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Cette anthologie intéressera tout autant les littéraires et les linguistes que les historiens ou les sociologues. Elle restitue l’entière complexité des débats sur la langue au Québec dans leur profondeur historique, grâce à la redécouverte de textes difficilement accessibles ou complètement oubliés[1]. Cellard et Larose (désormais C-L) ont fait oeuvre d’exhumation[2], en montrant comment cheminent les arguments des intellectuels[3].

Les textes retenus condensent des styles différents, relevant du journalisme d’opinion, de l’essai et du discours oratoire. Leur qualité d’écriture s’explique par une exigence initiale : ont été privilégiées les postures originales ou, tout au moins, défendues avec un certain brio (C-L, p. 16).

Le corpus possède une unité qui tient au support de la publication : tous les textes présentés ont paru dans la presse écrite (québécoise et parfois hors du Québec), qu’il s’agisse des quotidiens les plus lus (Le Canada, Le Devoir, La Patrie, Le Soleil, La Presse, etc.), de périodiques au lectorat moins large (L’Ordre, La Nation, Le Courrier de Saint-Hyacinthe, La Revue socialiste), voire, plus rarement, de feuilles quasiment confidentielles (Le Travailleur, L’Autorité).

La densité du premier volume peut être appréciée au regard de son contenu : pas moins de 118 textes (ou extraits de textes), dus à 69 auteurs différents (dont quatre anonymes) : parmi eux, des célébrités (plusieurs textes d’Henri Bourassa, de Lionel Groulx, d’André Laurendeau, d’Alfred DesRochers et de Félix-Antoine Savard), des spécialistes en études littéraires et en linguistique (Camille Roy, Adjutor Rivard, Jean-Marie Laurence, Pierre Daviault, Louis-Alexandre Bélisle), quelques inconnus identifiables (tel Adélard Desjardins) ou restés dans l’anonymat.

Une démarche légitime

Réunir des textes en vue d’une anthologie présente toujours le risque d’un choix sélectif, et donc arbitraire. Les deux éditeurs l’admettent et justifient leur choix : outre la qualité intrinsèque des textes et leur « densité conceptuelle » (p. 16), critères déjà mentionnés, il s’agit le plus souvent de « discours épilinguistiques » (p. 8), se situant hors du champ proprement scientifique. D’autre part, la constitution d’un corpus exclusivement journalistique (bien que certains textes aient eu d’autres fins ou d’autres retombées éditoriales) tient à l’importance avérée de la presse dans l’usage et la diffusion de la langue[4]. Elle permet ainsi de suivre « l’évolution de la question linguistique dans son intrication avec l’esprit du temps, lui-même indissociable d’une rhétorique argumentative marquée par les savoirs et les idéologies de l’époque » (C-L, p. 17).

Le strict respect de l’ordre chronologique de parution permet de saisir les inflexions des discours au « quotidien » (pour reprendre le jeu de mots contenu dans le titre).

Le choix effectué se révèle judicieux, bien qu’on puisse toujours regretter des absences, et notamment l’éventail restreint des jugements sur la langue de visiteurs ou de résidents étrangers (qui se limitent à trois Français : l’académicien Étienne Lamy, l’acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault et le linguiste Jean-Paul Vinay, professeur à l’Université de Montréal).

La méthodologie qui a guidé le dépouillement des sources et l’édition des textes est présentée scrupuleusement (C-L, p. 38-41), ce qui valorise le travail collectif fourni par les animateurs du projet et leurs auxiliaires de recherche.

La teneur culturelle des discours sur la langue

La période traitée dans le premier volume révèle « le parcours sinueux mais […] assez cohérent qu’emprunte la réflexion sur la langue dans la société québécoise » (C-L, p. 20). On peut en dégager les étapes et les enjeux, avec les scansions suivantes : d’abord, la place prépondérante des publicistes au 19e siècle ; ensuite, l’essor de la pensée nationaliste, à partir de la fin de ce même siècle et, de façon concomitante, l’entrée en jeu (et en conflit) des écrivains, en tant que « missionnaires de la langue »[5] ; enfin, l’émergence des spécialistes, en l’occurrence des linguistes attitrés (C-L, p. 19-31).

Du nationalisme en question, C-L retiennent « la teneur essentiellement culturelle […] qui domine le discours sur la langue » (p. 37-38). Ils rappellent les modes – d’abord, culturels – d’institutionnalisation que prennent les discours des élites sur la langue. En 1902, est créée à Québec la Société du parler français, qui organise trois congrès, en 1912, 1937 et 1952[6] : Adjutor Rivard, auteur figurant à travers cinq textes dans l’anthologie, fut le cofondateur et la cheville ouvrière de cette association durant une dizaine d’années. En 1923, Jules Massé (dont un texte est présenté) fonde à Montréal la Société du bon parler français.

