-ce que ça vous ferait beaucoup de peine de le perdre ? [...] Ne vous arrive-t-il pas assez souvent d’insister trop auprès de lui [...] pour faire des sorties qui causent parfois beaucoup de dépenses [...] ?

Oui, c’est vrai, réflexion faite, je crois que je pourrais être plus raisonnable. [...]

[...] faites attention à cela [...] sinon, vous le regretterez mais trop tard, car votre ami ira se chercher ailleurs une compagne de vie, il ira chez celle qui connaît la valeur de l’argent et qui a plus le souci de l’économiser que celui de le dépenser. [...]

Avis donc aux intéressés (sic), à celles qui prennent les cadeaux comme le thermomètre de l’amour et garantie du mariage, et qui n’ont d’autres préoccupations que d’organiser sorties sur sorties.

Granger, 1946, p. 102-106.

Cet extrait est tiré de l’ouvrage Comment préparer son mariage ?, publié à Montréal en 1946. Il a pour auteur le père Granger, dominicain. On peut ranger ce petit traité dans un genre littéraire assez particulier mais apparemment florissant durant la première moitié du 20e siècle, la « littérature normative ». Certes, à peu près toutes les productions écrites diffusées autrefois dans l’espace public étaient porteuses de normes, mais cet article concerne deux types d’écrits destinés explicitement à la formation de leurs lecteurs : les guides moraux et les manuels de politesse (ou d’étiquette).

Sans avoir exactement les mêmes objectifs, ni la même forme, ces guides et manuels faisaient la promotion de certaines façons d’être. Ils traçaient la voie pour façonner, par exemple, le jeune homme d’élite ou la maîtresse de maison accomplie. Ils recèlent de plus, en quantité importante, toutes sortes de prescriptions relatives à la manière de se comporter en société, dans les différentes conjonctures et les divers aléas de l’existence.

En quoi la condition sociale engendrait-elle certaines prescriptions dans la sphère du capital symbolique ? La manière dont ces écrits mettent en scène la distinction et l’honorabilité traduit un certain état des lieux des rapports entre classes dans la société québécoise d’alors. Rapports « objectifs », mais également rapports voulus et imaginés par leurs auteurs. Par conséquent, il ne s’agit pas ici simplement d’analyser la rhétorique de ces ouvrages. Une histoire des représentations déconnectée des modes de domination ne voudrait pas dire grand-chose dans leur cas[2]. De surcroît, l’histoire de la morale et des bienséances ne peut évidemment pas passer sous silence la question des rapports sociaux de sexe. Cette littérature est lourdement genrée. Ainsi, nous tiendrons compte autant de la classe que du sexe.

L’argent, sous des formes très diverses (capitaux, revenus, patrimoine familial, créances, dettes, etc.), a bien sûr été une des composantes cruciales de l’expérience des acteurs du passé. Au-delà de ses modalités quantifiables, de sa capacité à attribuer une mesure de la valeur des choses et du travail par l’entremise du marché, ce sont surtout ses autres effets sociaux qui retiendront notre attention. Si posséder de l’argent détermine pour une bonne part le rang occupé dans la hiérarchie sociale (c’est une lapalissade), des auteurs comme Viviana Zelizer et Martine Segalen ont montré que l’argent et les biens ne constituent pas seulement des valeurs, mais aussi des noeuds de relations sociales faites de droits, d’attentes et de rapports de force (Zelizer, 1997 ; Segalen, 1996, p. 32). Vue sous cet angle, la condition sociale n’est plus seulement la position d’un individu. C’est également un rapport aux « autres », de rang différent ou semblable.

Rappelons que la possibilité de gagner de l’argent ou d’en épargner, cela de manière concrète ou imaginée, a fait partie du projet politique que les sociétés libérales se sont données à elles-mêmes à partir du 19e siècle. L’argent est une composante cruciale du lien social expérimenté, construit et contesté en régime libéral. Les discours sur l’épargne individuelle et l’« imprévoyance » des classes populaires en ce domaine constituent de beaux exemples de ce phénomène (Petitclerc, 2007). Comme nous le verrons, guides moraux et manuels d’étiquette, lorsqu’ils traitent de condition sociale, font la promotion d’un lien social très particulier et assez éloigné de certains postulats du libéralisme classique, telle la possibilité de s’élever dans la société par le seul mérite individuel.

Selon Pierre Bourdieu, par ailleurs, la classe détermine pour partie les manières d’être et les pratiques de distinction, qui sont à la fois des reflets des hiérarchies sociales et des enjeux de la concurrence et de la domination impliquant classes et fractions de classes (Bourdieu, 1979). À ce titre, la littérature normative, apparemment personnelle, n’a rien de personnel et renvoie clairement à ces hiérarchies et modes de domination.

Outre le mémoire de Sonya Roy (2006)[3], il n’existe toujours pas d’étude historique de ce type précis de documentation au Québec. L’étiquette a fait l’objet de quelques recherches dans le monde anglo-saxon et en Europe, pour les 19e et 20e siècles[4]. John F. Kasson a notamment relevé la diffusion importante des manuels d’étiquette aux États-Unis à partir des années 1830 alors que l’urbanisation, le marché capitaliste et la démocratie républicaine, facteurs d’anonymat et sources d’angoisse, suscitent une redéfinition de l’être et de l’agir en société. Les manuels d’étiquette américains du 19e siècle, par leurs prescriptions, favorisaient le maintien des hiérarchies dans un contexte de mobilité, d’instabilité et de changements profonds (Kasson, 1993)[5].

Le sociologue Cas Wouters a mené une recherche comparative sur les manuels d’étiquette américains et européens du 20e siècle. Il soutient que l’on assiste à la diffusion, au cours de cette période, d’un processus d’« informalisation », soit un recul marqué des formes les plus crues d’inégalités parmi les idéaux comportementaux, en regard des appartenances de classe et de sexe. Ce mouvement traduirait un changement sur deux fronts : au sein des rapports de pouvoir (au sens d’une plus grande intégration des groupes sociaux) et sur le terrain des émotions liées à la distanciation sociale et aux relations entre les genres (Wouters, 1995a et 1995b). Wouters relève des symptômes de ce processus dès les années 1930. Mais cette thèse traduirait-elle une lecture au premier degré de ces sources ? Entre autres, ce n’est pas parce que les manuels d’étiquette tournent le dos au respect des hiérarchies sociales au profit du « naturel » et de formes de comportement apparemment plus neutres socialement que les formes de domination ne se maintiennent pas sous une forme changeante, sur d’autres terrains que l’étiquette. Cela, peut-être, tout aussi efficacement.

Seule une vingtaine d’ouvrages, pour la plupart publiés avant 1950, ont été examinés jusqu’à maintenant. Ils ont été repérés dans des fonds de la région de Trois-Rivières[6]. Le matériel publié au Québec a bien sûr été privilégié (14 ouvrages). Toutefois, des ouvrages français ont été versés au corpus s’ils comportaient des indices d’utilisation au Québec ou, à tout le moins, des indices de présence dans certaines institutions de la province comme les bibliothèques des collèges classiques (8 ouvrages). Les estampilles des pages de garde se sont montrées précieuses à ce titre. De même, des ouvrages français portant la marque d’un distributeur québécois ou imprimés au Canada ont été considérés.

