Corps de l’article

Je remercie la direction de Recherches sociographiques de m’avoir invitée à discuter d’un ouvrage important qui soulève de multiples questions et se situe au carrefour de plusieurs champs de la discipline sociologique, bref qui constitue un excellent déclencheur[1]. Le Québec a été en quelque sorte absent des débats sur l’éthique du travail, sauf pour ce qui est de certaines catégories sociodémographiques, si bien que cet ouvrage est une première. Mon commentaire suivra pas à pas la démarche des auteurs, mais aussi débordera sur les champs adjacents à l’objet de l’ouvrage, car l’éthique du travail renvoie à l’histoire et à la nature des études en la matière, cette question ayant été largement discutée, de même qu’au nouveau modèle productif (NMP), et finalement à l’histoire de la sociologie du travail. Transversalement, plusieurs questions méthodologiques seront soulevées, lesquelles prennent énormément d’importance dans ce genre de recherches.

L’objectif de l’ouvrage et ses prolégomènes

Les auteurs font référence aux changements socioculturels intervenus à l’égard du travail et de l’emploi en les mettant en rapport avec les mutations incontestables, pouvant cependant être diversement analysées, du marché du travail. Y a-t-il adaptation du marché du travail à de nouvelles cultures socioprofessionnelles ? Ou de nouvelles cultures socioprofessionnelles se sont-elles créées en fonction des changements intervenus sur le marché du travail ? À partir de la notion de « nouveau modèle productif », les auteurs entendent saisir ces nouveaux ethos du travail, se basant sur une enquête quantitative (1000 individus) suivie d’une enquête qualitative (52 entrevues). A priori, une telle méthodologie diversifiée retient l’intérêt, puisque les rapports au travail et à l’emploi sont difficilement appréhendables à partir de seuls sondages. Bien entendu, il n’y a aucune comparaison possible avec des enquêtes similaires au Québec, ni avec les enquêtes similaires effectuées couramment en d’autres terres (Bryson, 2010).

Cette démarche de recherche s’appuie sur un postulat. Le NMP est une variable parmi trois qui explique les résultats de l’enquête, laquelle aboutit à la définition de six ethos du travail.

Qu’en est-il des (ou du) nouveaux modèles productifs ?

Les trois premiers chapitres posent la question de recherche : « repérer, décrire et analyser » (p. 3) les nouvelles configurations culturelles à l’égard du travail et de l’emploi qui définissent les actifs (chômeurs inclus bien sûr). Trois indicateurs sont retenus : la centralité du travail, la signification du travail, l’attitude vis-à-vis les normes managériales modernes. Les deux premiers critères retenus vont de soi et ont fait partie de tous les sondages en la matière. Le troisième critère ne laisse pas d’étonner, puisqu’il s’agit de définir les types d’ethos du travail en mesurant l’adhésion des individus aux nouvelles normes managériales.

Ce critère est extrêmement discutable. D’une part, pourquoi accorderait-on aux employeurs, qui configurent le marché du travail, une présomption de « rationalité », contrairement à d’autres ensembles de normes, par exemple des normes syndicales, environnementales ou à portée sociale plus générale ? D’autre part, les chapitres deux et trois, conçus pour définir le dit nouveau modèle productif, sont construits essentiellement à partir d’une documentation secondaire d’inspiration ou de provenance gestionnaire. En un sens on est en face d’un processus de naturalisation de ce qui n’est qu’une façon de voir la situation. Les auteurs, certes, rappellent la croissance du travail atypique en mentionnant que l’atypie est souvent un choix, et appuient leur analyse des mutations de l’emploi par des données (p. 53) sur l’évolution de la répartition de la main-d’oeuvre par secteurs d’activité. Or, les catégories socioprofessionnelles (CSP) seraient tout aussi importantes à considérer, car rien n’indique que la main-d’oeuvre ne soit pas encore en majorité une main-d’oeuvre d’exécution. L’évolution des salariés/secteurs d’activité ne permet guère de conclure sur les CSP.