Des représentations à géométrie variable

Les voyageurs français, quand ils abordent dans leurs récits la question de la langue au Québec, ne sont à l’abri ni de partis pris initiaux, ni de jugements à l’emporte-pièce, et relatent une expérience partielle, voire biaisée : dans un texte paru dans Le Devoir en 1930, Léon Lorrain, journaliste et professeur de français à l’école des Hautes Études commerciales de l’Université de Montréal, déplore les illusions de « ceux qui vont répétant que nous parlons le français de Louis XIV et ceux qui prennent au sérieux les certificats de bon langage que nous décernent poliment, parfois à leur corps défendant, des Français de passage, après avoir causé une heure avec quelques Canadiens dont ils n’auront connu du reste que le parler du dimanche » (Lorrain, dans C-L, p. 219).

Il faut insister sur le fait que les intellectuels français divergent entre eux sur la qualité de la langue au Québec, ce qui rend leurs appréciations sujettes à caution. Pour prolonger l’anthologie et illustrer deux positions certes relativement marginales, mais qui se situent aux antipodes l’une de l’autre, je mettrai en regard deux citations.

D’un côté, le pamphlétaire J.-E. Vignes donne dans la dérision : « l’accent que [l’Européen] entend est intraduisible, les mots qui sonnent à ses oreilles sont incompréhensibles, où donc est-il ? Quel est le langage qu’il entend ? Est-ce donc là le parler français des Canadiens-Français qu’on lui a tant vanté ? Ne rêve-t-il point ? ». (Vignes, 1909, cité par Bureau, 2004, p. 51.)

De l’autre côté, J.-C. Bracq s’extasie sur « le grand nombre d’anglicismes introduits dans la langue du Canada français, indices de relations importantes, d’échanges de vues, d’idées, d’idéal et de collaboration féconde, dont le résultat final est une meilleure compréhension réciproque ». (Bracq, 1927, p. 126.)

Entre la charge d’un détracteur de passage et la vision irénique de la pénétration de l’anglais par un professeur au Vassar College, il y a un gouffre, qui montre à quel point les jugements portés sur la langue peuvent être subjectifs.

Même un esprit fin et ouvert comme André Breton n’évite pas tout ethnocentrisme quand il visite le Canada en 1944, s’attardant en Gaspésie et découvrant l’île Bonaventure qui le subjugue. Après avoir noté que le Québec a « gardé de la France, non seulement la langue où se sont établis toutes sortes d’anachronismes, mais aussi l’empreinte profonde des moeurs », le poète surréaliste trouve un « aspect sibyllin » à des mots qui sonnent étrangement à ses oreilles, comme ceux de « rouleaux aux bleuets » qui « déguisent simplement la tarte aux myrtilles ». (Breton, 1992, p. 12 et 13.)

La veine métaphorique

Au risque de déplacer la problématique des éditeurs, je voudrais insister sur la teneur métaphorique des discours sélectionnés. L’expression de « douaniers de la langue » offre un bel exemple d’un usage métaphorique contrôlé, en ce sens qu’elle possède une vertu immédiate : l’alliance de mots permet d’exprimer une idée abstraite au moyen d’une image concrète, qui renvoie à une profession exerçant une fonction de contrôle, de sauvegarde de frontières.

On s’attachera à la veine métaphorique de ces discours, la métaphore n’étant pas seulement figure de style ou d’essence littéraire : elle s’immisce dans tous les discours, quels qu’ils soient (Davidet al., 2009, p. 8). Dans les textes de l’anthologie, il est frappant de remarquer combien les discours sélectionnés sont émaillés de diverses sortes de métaphores, qui les structurent et leur confèrent une validité logique. Certes la métaphore est un fait de langage, mais redoublant en quelque sorte cet attribut, elle peut aussi traduire une idée concrète et receler une valeur démonstrative sur la langue même. L’anthologie foisonne d’exemples qui témoignent de cette traduction d’un argument en langage métaphorique, processus qui est à la fois révélateur et générateur d’une suite de contextes énonciatifs.

La métaphore religieuse

Omniprésente, la métaphore religieuse est le leitmotiv d’un grand nombre de discours, y compris chez les laïcs. La langue est un don de Dieu : l’expression imagée de « langues de feu » illustre bien cette donation, puisqu’elle évoque les projections divines qui permettent aux humains de prêcher « en langue » (dans C-L, p. 61, n. 4). Sans le bon vouloir de Dieu, point de langue !