Les guides moraux retenus (13 ouvrages) ont pour particularité de s’adresser à des jeunes adultes à la veille de se marier. Le choix d’un conjoint et ses périls, ainsi que les dangers particuliers allant de pair avec cette phase relativement « libre » de l’existence du jeune homme et de la jeune fille occupent une très large place dans le propos des auteurs. Pour leur part, les manuels de bienséance (9 ouvrages) s’adressent à des tranches d’âge plus diverses, jeunes gens ou adultes établis pouvant en tirer profit pour cheminer dans le monde. Sans surprise, les guides moraux sont le plus souvent l’oeuvre d’ecclésiastiques, alors que plusieurs laïcs ont conçu des manuels de politesse. Comme la morale catholique se méfie profondément du « monde » et des « mondanités », on s’attendait moins à voir prêtres et abbés disserter sur les usages du salon ou la manière de se comporter au bal.

Ce petit corpus n’a aucunement la prétention d’être complet. L’étude systématique des tirages, rééditions et éventuels emprunts de modèles ou de passages d’un ouvrage à l’autre n’a pas encore été effectuée. Surtout, la question de la réception des normes proposées demeure en suspens. Le collégien se jetait-il sur l’exemplaire qu’on pouvait lui offrir du Elle… et toi jeune homme ! du père Honoré ? Prenons seulement acte, pour l’instant, de la diffusion apparemment très large et de la pérennité de certains titres. Ce qui ne laisse pas croire à un genre mineur. Mentionné précédemment, le guide Comment préparer son mariage ? a été publié au départ en 1939. En 1946, il en était à sa 5e édition, pour un total de 30 000 exemplaires (Granger, 1946)[7]. Les Mille questions d’étiquette de Mme Marc Sauvalle, livre paru pour la première fois en 1907, est réédité sous une forme revue et corrigée en 1961 par les éditions Beauchemin (Sauvalle, 1907 et 1961).

Ces publications sont porteuses de normes, véhiculées sous la forme de discours. Tout en étant des « frontières » (ne pas faire ceci, mais bien cela), ces normes ont une signification plus profonde. Ce sont aussi des véhicules de pouvoir destinés à maintenir et favoriser un certain ordre social où la classe et le genre jouent un rôle crucial. Pour Mariana Valverde, certains discours normatifs et performatifs, pratiques signifiantes et intermédiaires entre le « réel » et le langage, constituent des outils qui mettent en forme les relations sociales par le biais de systèmes organisés d’images et symboles (Valverde, 2008, p. x, 42 et 43)[8]. Cette façon d’aborder les discours, alliée à la perspective appliquée à la distinction par Pierre Bourdieu, permet de dépasser la simple analyse du contenu et des occurrences de différentes représentations et prescriptions, approche qui pourrait déboucher sur une galerie de curiosités. À notre avis, il faut interroger le projet social proposé par les auteurs étudiés, consciemment ou non, et mettre au jour la cohérence profonde qui unit des normes apparemment très diverses, qu’elles portent sur les façons de se choisir une épouse ou de se différencier des hordes urbaines.

Nous explorerons successivement cinq thèmes. Ce sont les principales particularités rhétoriques de ces ouvrages, les enjeux de classe auxquels ils renvoient, le rôle qu’y jouent certains personnages repoussoirs, les références au monde moderne qu’on y trouve et, pour finir, les étranges définitions de la distinction offertes par leurs auteurs.

La rhétorique : lectorat et théâtralisation de la vie sociale

Comme ces auteurs tentent de faire valoir un certain projet social, hiérarchique et sexué, il importe pour débuter de cerner les manières dont ils dialoguent avec leurs lecteurs et lectrices. Lecteurs et lectrices qu’il s’agit, pour eux, de convaincre. Leur art de la mise en scène doit aussi être considéré.

Le lecteur n’a pas toujours le même statut que la lectrice. La différence est particulièrement marquée dans le cas des guides moraux. Le duo d’ouvrages Elle… et toi jeune homme ! et Lui… et toi jeune fille !, du père Honoré, offre des entrées en matière bien dissemblables. La version masculine veut « démontrer » aux jeunes hommes « que le soin jaloux de la dignité personnelle doit leur être comme ancré dans l’esprit » (Honoré, 1939a, p. 7). L’introduction se termine par « en ami de ton âme, jeune homme, mon frère, je voudrais te servir de guide. Lis ce livre [...] toujours tu trouveras ici les plus profondes raisons des solutions indiquées ; tâche d’acquérir à leur sujet des convictions personnelles » (Honoré, 1939a, p. 10).

Lui… et toi jeune fille ! présente un appel à la dignité similaire. Cependant, si sa lecture soulève des objections, « c’est là un signe, non équivoque, que les vérités que vous venez d’apprendre s’opposent à ce qu’il y a de moins noble dans votre nature ». Comme la jeune femme montre une propension à tout juger de manière « sentimentale », elle risque de mal lire le contenu, ce qu’on ne suggère pas à propos du jeune homme (Honoré, 1939b, p. 11-12). De même, les pièges à éviter diffèrent selon les sexes. Pour lui, ce sont les « forces aveugles qui [l]’attireront vers les plaisirs, tout matériels, mais alléchants pour les sens » (Honoré, 1939a, p. 9) ; pour elle, le « malheur » et le « déshonneur » (Honoré, 1939b, p. 11). Ce qu’on peut aisément comprendre comme une grossesse hors mariage.

La langue des femmes, oeuvre d’un évêque français (Mgr Tissier) publiée en 1914, est destinée explicitement aux femmes de l’élite, ces « femmes du monde ». Dans sa préface, le moraliste se propose d’entretenir une relation bien particulière avec ces dernières. L’ouvrage, dit-il, « est de nature, si elles sont sages, à les faire réfléchir sur des imperfections ignorées, et à leur faire du bien » (Tissier, 1914, p. vi).

Malgré ces entrées en matière qui diffèrent parfois selon le genre, autant les guides moraux que les manuels de politesse posent leurs lecteurs comme des observateurs de la vie sociale. Dit autrement, on les prend à témoin, mais à témoin de situations imaginées, pour leur faire dire « c’est vrai », du moins de temps à autre peut-on croire. « Qui n’a vu au cours de ses pérégrinations mondaines, une hôtesse mortifiée du fait qu’un serviteur insouciant lui ait joué le mauvais tour de placer devant un convive important une serviette trouée ou déchirée », se demande Evelyn Bolduc (Bolduc, 1941, p. 78). La politesse française, après avoir fait le portrait du snob, de l’avare, de l’envieux et autres figures, conclut l’énumération par « on n’en finirait pas avec ces observations de tous les jours » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 51-52). Chez le père Granger, l’observation va de pair avec l’introspection : « jetez un regard autour de vous et observez un peu [...] Enfin regardez, observez, réfléchissez, pour pouvoir éviter chez vous ce que vous pourriez déplorer chez les autres » (Granger, 1939, p. 133).

Mgr Tissier est l’un des seuls auteurs à faire aveu d’un procédé rhétorique, en l’occurrence subsumer en une seule femme les défauts parfois dispersés en plusieurs. Néanmoins, dit-il, « nos lectrices feront elles-mêmes leur part, et elles seront forcées d’avouer que nous ne disons malheureusement rien qui ne soit vécu quelque part » (Tissier, 1914, p. vi). Surtout, les défauts et vices à combattre sont propres à la nature féminine. À propos de la frivolité, notre prélat soutient que

c’est, Mesdames, cette curiosité-là, punition et non qualité de votre nature, qui explique votre engouement pour les modes changeantes et capricieuses. Vous avez toujours besoin d’autre chose, parce que, comme Ève, vous ne tenez qu’aux apparences [...] Les dehors vous captivent, et vous ne regardez pas à la valeur intime. De là sûrement naît cette faiblesse de votre sexe encore qu’on appelle la frivolité [...] cette sortie de soi-même qui fait que les femmes se plaisent aux lumières, aux chants, à la danse, à tout ce qui est mobilité et succession, au détriment de la pensée profonde et cachée.