Le NMP est un terme polysémique, recouvrant parfois des formes empiriques d’organisation du travail, parfois un paradigme organisationnel, voire un idéal-type gestionnaire (Rot, 2001)... et parfois tout cela, ce qui semble la position des auteurs. La description est sommaire et ne fait aucun droit à la littérature critique. Il est de notoriété commune que les années 1980 et 1990 ont entraîné une agitation gestionnaire sans mesure, en raison des mauvais résultats des enquêtes sur l’éthique du travail (Barbash, 1983 ; Richardson, 1973 ; Edwards, 1994 ; Bélanger, 2010 ; Lincoln et Kalleberg, 1990) et de la préoccupation des gestionnaires et des gouvernements de rendre les salariés plus vaillants au travail. Aux changements technologiques qui avaient pour conséquence d’intensifier le travail se sont ajoutés une panoplie d’efforts de nature psychosociale (certains diraient « culturelle »). Étant, pendant la plus grande partie de cette période, sociologue à l’emploi d’une centrale syndicale majoritairement ouvrière et ayant effectué de nombreux terrains, j’étais aux premières loges et j’ai tout vu, jusqu’à plus soif. Dans le désordre : des tests de personnalité afin que les membres des groupes naturels de travail apprennent à se connaître et à s’accepter (ils étaient classés par couleurs, par animaux, par personnages de bandes dessinées) ; des groupes de résolution de problèmes mixtes (salariés, ingénieurs, cadres... voire consultants) pour discuter comment travailler mieux et gagner du temps ; l’abolition de privilèges assez anodins pour les cadres (parkings ou cafétérias séparés) ; la rédaction et la distribution de missions d’entreprises, étalées sans gêne sur les murs à côté des slogans importés par les consultants retenus (par exemple « Bien le faire la première fois »), qui ont déferlé dans les paysages usiniers et autres ; la mise sur pied de partenariats patronaux-syndicaux fictifs pour réorganiser le travail (Gagnon, 1998) ; des ouvriers qui se filmaient mutuellement pour déterminer la « meilleure » façon de travailler (Gagnon, 1997). Ce fut l’ère des gourous (Huczinsky, 1993), chargés de changer la culture d’entreprise, ce qui pour un sociologue était une prétention étonnante. Le NMP fut un vaste champ d’exploration dont les sujets étaient les salariés, souvent séduits, parfois sceptiques[2].

Sur la base de mes expériences de terrain (recherches formatées) et de mon immersion naturelle dans les milieux syndicaux concernés, j’ai retenu quelques constats opiniâtres. D’une part, les différents modes de gestion de la main-d’oeuvre (à partir du taylorisme en passant par les relations humaines, les néo-relations humaines et les méthodes d’intervention sur les subjectivités) se superposent et ne se succèdent pas (Gagnon, 1996a, 1996b). D’autre part, j’ai assisté à des processus variés et imaginatifs de diversification des statuts d’emploi, qui servent actuellement de fondement à de nouvelles demandes patronales pour enlever le peu qu’ils ont aux salariés des segments de la main-d’oeuvre précaire, quand ce n’est pas aux futurs nouveaux qui piétinent à la porte pour être embauchés. On peut penser, en considérant la réalité des tables de négociation, que le NMP et ses avantages, par ailleurs contestables, seraient plutôt l’apanage des portions centrales de la main-d’oeuvre, à l’échelle du marché du travail comme à celle des entreprises. Enfin, l’intensification du travail, qui ne semble pas apparaître sur l’écran-radar, est un des faits les mieux établis de la sociologie du travail récente (Askénazy, 2008) et l’intensification ne fait pas de quartier, tous en sont affectés. Les milieux de travail doivent être des ruches bourdonnantes, si bien que les lésions professionnelles musculosquelettiques déclarées comptent pour le tiers de l’ensemble des lésions (CSST-IRSST, 2011), sans parler du stress et de l’épuisement professionnel.

Somme toute, la nouveauté du NMP ne reposerait-elle pas, dans une mesure à déterminer, sur les faits que l’on choisit de décrire, qui ne sont cependant pas toujours nouveaux, comme nous l’enseigne l’histoire de la pensée et de la pratique gestionnaires (Lagacé, 2007[3]) ?