À l’instar de Camille Roy dans sa conférence au deuxième Congrès de la langue française, en 1937, les locuteurs sont assimilés à des « fidèles » : « la question […] de la fidélité à la langue présuppose une autre question, qui est celle de la fidélité à l’esprit qui s’exprime par cette langue » (Roy, 1937, dans C-L, p. 309). À la source il y a donc Dieu et ses apôtres, comme l’atteste Mgr Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve : « La religion est infiniment au-dessus de la langue, et s’il le fallait il faudrait sacrifier celle-ci à celle-là, tout comme Dieu l’emporte sur la patrie, la vie éternelle sur cette vie terrestre » (Villeneuve, 1938, dans C-L, p. 317). Néanmoins, il nuance cette distinction en ajoutant : « il [faut à] la religion une [langue] pour faire entrer dans les oreilles et dans les âmes des croyants ses enseignements : fides ex audita » (ibid., p. 319). La citation de l’Épitre aux Romains de Paul vise à démontrer que la médiation linguistique est cruciale, que sans parole et témoignage, il ne peut y avoir de foi. Villeneuve rétorque aux tenants de l’unilinguisme anglais au sein de l’Église romaine, auxquels il reproche implicitement de « simplifier le problème religieux » sans le résoudre, car « les valeurs spirituelles » s’accommodent mal de « l’uniformité » (ibid., p. 320).

Les clercs sont loin d’être isolés dans ce combat spirituel. Un romancier comme Léo-Paul Desrosiers reprend l’antienne de « la langue gardienne de la foi » (Desrosiers, 1922, dans C-L, p. 202), à l’image de Lionel Groulx, lequel soutient encore en 1945, à travers un raccourci saisissant de sa pensée, que « la langue nationale est le reliquaire de l’âme des ancêtres » (Groulx, dans C-L, p. 351). Homme d’église et de lettres, F.-A. Savard exploite sans relâche une veine spirituelle où cohabitent la foi et la mémoire nationale : « Le seul écrivain qui [l]’intéresse », c’est « l’honnête homme, respectueux de la religion et de la morale, conscient de son devoir de piété à l’égard des siens et de la patrie, bien averti de la haute fonction qu’il exerce dans la cité, résolu de l’accomplir et de son mieux » (Savard, 1955, dans C-L, p. 451). Chez lui, tout particulièrement, c’est à travers le thème de la vocation que littérature et religion se rejoignent : l’écrivain modèle auquel il s’identifie « s’est voué au plus difficile des métiers : celui de dire excellemment les choses. La langue est son instrument : admirable de richesses spirituelles et sensibles, longuement travaillé par les siècles, parfait de finesse et de précision » (ibid., p. 451).

Savard brode d’un texte à l’autre, et sur plusieurs décennies, autour de l’idée d’un patrimoine linguistique dont le peuple est le dépositaire, sous-entendant qu’il revient aux élites la tâche de le protéger : « j’estime que c’est rendre justice aux miens que de proclamer : langue du peuple : trésor où il y a vie, travail, prière, amour. Langue du peuple : registre sacré où l’âme paysanne de chez nous inscrit depuis trois cents ans les merveilles que les yeux ont vues et toutes les oeuvres du coeur et des mains » (Savard, 1939, dans C-L, p. 329).

Mais ce patrimoine est menacé, c’est pourquoi Groulx revient obstinément sur la nécessité de « restaurer […] le prestige de la langue nationale » (Groulx, dans C-L, p. 354). Le risque principal, c’est la contamination de l’anglais, c’est de se « défranciser » (Harvey, 1933, dans C-L, p. 261) : « Nous sommes déjà une race à demi défrancisée », soutient Jean-Charles Harvey (ibid., p. 262). La métaphore religieuse peut ainsi être associée à une métaphore de type physiologique, comme en témoigne l’expression d’« anémie spirituelle » (Harvey, 1933, dans C-L, p. 262).

Discours de l’âme : notion si présente chez Groulx qu’elle donne lieu à une revendication identitaire dont la langue constitue le réceptacle naturel. À la différence d’Harvey, c’est plus la perte de l’identité canadienne que la défrancisation que redoute Groulx[7]. Car ce dernier fait le constat de la déhiscence d’une langue proprement canadienne, symptôme majeur de l’inadéquation des deux âmes, la française et la canadienne : « Nous ne sommes pas une province de la France. L’âme canadienne n’est plus l’âme française. […] Le ’canadianisme’ doit […] avoir droit de cité dans notre vocabulaire » (Groulx, 1906, dans C-L, p. 92-93). Davantage encore que la nation, ou la patrie, ou la culture, ou la matrice politique, c’est donc l’âme qui prévaut, et qui explique ce que l’on pourrait appeler – pour faire image, là encore – la scissiparité entre la France et le Québec, scissiparité linguistique aussi bien, d’où la légitimité organique des canadianismes, pourvu qu’ils soient de bon aloi, autrement dit, qu’ils ne corrompent pas l’âme.