Tissier, 1914, p. 14-15.

Ce penchant féminin relève de l’essence du sexe faible, ce qui exclut l’accident, l’erreur. Difficile, donc, de s’en prémunir. Sauf, et c’est là l’important, par une lutte constante, continuelle contre soi.

De fait, les guides moraux ne se contentent pas d’inviter le lecteur à se poser en observateur de son environnement. En sondant son coeur et son esprit, il n’est pas seulement pris à témoin, mais pris à partie. Le jeune homme est notamment invité à reconnaître ses inclinations coupables face aux dangers de la vie moderne, lorsqu’il croise au hasard des jeunes filles :

celles que vous rencontrez à l’atelier, au bureau, au bal, au cinéma, peuvent vous attirer et vous séduire par je ne sais quel charme dans lequel vous sentez bien vous-même qu’il entre un peu de perversité et, de votre part, un peu de curiosité malsaine, un attrait de fruit défendu, le désir d’une sensation que l’on dit rare.

Montier, 1932, p. 120.

L’éducation familiale de la jeune fille, publié aux éditions du Pélican en 1961, débute par la question « qu’est-ce qu’un être dans les ténèbres ? » (Saint-Pierre, 1961, p. 1).

S’ils s’en tenaient seulement à stigmatiser ces mauvais penchants innés, ces ouvrages rateraient leur cible. Sans ouvrir la porte à la rédemption, ils n’auraient pas qualité de guides, mais seulement d’actes accusatoires ; leurs auteurs seraient moins des directeurs de conscience que des bourreaux. Dans un chapitre de L’épouse, attrait du foyer, l’abbé Grimaud fustige les abîmes où entraîne la mondanité, c’est-à-dire les distractions de la bourgeoisie. Il passe des habits non reprisés dont se plaindra un époux à l’adultère et au divorce. Il clôt malgré tout son exposé sur une note d’espoir :

heureusement, ce ne sont pas les lectrices du présent volume qu’empoisonne le funeste venin du mépris des lois divines [...] ce chapitre, où sont exposés les méfaits de la mondanité, leur a causé une douce jouissance [...] et leur a fait prendre une ferme résolution : celle de se maintenir dans le sentier du bonheur.

Grimaud, 1926, p. 171-172.

Ailleurs, on dit au jeune lecteur, en regard des jeunes mâles qui succombent à l’indécence des intrigantes : « toi au moins ne sois pas comme eux ! » (Honoré, 1939a, p. 61)

Pour convaincre le lecteur ou la lectrice de bien se conduire, nos auteurs ont recours à un arsenal rhétorique comportant une forte dose de théâtralisation de la vie sociale. Les scènes construites de toutes pièces abondent. Très situationnels, les guides moraux s’approchent alors du genre fictionnel, sans toutefois en être, puisque leur structure générale ne présente pas d’intrigue. Cet imaginaire, qui se veut réaliste et frappant, prend deux formes, celles de tableaux et dialogues, assez hyperboliques et lourdement performatifs.

Les guides moraux sont destinés à prévenir la « chute ». Ils recèlent par conséquent nombre de tableaux catastrophes. Il y a peu de freins sur la pente descendante qu’empruntent des personnages contre-exemplaires qui incarnent autant de dangers pour l’ordre familial et, ce faisant, l’ordre social[9]. Là, un jeune mari s’enivre, blasphème, ne respecte pas ses parents. Irascible et égoïste, il finit par abandonner ses enfants dans la misère (Granger, 1939, p. 55-56). Chez une jeune fille, le perfide le dispute à la légèreté : « nature boudeuse [...] fourbe, vaniteuse, jalouse [...] sans sérieux dans la tête, qui ne rêve que de toilette, de danses [...] ce sont ces tendances-là qui mettront le désaccord dans le ménage de demain » (Granger, 1939, p. 56).

La rhétorique des guides moraux est assez singulière. L’irréel s’y adresse à l’expérience vécue, les tableaux imaginés tentent de rejoindre ou du moins d’impressionner, par leur charge, le sujet à construire et à sauvegarder. Normes, récits fictifs et discours de la conversion s’entremêlent. L’abbé Grimaud, moraliste soucieux du détail, prenant le lecteur à la fois comme juge et témoin au sujet de L’épouse, attrait du foyer, dépeint ainsi les lendemains de l’union d’une jeune mondaine et d’un propriétaire terrien doté naturellement, bien entendu, de valeurs plus sûres :

On peut juger quelle distance vont tout d’abord marquer entre l’époux et l’épouse, les simples actes automatiques dont un long usage a accru la nécessité. Lui et elle, de famille différente, ont été élevés dans des milieux divers [...] lui dans l’austérité, elle dans le dernier confort. La voilà donc, jeune épouse, transplantée, par exemple, de sa demeure parisienne à la vaste mais antique habitation entourée d’un bouquet d’arbres, d’où son mari commandera la large plaine qu’il exploite [...] Tant que l’amour irradiant a suppléé à tout, la jeune femme a vécu dans l’idylle [...] Mais tout de même ses habitudes lui font cruellement défaut [...] les images des boulevards, des magasins illuminés [...] réveillent tous les instincts de la parisienne... [...] On avouera qu’il faut à l’épouse une certaine énergie pour replonger dans le trou noir de l’oubli ces souvenirs qui émergent du fond de la nature [...] Cette transformation intime de l’intérieur ne se fait pas aussi vite qu’un changement de vêtement.

Grimaud, 1926, p. 20-21.

Le dialogue imaginé, bien que moins fréquent que les tableaux de ce genre, occupe aussi une belle place dans l’arsenal rhétorique de certains auteurs. Au chapitre intitulé « Psychologie du jeune homme expliquée à la jeune fille », Marthe Saint-Pierre précise qu’à la différence de l’homme, « la femme n’aime guère la logique [...] change aussi souvent d’orientation que cela lui paraît utile [...] aime les fleurs plus que la géométrie » (Saint-Pierre, 1961, p. 51). Suit la conversation d’un jeune couple au retour d’une soirée. La jeune épouse pousse son mari à suivre son patron dans une nouvelle entreprise, faisant valoir qu’un meilleur salaire permettrait de la parer d’un nouveau manteau de fourrure : « prends ce poste, Henri, prends-le pour me faire plaisir, prends-le si tu m’aimes » (Saint-Pierre, 1961, p. 52). Lui résiste, expliquant le manque de sérieux de la nouvelle affaire.

Six mois plus tard, notre héroïne apprend par un journal que l’ancien patron était un escroc, maintenant en prison pour fraude. Elle s’exclame : « Ah ! Henri ! Heureusement que tu m’as écoutée et que tu es resté là où tu es… [...] Henri est un sage. Il sourit sans répondre » (Saint-Pierre, 1961, p. 52). Conclusion : « cette histoire montre que l’homme et la femme ne raisonnent pas de la même façon » (Saint-Pierre, 1961, p. 52). On l’aura relevé, même une production destinée explicitement aux jeunes filles ne s’empêchera pas de les présenter comme des étourdies, manifestation plus ou moins subtile d’une entreprise d’aliénation discursive de leur personnalité, sous couvert de leur propre bien.