Les populations échantillonnées

J’éprouve un peu de nostalgie en pensant aux grandes enquêtes effectuées auprès de catégories socioprofessionnelles distinctes, voire des catégories de chômeurs, et qui ont été pour moi le meilleur de la sociologie du travail (Goldthorpe, 1972 ; Schnapper, 1981 ; Sainsaulieu, 1977 ; Lockwood, 1989 ; Kocka, 1980). Mais on ne saurait blâmer des chercheurs de viser haut et grand, d’autant plus que l’éthique du travail, si elle demeure une préoccupation patronale, est un sujet de réflexion sociologique important. Après avoir lu l’ouvrage, je suis revenue aux aspects méthodologiques et aux tableaux fournis en annexe. Les auteurs affirment avoir construit un échantillon représentatif de l’ensemble de la population québécoise (1000 personnes) « de 18 ans et plus et n’étudiant pas à temps plein » (p. 23). Les variables retenues pour vérifier la représentativité étaient : la région, l’âge, le sexe et le niveau de scolarité (p. 25, note 14). C’est dire que les auteurs n’ont pas pondéré selon les secteurs et les catégories socioprofessionnelles (CSP). Transportons-nous donc à l’annexe 3.3 où est décrit l’échantillon à travers les catégories d’ethos, et nous constatons certaines incongruités. Ne mentionnons que celles-ci :

  • la non-représentativité des différentes CSP : 8,5 % des répondants sont des chefs d’entreprise alors qu’ils ne comptent que pour 0,5 % de la main-d’oeuvre active réelle ;

  • les travailleurs des services, des bureaux et de la vente comptent pour 19 % de l’échantillon alors qu’ils forment le tiers des effectifs de la main-d’oeuvre active ;

  • les travailleurs manuels ne font que 11,4 % de l’échantillon[4].

  • Il convient de mentionner aussi la surreprésentation des plus hauts scolarisés (universitaires) (40 %).

Dans une enquête de type universel sur l’éthique du travail, il aurait fallu pondérer l’échantillon relativement aux attributs qui sont les plus en lien avec le travail et les aspirations professionnelles. C’est donc ici un biais majeur, qu’il aurait fallu mentionner et discuter[5][6].

Qu’en est-il maintenant de l’échantillon de 52 personnes recrutées de façon indépendante du premier et qui a été constitué de façon « raisonnée » (p. 26) ? Le recrutement est un peu nébuleux : « des gestionnaires, de l’affichage public, une chambre de commerce, des centres locaux d’emploi, des entreprises... » (p. 26, note de bas de page 17). Passons outre. Ici, contrairement à leur silence sur la non-représentativité du premier échantillon, les auteurs disent avoir suréchantillonné cinq catégories « compte tenu de leur poids démographique important ou de leurs caractéristiques particulières » (la lectrice n’en saura pas davantage). Transportons-nous à nouveau vers le tableau pertinent (annexe 1). Voici ce que nous y découvrons :

  • les chefs d’entreprise, les cadres supérieurs et les « professionnels » comptent pour 15,6 % des répondants ;

  • les employés de bureau, les employés de service, les travailleurs de métier et les travailleurs manuels sont non seulement mis dans un seul groupe mais encore comptent pour seulement 12 % des répondants ;

  • les autonomes (des hommes ici détiennent la majorité alors que la réalité statistique est inverse) et les contractuels sont mis ensemble et comptent pour 33,1 % des répondants... mais on ne sait pas ce qu’ils font comme métier, le statut d’emploi prenant ainsi une valeur statistique mystérieuse.

En se reportant aux chapitres six et sept dans lesquels plusieurs répondants de l’enquête qualitative sont cités, on a aussi l’impression d’un certain fouillis conceptuel en matière de CSP. Point n’est besoin d’être sociologue pour savoir que, dans le déferlement des réorganisations du travail et de l’attention portée à la subjectivité salariée, il est intervenu un phénomène d’ennoblissement généralisé des titres d’emploi : les ouvriers sont devenus techniciens ou opérateurs, les employés de bureau sont également devenus des techniciens ou des agents de..., les ouvriers des chaînes de montage sont devenus des techniciens de montage... et les « associés » pullulent symboliquement dans de nombreux milieux de travail. On trouvera en note de bas de page les CSP de quelques-unes des 34 personnes citées qui m’ont semblé les plus... mystérieuses, à tout le moins difficilement identifiables en matière de type de travail[7]. Somme toute, ce second échantillon laisse perplexe per se mais aussi par les titres de CSP utilisés par les auteurs aux fins de citations.

Pour finir sur le sujet des populations enquêtées, je note l’absence de certaines variables habituellement prises en considération dans les enquêtes sur le travail : secteur privé/secteur public, syndiqué/non-syndiqué. Le secteur de l’économie sociale, sans doute présent parmi les répondants, n’a pas non plus été identifié, alors qu’il est un secteur-refuge des générations X et Y.

De quelques choix méthodologiques discutables

Je mentionnerai quatre choix méthodologiques discutables. En premier lieu, s’il est compréhensible que les auteurs d’articles publiés dans des revues scientifiques ne mettent pas en annexe leurs outils (questionnaires et guides d’entrevue), cela se comprend moins dans un ouvrage qui fait 290 pages. L’ordre et le libellé des questions sont importants, de même que les choix de réponses proposés. Les auteurs ont toutefois émaillé leur texte de quelques questions, voire de choix de réponses, soit dans le corps du texte soit en notes de bas de page (chapitres quatre et cinq), dans le désordre en fait. Il est donc impossible d’appréhender l’ensemble des outils d’enquête.

En deuxième lieu, la prédominance de l’enquête quantitative sur l’enquête qualitative peut être discutée. En effet, dans le cadre d’une enquête (les ethos du travail) qui va au-devant de la subjectivité des répondants, de leurs biographies, de leurs trajectoires professionnelles et de leurs conditions de travail (matérielles et autres), il m’aurait semblé plus heuristique de procéder d’abord à l’enquête qualitative, après quoi les chercheurs auraient procédé aux analyses idoines, sur lesquelles fonder l’enquête quantitative (le sondage). Mercure et Vultur n’ont pas fait ce choix, si bien que leur enquête est subordonnée au sondage, lequel présente des déficits de représentativité et de nature (accès à la subjectivité).

En troisième lieu, la décision des auteurs de placer l’adhésion aux normes managériales comme critère « positif » dans la construction des catégories d’ethos me semblait contestable au départ, comme mentionné ci-dessus. Mais j’en ai été doublement convaincue à la lecture des questions construisant cet indicateur. Quelques-unes de ces questions (items Likert) peuvent vraisemblablement être adaptées à des répondants de CSP privilégiées, et je n’en suis même pas sûre, mais elles constituent en plus une sorte de caricature hyperbolique des discours patronaux, lesquels sont plus réservés. Ainsi de :

  • « Je me sens moralement engagé à accroître l’efficacité de l’entreprise pour laquelle je travaille »[8] (engagement envers l’employeur)[9] ;

  • « J’accepterais volontiers d’accomplir de nouvelles tâches si cela m’était demandé, et ce, même si ces nouvelles tâches étaient peu liées à mon domaine de formation ou à mes expériences antérieures » (flexibilité fonctionnelle)[10] ;

  • « J’accepterais volontiers que ma rémunération soit liée à mon rendement au travail » (flexibilité salariale)[11] ;

  • « Il devrait être de ma responsabilité et non de celle de mon employeur d’assurer la sécurité de mon emploi et de mon avenir professionnel » (flexibilité numérique et prise de sa sécurité d’emploi selon la logique de l’employabilité)[12] ;

  • « J’accepterais volontiers de travailler en dehors de mes heures normales de travail sans rémunération supplémentaire si cela était nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise pour laquelle je travaille » (disponibilité)[13] ;

  • « J’accepterais volontiers d’investir temps et argent pour maintenir mes compétences à jour, même si cela devait se faire en dehors de mes heures de travail et sans le soutien financier de mon employeur » (formation)[14].