La classe sociale comme enjeu symbolique

Ces quelques extraits nous ont mieux fait connaître le ton de ces écrits, leurs objectifs et certains de leurs procédés discursifs. La manière dont la donnée de la classe sociale intervient dans ces ouvrages permet d’aborder plus directement la problématique de cette étude. Qu’est-ce que cela révèle des inégalités sociales au Québec entre 1900 et 1960, sur le plan des représentations et des prescriptions ?

De manière assez frappante, les ouvrages considérés mettent en scène des situations que l’immense majorité des lecteurs n’allaient jamais expérimenter. Tout le monde, apparemment, roule carrosse, achète des bijoux somptueux à sa fiancée (Guide des amoureux et des gens du monde, 1898, p. 130-131), mange dans de la vaisselle en cristal (Rouleau, 1899, p. 50 ; Sauvalle, 1907, p. 246-248) et dispose de domestiques (Sauvalle, 1907, p. 12, 51, 231, 253 et suiv. ; Honoré, 1939b, p. 212-213)[10]. Dans son Manuel des bienséances, l’abbé Rouleau, principal de l’École normale Laval, précise que les femmes en visite « entrent au salon avec leur ombrelle ou leur en-cas, leur boa, et leur manchon » (Rouleau, 1899, p. 46-47). Or, l’ouvrage est destiné aux futurs instituteurs, qui n’ont rien de capitaines d’industrie, loin s’en faut. Le Manuel de l’étiquette courante d’Evelyn Bolduc, publié par la Librairie de l’Action catholique en 1941, évoque « un dîner de cérémonie ». L’époux de l’hôte devra avoir « escarpins de cuir verni et chaussettes de soie » (Bolduc, 1941, p. 79). Les invités suivront ce que font « les grands élégants à Londres » (Bolduc, 1941, p. 79). Comment s’adresser à un amiral (Sauvalle, 1907, p. 13) ou se présenter à Rideau Hall (Bolduc, 1941, p. 87) ? Ces ouvrages l’expliquent. Évidemment, ce décalage entre expérience vécue et étiquette proposée interroge.

Ces manuels prétendent-ils régler toutes les situations possibles, avec des titres comme 1000 questions d’étiquette, résolues et classées ? Vendent-ils du rêve à des « gens qui n’en sont pas », à l’instar des magazines de mode contemporains ? Cela est possible. Cependant, ce surinvestissement dans une distinction propre aux classes aisées traduit peut-être un relatif ébranlement des hiérarchies sociales au 20e siècle. En deux mots, certaines fractions dominées de la bourgeoisie (ou classes moyennes) auraient eu accès à certains marqueurs sociaux et symboliques auparavant réservés à la bonne bourgeoisie, tels certains loisirs et facilités matérielles. Pour Bourdieu, ce phénomène engendre une fuite en avant chez les classes dominantes qui doivent toujours trouver à marquer leur différence. Étaler l’inatteignable, c’est aussi mettre à distance les autres. Au surplus, la distinction passe par un déni du besoin et de la nécessité qui caractérisent le monde des dominés (Bourdieu, 1979). Un déni, donc, du réel des rapports sociaux, cachés derrière un art de vivre.

Une oeuvre proprement locale pourrait étayer cette hypothèse. Il s’agit du Précis de bienséances à l’usage des jeunes gens et jeunes filles d’aujourd’hui, publié par une mystérieuse Société trifluvienne de bienséances, probablement dans les années 1950[11]. L’introduction précise :

ce précis de bienséances s’adresse [...] aux jeunes gens et jeunes filles d’aujourd’hui qui tiennent à passer pour bien élevés [...] La vulgarisation des notions de bienséances devient une pressante question de justice envers toute la jeunesse, si l’on considère le vent de démocratie qui souffle [...] sur le monde entier, et qui met en contact de plus en plus fréquent et rapproché, les classes les plus distantes de la société. En vertu de la doctrine démocratique, il n’est pas d’enfants, si humbles soient-ils de condition ou de naissance, qui ne soient appelés à devenir, demain, les chefs de leur pays [...] C’est pourquoi [...] il importe que toute la jeunesse d’aujourd’hui se conforme aux exigences de la haute société dont elle fera bientôt partie… (La Société trifluvienne de bienséances, s.d., avertissement.)

La mobilité sociale contemporaine est prise en compte, mais sur un mode utopique : la jeunesse fera bientôt partie de la « haute ». Et ce processus éducatif emprunte une direction précise. Il faut élever (c’est la mobilité sociale envisagée) et ce faisant bien élever (c’est leur donner la « finition » nécessaire) les jeunes gens. Ce discours trahit l’une des fonctions plus ou moins clairement affichées dans d’autres ouvrages d’étiquette, source de leur succès autrefois : celle de faire miroiter une possibilité de perfectionnement et de mobilité sociale[12].

Qui plus est, l’ouvrage se place sur le terrain de la vulgarisation[13]. Son contenu est d’un didactisme assez cru, pathétique même. Les autres manuels de politesse ne s’abaissent pas à préciser qu’il ne faut pas se moucher autrement qu’avec un mouchoir, ni cracher par terre ou gruger les os à table. Photos à l’appui, le lecteur apprend à tenir sa cuillère à soupe et à la porter à sa bouche. Les destinataires sont probablement les habitants d’une société régionale québécoise (la Mauricie) qui, sans tout juste « sortir du bois », manquent un peu d’élégance. La bonne volonté culturelle de la petite bourgeoisie, pour Bourdieu, se signale par un souci de bien faire mâté d’inquiétude, un surinvestissement dans la maîtrise des pratiques et codes culturels pour se mettre à niveau. Mais un niveau qui n’est pas, et ne sera pas, le sien (Bourdieu, 1979, chap. 6). Ailleurs, comme nous le verrons, la distinction et le bon goût sont présentés comme des attitudes naturelles, ce qui pose un intéressant problème d’interprétation.

Dans leurs discours sur les classes sociales, guides moraux et manuels d’étiquette se rejoignent sur un terrain : l’importance du choix du conjoint et le danger concomitant des mésalliances. Là, scénarios désastreux et charges misogynes s’amoncellent, au profit de la norme d’une forte endogamie sociale entre promis et promises. Pour l’abbé Grimaud, ce sont des loisirs proprement bourgeois qui menacent le jeune homme de bonne famille : « que de gens prennent femme au petit bonheur. On a [...] dansé avec elle, elle a séduit, cela suffit. Les mariages [...] de villes d’eaux, de bords de mer sont innombrables [...] combien [...] de ces unions sont boiteuses et mal assorties » (Grimaud, 1932, p. 297-298). Le grand coupable ? L’amour. Il ne rend pas seulement aveugle (Sauvalle, 1907, p. 175). C’est un « microbe » qui envahit l’organisme, ayant sa « période d’incubation » pour aboutir à un « terrible accès : c’est fini, les coeurs sont soudés, comme deux pièces de métal sous l’ardeur intensive du chalumeau » (Grimaud, 1932, p. 301-303)[14].

D’après Edward Montier, auteur français publié chez Fides, la femme de condition inférieure est une « femme qui anesthésie ». Dans ce cauchemar à sens unique, le mari victime de mésalliance se voit littéralement laminé en peu de temps. Le manque de goût trouve à s’insérer dans ce tableau :

vous rencontrez souvent aussi des ménages dont vous avez connu l’un des membres avant son mariage. C’était un de vos amis, il était intéressant, [...] intelligent ; vous le retrouvez six mois après [...] très diminué de valeur intellectuelle. Par ailleurs, il paraît s’entendre très bien avec sa femme : celle-ci est une petite personne [...] qui parle beaucoup, mais dont on voit bien tout de suite qu’elle n’a pas une idée dans la tête [...] Elle ne s’attife pas mal (mais) [...] sans jamais se demander si ce dont elle s’affuble est de bon goût [...] Il a épousé une femme trop inférieure à lui, d’une mentalité tout à fait différente, c’est cette femme qui a changé votre ami.[15]

Montier, 1932, p. 16-17.