Ces questions ont beau revêtir un caractère un peu surréaliste pour une bonne proportion de la main-d’oeuvre, voire constituer une représentation de la servitude volontaire, elles présentent toujours la norme managériale de façon positive. Les répondants auraient l’air de fieffés paresseux s’ils n’étaient pas d’accord, et personne ne veut être présenté comme tel[15]. Des questions plus neutres, et plus adaptées à l’ensemble de la main-d’oeuvre auraient sans doute entraîné des réponses différentes, davantage dégagées d’un postulat d’intériorisation des uniques normes managériales[16].

En quatrième et dernier lieu, le manque de souplesse des choix de réponse dans le volet quantitatif, aurait dû amener à la formulation de questions plus « universelles », si telle chose est possible, couvrant tant les « métiers modestes » que les « professions prétentieuses » (Hugues, 1996). Mais c’est la rançon de la méthode des sondages. Ainsi, les questions visant la centralité du travail reprennent des catégories éprouvées (travail, famille, amis/loisirs, engagements...) (chapitre quatre, p. 59 à 61). Le travail ressort bon premier mais lorsque les choix de réponses indiquent « valeur la plus importante », « parmi les valeurs les plus importantes », « plus ou moins importantes », « parmi les moins importantes » certains choix de réponses ne sont pas nécessairement très significatifs... encore ici rançon de la méthode utilisée. Le travail, qu’il soit adoré ou détesté, est quand même la seule source de revenu pour les actifs, et personne ne saurait le balayer du revers de la main.

Les ethos du travail

L’ambition de cet ouvrage (très clairement exprimée en quatrième de couverture) est de lever le secret sur les différents ethos du travail auxquels adhère la population active québécoise. Je ne peux que témoigner du respect pour cette ambition de même que pour les efforts d’analyse consentis dans la deuxième partie et surtout dans la troisième partie de l’ouvrage. On ne saurait reprocher aux auteurs de ne pas avoir rappelé régulièrement que les conditions objectives de travail de chacun jouent un rôle déterminant dans leur adhésion à tel ou tel ethos. Mais pour eux, l’essentiel n’est pas là. Leur contribution concerne les valeurs et les croyances. Ils ne font jamais mention par ailleurs des faiblesses ou des limites de leur travail, ils ne justifient pas des choix méthodologiques déterminants, ils ne s’avisent pas que leur vision du NMP est teintée de normativité. Les conclusions revêtent un caractère péremptoire étonnant dans le cadre d’un ouvrage de sociologie.

La deuxième partie (chapitres cinq à huit) consiste à présenter les six ethos du travail définis selon les trois dimensions nommées ci-dessus (centralité, signification, adhésion aux normes managériales). On passe d’abord par la définition des formes générales d’orientation au travail (FGOT), lesquelles sont ensuite transformées en différents ethos après un travail analytique (cf. synthèse p. 126). Les racines sociologiques de la réflexion s’inscrivent dans les courants de la postmodernité, de la société du savoir et de l’individualisation des destins (envisagée de façon positive) qui entraînent une vision polycentrée des univers de référence. Les enquêtes par CSP et les autres sur l’identification à l’entreprise qui se sont succédé dans le champ sociologique seraient ainsi dépassées, et l’essentiel de la sociologie du travail devrait être laissé en rade. Il s’agit d’un point de vue légitime, mais tout ce qui est différent est-il nouveau, ne pourrait-il pas être une version aux allures novatrices du passé ? Et pourquoi les nouvelles normes managériales sont-elles tenues pour définitions d’un futur inéluctable mais néanmoins prometteur ? Pour renvoyer le passé (l’histoire du travail et la sociologie du travail) aux oubliettes, une démonstration ne serait-elle pas nécessaire ?

L’aspect original de l’ouvrage est en quelque sorte l’importation d’une définition des nouvelles normes managériales comme élément constitutif (pesant pour le tiers) des ethos du travail, ce qui entraîne les auteurs à affirmer que les normes managériales sont largement partagées dans la population (p. 253).

La troisième partie, intitulé « L’ethos du travail à l’aune des nouvelles dynamiques culturelle et structurelle » (chapitres neuf à onze), est concentrée sur la description des différents ethos et laisse dans l’ombre les différenciations entre CSP (elles réapparaissent timidement dans la conclusion). Deux ethos sont essentiellement arrimés aux (nouvelles) pratiques de gestion et au NMP. Dans l’ensemble, ces deux parties sont extrêmement touffues, parsemées de tableaux très détaillés et compliqués, qui incitent à consulter les annexes car l’on s’y perd. À vrai dire, on s’y perd et en même temps il est difficile de ne pas avoir l’impression de lire la même chose car, qu’il s’agisse de la définition des FGOT ou des ethos, les mêmes définitions des valeurs et croyances sont forcément utilisées, et cela qu’on regroupe les catégories ou qu’on les divise.

La conclusion des auteurs est que les adeptes des deux premiers ethos (Égotéliste et Utilitariste) sont à la fine pointe des réalités sociales et économiques (et patronales), que les adeptes des deux ethos intermédiaires (Professionnaliste et Autarcique) font un peu de surplace et sont indécis, et que les deux ethos en baisse (Résigné et Harmoniste) s’inscrivent dans un univers marginal ou dépassé.

Mais à quoi sert la sociologie du travail ?

L’ouvrage de Mercure et Vultur s’inscrit dans le champ de la sociologie de la culture, mais il est adossé à la sociologie du travail, qui en fait est son véritable objet. Et c’est en tant que sociologue du travail que je réagis ici. Je n’ai jamais été très convaincue par les discours intermittents sur la fin du travail ou sur son désenchantement (par exemple : Gorz, 1997 ; Méda, 1997). Bien auparavant, Keynes (1930) prédisait à ses petits-enfants qu’ils n’auraient plus à travailler autant et Léontieff (1977) avait fixé le seuil raisonnable de travail à vingt heures/semaine en raison de l’avancement des technologies. Ces discours ont été cycliques et pour certains suivaient les statistiques du chômage. J’ajouterais que, pour ce qui concerne les derniers participants à la polémique, des intellectuels de gauche, ceux-là semblaient considérer que globalement les emplois manuels ou subalternes en général étaient peu intéressants. Mes années syndicales m’ont convaincue du contraire, soit que la majorité des membres de ces CSP ne détestent pas leur travail. Ce n’est que chez les travailleurs affectés à des chaînes de montage que j’ai appréhendé un dégoût profond pour leur travail. De son côté la sociologie du travail a bien marqué le décalage entre « travail prescrit » et « travail réel », ce dernier lieu de créativité et de transgression.

La sociologie du travail a toujours été un champ conflictuel. Qu’il s’agisse de la sociologie du travail étatsunienne, britannique ou française... jusqu’aux années 1980, elle a été en tension entre la gauche et la droite, tant elle est au centre du conflit de classe fondamental. Son histoire en témoigne, et l’afflux d’argent dont elle a bénéficié en témoigne également (Tanguy, 2008). Cette période est terminée, et loin de moi l’idée de renvoyer d’un côté de l’échiquier politique l’ouvrage de Mercure et Vultur. La réalité ne se présente plus ainsi, ou alors il faudrait la mettre en mots et je n’en ai pas l’intention car je pense qu’il n’y a plus d’objet.

La sociologie est une discipline, non pas une science fondée sur le cumul de connaissances. Elle tient aussi de l’art, soit une création intellectuelle ardue, un art qui rend compte des débats et mouvements sociaux, mais qui tente aussi de les expliquer, et cela sans faire l’impasse sur le passé qui a fondé l’analyse des réalités sociales de même que sur certaines façons de les analyser. L’ouvrage en question s’approprie des réflexions sociologiques antérieures (généralement renvoyées en notes de bas de page) mais l’argumentaire entérine sans discussion les discours patronal et gestionnaire dominants. Les auteurs font l’impasse sur les statistiques incontournables ayant trait à la croissance des inégalités socioéconomiques, à la segmentation du marché du travail, à la faiblesse du mouvement syndical et la faible audience de ce dernier auprès des gouvernements.