Ce n’est pas seulement l’institution du mariage que met en danger la femme de condition inférieure, mal dotée autant en capital économique que symbolique. Les rapports de sociabilité du mari constituent une autre forme importante de capital social, cruciale pour le maintien de l’honorabilité. Ils vont pâtir. Montier enchaîne : « elle vous agacera au foyer, vous humiliera hors du foyer par un bavardage intarissable [...] elle interrompra par des réflexions saugrenues ; elle ne manquera pas la gaffe qui se présente et à laquelle votre fortune sociale ou mondaine peut s’accrocher ou se perdre » (Montier, 1932, p. 68).

La donnée de la condition sociale ne vient donc jamais seule. Elle est prise dans un ensemble de conventions et préjugés sexués au sein desquels rôde le spectre de la chute, figure déjà évoquée. Ce n’est pas tout. Pour le Guide des amoureux et des gens du monde, s’unir à une jeune fille plus riche que soi comporte un danger très net, soit que la mariée renverse les rapports entre sexes une fois libérée de la tutelle parentale :

si le mari osait lever la tête ; s’il voulait parler de ses droits [...] « Quoi, dirait-elle, n’est-ce pas assez qu’il me doive tout ? J’ai payé ma liberté assez cher [...] je le fais vivre, qu’il me laisse vivre. » L’homme [...] a perdu jusqu’à sa virilité même. Dans le monde où il est reçu à cause de sa femme [...] il erre [...] déclassé, méprisé ; en le voyant passer, si l’étranger demande son nom : « C’est le mari de la petite X… » répond-on.

s.a., Guide des amoureux et des gens du monde, 1898, p. 41.

Par conséquent, sans s’en remettre uniquement aux intérêts (Guide des amoureux et des gens du monde, 1898, p. 44)[16], il s’agit de rester entre pairs, gens de même condition, et de garder la tête froide alors que les amoureux, épris, « ne songent ni à l’argent, ni aux héritages, ni aux positions, ni aux espérances » (s.a., Guide des amoureux et des gens du monde, 1898, p. 7-8)[17].

Les ouvrages examinés traitent de surcroît des rapports entre inférieurs et supérieurs. Cela, sans surprise, sur le mode du maintien des hiérarchies sociales, mais aussi sur le mode d’une distanciation de la part de l’élite, mise à distance qui est au fondement de son être en société (Bourdieu, 1979, p. 57). Les inférieurs servent à plusieurs choses. À servir, bien entendu, mais aussi, par leur présence même, à donner de la consistance à la différence des conditions. Mme Marc Sauvalle précise que « jamais un domestique ne doit se permettre d’adresser la parole à un convive » (Sauvalle, 1907, p. 256). À l’inverse, les invités ne doivent pas leur parler non plus (La Société trifluvienne de bienséances, s.d., p. 11). Et à l’instar de l’épouse mal née et un peu idiote, des domestiques agités ont pour effet de classer « la maison et les maîtres du logis de façon fâcheuse » (Sauvalle, 1907, p. 257) aux yeux des invités. Le capital symbolique de l’élite s’entretient. La sociabilité choisie de l’espace privé est l’un de ses ingrédients essentiels[18].

Cette mise à distance semble quelque peu nuancée par la bienveillance prescrite par les manuels de politesse dans les interactions avec les domestiques. Se montrer cassant ou hautain avec eux s’avère déplacé. Or, cette bonté a pour corollaire une plus grande efficacité des rapports hiérarchiques. La jeune fille doit être polie avec les serviteurs, car « on ne peut exiger que les inférieurs nous témoignent des égards si on les traite avec hauteur » (Sauvalle, 1907, p. 257). Selon le Petit traité de politesse des Soeurs de la charité de la Providence, les rapports avec les « employés » seront empreints de bonté et de charité chrétienne. Ces « subordonnés » sont nos « frères ». Le résultat ? « L’obéissance à un ordre donné avec douceur est toujours empressé et volontaire » (Soeurs de la charité de la Providence, 1914, p. 51). L’obéissance dans la joie et l’absence de morgue neutralisent la réalité éclatante des inégalités. Et, au fond, se montrer colérique ou impoli avec des inférieurs traduit un manque d’égard pour soi-même. Perdre le contrôle équivaut à une perte de statut et montre que l’on s’abaisse à eux (Kasson, 1993, p. 180 et 203).

Du reste, les domestiques appartiennent aux classes dangereuses et sont susceptibles de contaminer la progéniture de l’élite. Rien ne vaut une mère de famille qui, bien que fortunée, voit elle-même à ses rejetons. Certaines femmes ont l’inconscience de les confier à des servantes pour profiter de leur liberté bourgeoise. La maîtresse de maison pourra tomber sur une ancienne serveuse au passé trouble, qui finira par boire le vin de monsieur et blasphémer devant bébé (Grimaud, 1926, p. 161-162). Pour quelles raisons un « fils de famille » s’est-il « entiché de socialisme, de communisme » ou fréquente-t-il des gens douteux ? « Quand on scrute le passé, on découvre que ces idées et ces moeurs étaient celles de la « nounou » et du valet de chambre » (Grimaud, 1926, p. 162-163).

Fait à noter, le phénomène de distanciation opère dans l’autre sens, vers le haut. Un ami a-t-il grimpé d’un rang, par rapport au nôtre, dans l’échelle sociale ? Après l’avoir félicité, dit l’abbé Rouleau, « une réserve un peu fière » s’impose. « Il serait de bon goût d’attendre de cet ami une manifestation extérieure nous indiquant qu’il n’a pas changé à notre égard » (Rouleau, 1899, p. 57). Enfin, en cas de chute dans la hiérarchie sociale, on peut recourir à la solution proprement radicale de Mme Marc Sauvalle :

Q. – Quand doit-on renoncer à la société ?

R. – Si vous avez subi des infortunes, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de quitter la société avant qu’elle ne vous quitte.

Sauvalle, 1907, p. 307.

Les personnages repoussoirs : parvenus et coquettes

Quelques personnages mis en scène par les guides moraux et les manuels d’étiquette ont été évoqués : le lecteur lui-même, les femmes indignes d’être épousées, les gens de condition inférieure. Nos sources mettent de plus en vedette certains personnages repoussoirs comme le parvenu et la coquette. Leur présence est récurrente. À leur tour, ils renvoient à certaines prescriptions morales associées à la condition sociale et au genre durant la première moitié du 20e siècle au Québec.

Le parvenu (ou nouveau riche) ne possède pas cette réserve qui sied aux gens « bien nés ». La distinction n’a pas à se dire puisque la domination, au plan symbolique, passe par le non-dit, par sa naturalisation. Soucieux de paraître, de se dire, le parvenu chamboule en plus les frontières sociales. Selon La politesse française : principes de la bonne éducation, « le tact est le grand écueil des parvenus. Le parvenu [...] parle de lui [...] de ce qu’il a [...] se croit volontiers grand seigneur, se montre humble et empressé avec qui le dépasse, arrogant avec ceux qu’il croit dépasser, et il reste inférieur à tous » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 18)[19].