Entre employeurs et salariés, il a toujours existé à tout le moins une méfiance partagée, et les salariés naviguent sans fin entre contrainte et consentement. Taylor, qui était ingénieur de métier, avait déjà une véritable pensée psychosociologique sur l’homme-ouvrier. Et tous ceux qui l’ont suivi et qui se sont préoccupés de l’organisation du travail avaient aussi des lectures psychosociologiques de l’homme-ouvrier. Sur un autre registre, Baldamus (1961) a exposé que chaque ouvrier est en négociation permanente « intérieure » avec l’employeur sur la question de l’effort qu’il fournira compte tenu des rétributions qu’on lui accorde. Friedman (1986) a bien décrit ce paradoxe vécu par les employeurs. Ces derniers savent que les salariés travailleraient plus et mieux si on n’était pas toujours en train de les surveiller et si on leur faisait confiance, mais en vertu de ce conflit ontologique, ils n’osent pas faire totalement confiance aux salariés. « Contrôle direct » versus « autonomie responsable », voilà le dilemme patronal qui est d’après moi structurel et pérenne. De tout temps, les gestionnaires ont cherché à tracer un chemin entre le travailleur et la productivité (Zuboff, 1983 ; Deming, 1982). Et bien sûr, à ce conflit latent individuel, s’ajoute virtuellement le conflit collectif, ouvert ou latent (Edwards, 1994).

Mais voilà qu’existent aussi les contraintes, soit un marché du travail segmenté, qui n’assure pas le futur, qui ne permet même pas de s’installer géographiquement pour élever une famille. Et cela concerne les détenteurs de doctorat comme les détenteurs d’un diplôme de l’enseignement collégial et comme les sous-scolarisés. Des travailleurs aux destins nomades malgré eux, qui calculent les années qui leur permettraient d’avoir accès à une certaine sécurité. Sécurité maintenant décrite par certains discours comme du pantouflage.

Ce que j’ai le plus retenu de la sociologie du travail, c’est que la satisfaction au travail, la façon dont on évalue son propre emploi, sont des attitudes et des réactions filtrées par les conditions objectives du marché du travail et du sous-marché (secteur et CSP) dans lesquels les personnes évoluent. Sur ces bases objectives, des trames différentes de destins, d’aspirations... se profilent. Et il est bien difficile d’avoir accès à cette subjectivité. Il est connu que les enquêtes sur la satisfaction au travail sont toujours très positives, mais que les variables prises une à une le sont (beaucoup) moins. De plus, on a tendance à survaloriser les attributs de l’emploi qui nous apparaissent davantage présents et à dévaloriser les attributs qui le sont moins. Comment en effet disqualifier son propre emploi sans se renier soi-même ? Nous sommes en face d’un phénomène d’accommodement, abondamment documenté (Baldamus, 1961 ; Taylor, 1979 ; Gagnon, 1986, 1996a)[17], qui s’alimente aussi au fait que l’existence de classes sociales aux apparences d’étanchéité amène tout un chacun à se comparer à du comparable. Conditions sociales et conditions personnelles se chevauchent.

« Aucun travail n’est complètement intelligible si l’on ne le rapporte pas à la matrice sociale dans laquelle il existe, ou du système social dont il fait partie » (E.C. Hugues, 1996). Voilà qui vaut pour nous tous. La sociologie étant en perte de vitesse par rapport à d’autre disciplines, rendons grâce à l’ouvrage de Mercure et Vultur de raviver un débat important pour la sociologie. Mais leur vision est par trop influencée par les pensées et pratiques gestionnaires, ce que l’on pourrait désigner comme une entreprise de « réenchantement du travail » par analogie contrastée à l’ouvrage de Méda. L’analyse des ethos du travail que contient l’ouvrage de Mercure et Vultur est ambitieuse, mais je souhaite vivement qu’elle soit complétée par des enquêtes qui fassent droit aux différentes CSP et aux différents statuts d’emploi, détachées des normes managériales et plus ancrées dans les normes et valeurs issues du monde salarié. Et pour ce faire, peut-être faut-il reprendre le bâton du pèlerin et aller à la rencontre des personnes concernées, en distinguant leurs conditions objectives de travail et les valeurs développées à la faveur des premières et de leurs passés respectifs.