Inversement, c’est un silence lourd de sens qui tout à la fois signale et masque l’élite : « La Rochefoucauld a dit dans ses Maximes : ’Le vrai honnête homme ne se pique de rien’, ce qui veut dire ’ne se targue de rien’, ni de sa naissance, ni de sa situation, ni de son savoir, ni de ses relations, ni de son courage, ni de sa bonté, ni d’aucune de ses qualités, ni surtout de sa fortune » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 17).

Ne pas se dire, taire les différences, cela permet de préserver la paix sociale. En vertu du même manuel, « si chacun ne croyait qu’à son mérite personnel, naissance, situation, célébrité, savoir, talent ou esprit, il en résulterait une enflure générale pleine d’aspérités, qui transformerait la société en une réunion de dindons et de dindes. Pour vivre en bonne harmonie, il faut savoir apprécier le mérite des autres et taire le sien » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 21).

La coquette est un cas d’école. Elle figure en bonne place dans les guides moraux masculins[20]. Occasion de chute pour le jeune homme bien né, menace envers l’ordre, manque de goût (qui doit être inné) : tout y est. Son surinvestissement dans des toilettes ensorcelantes montre bien qu’elle est fausse. Le père Granger y va d’une exhortation :

au lieu de vous laisser éblouir par celle [...] qui se grime à l’excès, au détriment de la morale [...] ou du simple bon goût ; au lieu de vous laisser prendre par des cajoleries de ces coquettes sans conscience à qui tous les moyens sont bons [...] Cherchez la jeune fille sincère et honnête qui sera capable de vous donner le bonheur qui dure.

Granger, 1946, p. 125-126

Cette dernière se trouve bien sûr blottie chez elle, sous surveillance parentale, protection qu’elle sait conforme à la volonté de Dieu.

L’abbé Grimaud met en garde contre les « intrigantes », plus féroces que les coquettes. Tout en jouant comme celles-ci de leurs atours, pareillement dénuées d’esprit et de distinction, elles vivent aux franges de la prostitution. Dans le dialogue que l’abbé construit avec le jeune homme, ce lecteur et personnage mis en scène, celui-ci subit une véritable torture intérieure aux mains de ces femmes vicieuses :

le jeune homme est obligé de supporter le caractère exigeant de personnes [...] (qui) ne peuvent guère étaler autre chose que des appâts physiques, que ne complètent [...] les grâces de l’esprit [...] Elles sont ce que les force d’être leur situation [...] des dépravées. Le jeune homme, qui dans l’amour croyait tenir le bleu du ciel, retombe déçu ; lui qui ne renonce pas si facilement que sa complice à l’idéal, il se sent abaissé dans ces relations honteuses ; il comprend qu’il s’est fourvoyé.

Grimaud, 1932, p. 152-153.

La possibilité d’une rédemption, rappelons-le, fait partie de l’arsenal rhétorique des guides moraux.

Si la coquette est un personnage, la coquetterie et le « désir de plaire », aux yeux de Mgr Tissier, relèvent de la nature féminine dont c’est la « passion dominante » (Tissier, 1920, p. 327)[21]. Au fond, pour les ecclésiastiques, il ne s’agit pas de se prémunir de défauts, mais bien de faire la guerre à une essence fondamentalement immonde, particulièrement fangeuse chez le sexe faible.

Le rapport au monde moderne

Quelle place particulière la vie moderne occupe-t-elle dans les ouvrages à l’étude ? Comment les auteurs considèrent-ils leur époque ? Ce sont surtout les auteurs des guides moraux, soucieux de la formation et de la préservation des jeunes gens de l’élite, qui formulent des diagnostics sur le temps présent. Ces diagnostics, fort sombres, traduisent en partie les buts (avoués ou non) de ces ouvrages et leur projet social sous-jacent.

Aux yeux des prêtres, la jeunesse est en crise. Le père Albert, qui signe la préface de Comment préparer son mariage ?, soutient qu’« aujourd’hui, on sait se préparer à tout, sauf au mariage » (Granger, 1946, p. 10). Les raisons de cet état de choses : le matérialisme règne, la vie familiale périclite. Le livre fera du bien, vu les « erreurs et les préjugés où se débat notre valeureuse jeunesse » (Granger, 1946, p. 11). Dans le même sens, l’éducation « plus libre [...] on devrait écrire trop libre » aurait donné à la question des rapports entre jeunes hommes et jeunes femmes « une acuité particulière » (Honoré, 1939a, p. 7)[22].

Les guides destinés aux jeunes hommes indiquent que ceux-ci, au-delà des lieux communs de la morale catholique (interdiction de la sexualité prénuptiale ; mépris du « monde »), sont menacés par les masses indifférenciées. Par les hordes adeptes de conduites répréhensibles et modernes. Il faut s’en distancer ; c’est l’injonction « ne sois pas comme eux ! » (Honoré, 1939a, p. 61), déjà mentionnée[23]. Mais s’en distinguer permet d’associer domination de soi à domination sociale. Ces « autres » sont par exemple ceux qui se prêtent à « ces expositions insensées de presque tout le corps aux rayons ardents d’un soleil tropical, qui chaque été transforme des milliers de snobs en peuplade du Congo » (Granger, 1939, p. 39). Et comme si la société des loisirs était déjà là en 1939, il y a « ces lunchs multipliés avant de se mettre au lit [...] ces grasses matinées [...] tout ce que le code mondain a pu inventer qui fait qu’aujourd’hui tant de nos jeunes filles arrivent au mariage avec [...] une santé débile » (Granger, 1939, p. 39).

Société de consommation et licence sexuelle vont bras dessus, bras dessous dans cette modernité déchristianisée qui délite tout :

la prudence dans les fréquentations condamne donc ces abus auxquels le monde moderne se livre avec tant d’acharnement. Elle condamne surtout chez la jeune fille, ces fins de semaine avec son ami [...] ces expositions éhontées sur les plages entre différents sexes, en un mot tout ce que le monde d’aujourd’hui, avec son esprit païen, admet sans scrupule dans toutes ses folles aventures et par toutes ses réclames sensationnelles.

Granger, 1939, p. 136.

Encore en 1961, dans l’Éducation familiale de la jeune fille, on peut lire que le « confort moderne » détourne la jeune femme de sa destinée véritable : « la tentation de trouver ce monde trop à son gré [...] et de ne point se résigner à vieillir puis mourir redouble d’intensité. La femme s’évade dans le flirt [...] ou dans la poursuite de salaires transformés en plaisirs souvent dangereux » (Saint-Pierre, 1961, p. 13-14). La frénésie de la mode, au demeurant, affecterait les femmes de toutes les conditions. Derrière les condamnations de la vanité et des mondanités se cache la figure honnie de la foule, antithèse sociale de la distinction. D’après Mgr Tissier,

en notre temps, ce n’est plus seulement la coquetterie des femmes vraiment riches qui se sert de tous ces moyens dispendieux pour corriger [...] la nature trop avare de ses dons. Il y a peu [...] d’employées, d’ouvrières même et de paysannes [...] qui ne rêvent d’une robe tailleur [...] avec [...] des gants qui montent jusqu’à l’aisselle [...] Maintenant que les hauts salaires ont multiplié les femmes qui gagnent, la foule même qui ne fait pas partie des nouveaux riches [...] ne veut que du linge fin et brodé.

Tissier, 1920, p. 65-66.

Une prospérité générale et imaginée, jointe à une consommation irénique, vient effacer les frontières et marqueurs sociaux qui désignaient la « vraie » richesse. Et notre moraliste dit ne pas vouloir suggérer que toutes ces toilettes brillantes aient pu être achetées au moyen d’un « argent équivoque » (Tissier, 1920, p. 66-67). La licence vestimentaire est ici une licence sexuelle vénale.

Les dominants doivent se garder du goût du luxe. L’endettement concomitant risque de défaire l’ordre naturel et souhaitable des inégalités sociales : « il est certain que le luxe effréné [...] conspire à la ruine des meilleures familles ; et cela fait le jeu de ceux qui attendent impatiemment le moment de réduire toute supériorité de naissance à un état de honteuse subordination » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 34). Il existerait même une « conspiration par le luxe » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 34), sans que ces conspirateurs soient nommés.

Assurément, se plaindre des jeunes générations et affirmer que la société est en crise sont des leitmotivs éculés des entrepreneurs de morale. Outre la prétendue vague de matérialisme et de dévergondage mise au pilori par les prêtres, la vie moderne présente des pièges plus subtils. Les associations, souvent patronnées par l’Église elle-même, multiplient les rencontres entre les sexes. Dans un guide destiné aux jeunes filles, on nous présente :

cinq jeunes étudiants des mieux disposés qui se réunissent en cercle d’études et qui se demandent s’ils n’y admettraient pas aussi quelques jeunes filles [...] On aura comme but, d’ailleurs, uniquement de mieux connaître la mentalité féminine sur certaines questions [...] Deux soeurs sont invitées [...] Les commencements furent irréprochables ; mais après quelque temps, la coquetterie s’y mêla [...] Il y eut bientôt un peu de jalousie entre A et B qui se sentaient portés l’un et l’autre vers la plus jeune [...] dès lors l’intérêt pour le cercle d’études fit souvent place aux attraits personnels et disparut même entièrement. Puis, l’aînée des deux soeurs se fiança à un jeune homme étranger au cercle, ce qui rendit les admirateurs qu’elle y avait, ridiculement jaloux. Quant à B [...] il prit goût aux choses sensuelles et s’adonna bien vite au plaisir… Et que de cercles d’études analogues on pourrait citer en témoignage de ce que nous avons dit.

Honoré, 1939b, p. 131-132.

Bref, la coquetterie dissout aussi le lien social. Toutefois, la géhenne du jeune homme, à préserver des foules, c’est la ville moderne où prolifèrent les mauvais partis :

ce ne sont pas [...] les jeunes filles que vous voyez le plus qui vous conviennent le mieux : celles que vous rencontrez à l’atelier, au bureau, au bal [...] Ce sont de petites perruches, babillardes, sans cesse occupées [...] à se lisser les plumes [...] à se lustrer les cheveux dans les tramways avec un luxe de mouvements [...] qui témoigne du vide de leur pensée [...] de telles jeunes filles [...] n’ont que l’apparence d’êtres humains.

Montier, 1932, p. 120.

Que les deux sexes se côtoient dans les transports publics et les lieux de travail suscite des « tentations affreuses » (Grimaud, 1932, p. 146). La plus grande présence des femmes sur le marché du travail a aussi multiplié les chances que la jeune femme « se vende ». Moins surveillée par l’autorité paternelle, le pas vers le vice pratiqué aux mains d’un « adorateur » est aisément franchi. La raison de tout cela ? Se procurer de « belles toilettes » (Honoré, 1939b, p. 138-139), bien entendu.

Définir l’indéfinissable : distinction et déréalisation des rapports sociaux

Le je-ne-sais-quoi qui fait la distinction et les idéaux quant à la « bonne société » ont clairement partie liée aux stratégies et habitus que Bourdieu a attribués à la bourgeoisie dans La distinction. Cette distinction, à la fois indéfinissable et apparemment « naturelle », donc neutre, s’avère bel et bien une attitude de classe (Bourdieu). Le matériel étudié ajoute à cela une fonction de neutralisation des conflits sociaux, alors que cette littérature semble au premier abord destinée explicitement à l’intériorisation de normes par le sujet. Le mélange d’ingénuité, d’idéal et de rêverie de ce matériel ne peut être compris qu’en ce sens : maîtrise de soi, maîtrise du jeu social. Aussi, pour John F. Kasson, la littérature de savoir-vivre américaine du 19e siècle, « révélatrice [...] par sa manière même de réprimer les tensions sociales ou de les ignorer mielleusement », refilait en quelque sorte à l’individu le fardeau des angoisses et des inégalités sociales (Kasson, 1993, p. 9 et 83). Le corpus étudié trahit ce phénomène de transfert des stress sociaux vers l’autocontrainte, formidable outil de contrôle social.

Il y a des passages on ne peut plus crus quant aux rapports entre distinction et classes sociales. En 1898, le Guide des amoureux et des gens du monde stipule que l’étiquette est « une loi [...] formulée par [...] (les) classes les plus raffinées pour [...] se garantir contre l’intrusion de gens vulgaires » (s.a., Guide des amoureux et des gens du monde, 1898, p. 78). En revanche, c’est au moment de définir la distinction que les manuels d’étiquette s’avèrent à la fois les moins clairs et les plus significatifs. L’indéfini irait de pair avec l’inaccessible. Si Mme Marc Sauvalle prétend que toutes les classes sociales présentent des gens distingués, ses indicateurs de distinction sont difficilement le partage de tous : « l’aménité des manières, la grâce et la finesse de l’esprit, le goût sûr, le tact parfait, la dignité sans raideur » (Sauvalle, 1907, p. 277). La classe, transposée sur le plan symbolique du bien agir, est quelque chose d’élusif, d’insaisissable.

Simultanément, la distinction serait fortement innée, naturelle, ce qui ajoute à son caractère rare et inaccessible. En matière d’élégance, c’est bien la « manière » qui importe : « rien ne sert d’être habillé par un grand tailleur, si l’on est gauche, lourd, épais d’esprit et de corps [...] Le vêtement n’est rien, s’il n’y a pas la manière de le porter. Il faut que l’élégance soit de nature, et non achetée » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 109). Par malheur, l’élégance semble avoir été ravie par des acteurs sociaux inappropriés, « grands couturiers » et « grandes actrices ». Heureusement, il y a « des femmes du monde qui sans suivre de près la mode, montraient infiniment de goût et d’élégance, parce qu’elles avaient de la race et fort grand air » (Un groupe de personnalités du monde, 1929, p. 110). L’élite racée est ancienne. Ce poids des hiérarchies passées, à reconduire pour le temps présent, se double d’un naturel que l’on voudrait imperméable aux bouleversements sociaux.

Ailleurs, lorsque les vertus associées à la politesse et à la bienséance sont précisées, des valeurs comme la bonté, la charité, les beaux sentiments (La Société trifluvienne de bienséances, s.d., p. 4), la bienveillance (Rouleau, 1899, p. 5)[24], la délicatesse (Sauvalle, 1907, p. 245-246, 276-277) et autres mièvreries de la même eau se succèdent. Nécessairement mises en oeuvre dans un rapport aux autres, ce sont des outils de neutralisation des conflits interpersonnels et, partant, des conflits sociaux. L’ingénuité doucereuse de ces passages frappe par sa déréalisation des rapports sociaux :

l’homme poli est bon, aimable pour tous ; il n’embarrasse personne, il met tout le monde à l’aise, laisse la liberté à chacun. Il ne s’offense de rien, pas même de la contradiction. La politesse comprend la morale, les bienséances, l’honnêteté, la civilité, toutes les douces vertus qui forment les liens les plus puissants d’une société civilisée.[25]

Rouleau, 1899, p. 6-7.

En somme, l’individu poli est bien poli, sans aspérités. En matière de conversation, pas de débats orageux, ni de « question religieuse ou politique sur laquelle les visiteurs ne s’accordent pas » (Rouleau, 1899, p. 20-21)[26]. Cette bienveillance qui, du même souffle, distingue l’honnête homme et évacue le conflit se retrouve dans les guides destinés aux jeunes gens :

à l’instruction, à la connaissance de ses devoirs, doivent se joindre la vertu et l’éducation. C’est elle [...] qui s’empare du sentiment et nous apprend à sentir ce qui convient [...] ce qui est distingué, ce qui nous harmonise avec nous-mêmes et avec les autres [...] Elle s’adresse à l’esprit et lui enseigne [...] qu’il y a [...] des pensées hautes de convenance [...] celles qui sont bienveillantes et bienfaisantes.

Granger, 1939, p. 43-44.

Nous avons cherché à montrer les liens qu’entretiennent la classe, comme statut, et la « classe », comme agir distingué dans le champ symbolique, dans des guides moraux et manuels de bienséance en circulation au Québec durant les premières décennies du 20e siècle. Les implications de cette problématique quant au genre ont aussi retenu notre attention. Bien que voués à l’intégration de normes comportementales par leurs lecteurs et lectrices, qu’il s’agit de préserver de chutes morales ou d’une perte d’honorabilité, ces ouvrages ont une signification sociologique et historique plus vaste. La fuite en avant vers une distinction inatteignable, tout comme la figure récurrente du parvenu, aurait quelque chose à voir avec l’évolution des structures sociales durant cette période, alors que les frontières matérielles et symboliques des hiérarchies paraissent menacées par la démocratie, la mobilité sociale et la consommation de masse.

Manuels d’étiquette et guides moraux traduisent bel et bien une réaction, au sens politique du terme. La volonté de distanciation élitaire y prend différentes formes, que ce soit par des injonctions claires quant au dégoût des mésalliances, des coquettes écervelées, des hordes urbaines ou par des définitions vaseuses mais bienveillantes de la politesse. Politesse qui sert avant tout à préserver une certaine paix et, de ce fait, un certain ordre social. La persistance, dans leurs grandes lignes, d’injonctions nées avec la transition au capitalisme et le développement de la démocratie au 19e siècle est remarquable[27]. Le processus d’« informalisation » identifié par Cas Wouters n’est pas apparent au Québec durant l’époque considérée.

Par quoi ce type de littérature normative a-t-il été remplacé, même si les manuels d’étiquette n’ont pas complètement disparu ? Qu’est-ce que cette éventuelle transformation pourrait traduire en regard d’une question historique de grande ampleur, celle de l’évolution du sujet en tant que catégorie sociale fondamentale dans les sociétés libérales avancées ? Nous nous limiterons ici à un très court essai[28].

Une visite dans une librairie commerciale permet de constater à quel point les ouvrages de « croissance personnelle » représentent une véritable industrie. Des titres comme Le pouvoir du moment présent ou Être enfin soi-même : guide d’auto-coaching et d’éveil s’offrent en très grand nombre. On ne trouve plus l’équivalent des guides moraux, probablement remplacés par cette industrie massive de la pop psycho et, ajouterions-nous, de la pop mystico.

La forme ancienne d’être au monde et d’accomplissement du sujet passait par l’adhésion et le « formatage » de l’individu en regard d’institutions et de structures qui lui étaient extérieures : famille, église, école, entreprise, système politique, rites de tous ordres. L’intériorisation de normes prescrites et la maîtrise de soi remplissaient des fonctions sociales assez bien définies. La forme ancienne de cet être au monde était particulièrement totalisante dans le cas des jeunes femmes. Elle impliquait pour elles, d’abord, une répression de penchants dits naturels à la frivolité, à l’insignifiance et au vice. Une fois ce vide intérieur nettoyé au lance-flamme catholique, la réalisation de la jeune fille s’accomplissait par sa mise en service auprès d’autres acteurs sociaux (époux, enfants, famille, Église). Son existence comme sujet imposait une non-existence, une non-présence à soi. Du moins, c’était ce que plusieurs membres de l’élite patriarcale souhaitaient.

La notion de « droits de l’individu » (pour les mâles) n’était pas absente de cette ancienne forme de subjectivité, en régime libéral classique. Mais les droits alors accessibles avaient une forme proprement institutionnelle : droit d’entreprendre, sur le marché capitaliste ; droit à un procès juste, dans l’appareil judiciaire ; droit de vote, dans le système politique. Ces droits formels ne veillaient pas, on le sait, à combattre les inégalités de race, de sexe et de condition sociale. Au contraire, ces institutions étaient lourdement marquées, dans leur fonctionnement, par la présence de préjugés sexués, raciaux et élitistes.

Évidemment, le mode institutionnel de réalisation individuelle n’a pas disparu. Mais certaines inflexions majeures méritent d’être notées. Le passage à la réalisation de soi « pour soi » en est une. Un livre de croissance personnelle pourra ainsi proposer, contre le sentiment « de vide intérieur », de « devenir Soi, c’est-à-dire un être unique et accompli à tous les niveaux » (Sergi, 2011, 4e de couverture). Dans cette littérature, le sujet contient en lui-même la possibilité de sa construction. Il s’agit d’en libérer les forces et le « potentiel » et non de faire la guerre à une nature dépravée. Et son accomplissement privilégie la quête du bonheur et la réalisation des rêves, états on ne peut plus subjectifs. Plus globalement, les valeurs contemporaines du respect des différences et des droits individuels ont aussi fait reculer l’ancienne morale et l’ancienne politesse tout axées sur la conformité du sujet à des structures et institutions qui étaient des données, sur lesquelles il ou elle avait très peu de prise.

Il ne faudrait pas non plus négliger un aspect crucial de la manière d’être soi, de s’auto-réaliser à l’heure actuelle, soit le consumérisme (Horowitz, 1985, p. xxvii)[29]. Les sociétés qui précèdent la mise en place progressive de l’État-providence connaissent une indigence et une précarité assez étendues. Le niveau de vie contemporain n’a rien à voir avec cette expérience historique, même si les inégalités sociales se creusent à nouveau et même si la pauvreté d’une frange non négligeable de la population constitue un problème politique irrésolu.

Le devoir-être s’affiche de manière moins crue. Toutefois, médias et publicité contiennent toujours, c’est l’évidence, des prescriptions qui façonnent le jeune homme ou la jeune femme comme idéal, comme type. Les magazines de mode et la littérature pour mâles branchés en témoignent éloquemment[30].

Les pratiques contemporaines relatives à l’être, que l’on veut libéré, épanoui et respecté dans sa différence, remplissent peut-être, au fond, une des fonctions sociologiques latentes des guides moraux et manuels d’étiquette d’autrefois et cela de manière tout aussi efficace : masquer et désamorcer la problématique fondamentale des inégalités. D’autres modes de régulation sociale, axés sur l’individualisation et la psychologisation des conflits sociaux, agiraient dans le même sens[31]. On pourra conclure avec Bourdieu non pas à une libération, ce qui serait naïf, mais bien à un changement qualitatif des rapports de pouvoir. Ainsi les « transformations du mode de domination qui, substituant la séduction à la répression, les relations publiques à la force publique, la publicité à l’autorité, la manière douce à la manière forte, attend l’intégration symbolique des classes dominées de l’imposition des besoins plus que de l’inculcation des normes » (Bourdieu, 1979, p. 172).