Discours rémanent de la Providence, chez Henri Bourassa et tant d’autres à sa suite : « la Providence a voulu [que les Canadiens français] soient les apôtres de l’Amérique du Nord » (Bourassa, 1910, p. 114). Et la langue de ces apôtres, ce par quoi ils sont apôtres, c’est le français, en vertu de « l’alliance sacrée » de la langue et de la foi. Au-delà même du catholicisme, c’est donc la sphère sacrée qu’il faut défendre, et Bourassa, fervent catholique, exprime cette précellence du sacré, qui n’est pas l’apanage de la religion de ses ancêtres, mais se manifeste en tout peuple vivant. Dès lors, rien d’étonnant à ce que le discours de la Providence se fasse peu à peu consensuel, prône les valeurs de la Confédération. Si, dans un premier temps, Bourassa rappelle la spécificité du Québec[8], c’est pour mieux arguer que « l’union pour la gloire de l’Église universelle » sert in fine « la sécurité de l’Empire britannique »[9].

C’est l’argument incontournable des partisans du fédéralisme pancanadien, qui sous-tend l’idée d’une composante francophone, nécessaire à l’identité canadienne, et que reprend à son compte le député libéral Armand Lavergne : cette composante empêche le Canada de devenir « une pâle imitation des États-Unis », « la langue française étant la meilleure barrière contre l’américanisation » (Lavergne, 1915, dans C-L, p. 151 et 155).

La métaphore esthétique

Camille Roy évoque le mythique « French Canadian patois »[10], auquel il oppose l’existence d’une littérature canadienne digne « d’accroître la gloire extérieure du français » (Roy, 1916, dans C-L, p. 180). À l’instar de Groulx, il met en relief la spécificité de la langue française du Canada, mais sous un jour plus esthétique : « Il est […] désirable que notre langue française du Canada se distingue en certaines formes et en certains tours de la langue de Paris ou de Marseille. Nous avons des archaïsmes charmants qui n’ont plus cours là-bas et qu’il faut garder, précieux comme de vieilles monnaies qui portent encore l’effigie de la France ancienne » (Roy, 1916, dans C-L, p. 182). L’esthète peut être collectionneur, et la comparaison entre la langue et la monnaie renforce ici la métaphore esthétique : c’est l’idée de la littérature comme « joyau » et « trésor » (Roy, 1917, dans C-L, p. 185) de la langue, qui se transmet d’une génération à l’autre, « légende qui remonte aussi haut que l’âme française dans le passé, et qui se prolonge jusqu’à nous » (Roy, 1917, dans C-L, p. 185). Dans cette « littérature [qui devra être] aussi nationale que possible » (Roy, 1916, dans C-L, p. 184), l’impératif esthétique se fait d’autant plus ressentir qu’il s’agit de manier « la plus belle langue du monde » (ibid., p. 184).

L’esthétique nationaliste fait de la littérature le véhicule de la beauté de la langue, tout en intégrant la métaphore religieuse : « faisons [cette littérature] aussi artistique que possible […] faisons-la militante, appliquée à défendre le verbe gardien de la foi, et elle s’érigera jusqu’à la hauteur du plus généreux apostolat » (ibid., p. 184). Car, suivant la conception thomiste de l’art, la beauté émane du sentiment religieux : l’art réside dans l’imitation de la nature, celle-ci étant elle-même émanation de Dieu.

L’académicien Étienne Lamy privilégie lui aussi l’angle esthétique, le français ne pouvant être conquérant qu’en raison des beautés naturelles dont il est doté (voir Lamy, 1912, dans C-L, p. 122-127).

De la métaphore du jardinage à celle de la monnaie

Friand de comparaisons éloquentes, F.-A. Savard ne se cantonne pas au registre religieux. Ses discours regorgent de métaphores qui font référence à la nature ou au jardin : faisant allusion à Rabelais, il se délecte de « tous les produits du plantureux jardin de langue française » (Savard, 1955, dans C-L, p. 454).

Mais cette nature doit être cultivée : de bucolique, la métaphore devient financière ou numismatique quand il s’agit de comparer la langue à un « trésor », analogie récurrente chez lui, où l’on sent l’influence de Bossuet, lequel voyait dans les métaphores « des similitudes abrégées » : « Frottons la pièce [pour mot], vérifions l’aloi ; estimons que c’est relever sa fortune que de retrouver une monnaie qui avait cours aux plus belles époques du pays ancestral » (ibid., p. 456). Le jardinage linguistique n’est donc pas seulement une activité de loisir ; il consiste à faire fructifier ses biens ; il enrichit de mots anciens le nouveau vocabulaire à prescrire, dont est garant le Glossaire du parler français établi en 1930.

La métaphore de la déviance sociale

Cette métaphore revient souvent chez ceux, nombreux, qui déplorent la vulgarité du parler français dans les milieux populaires urbains. F.-A. Savard s’indigne de l’habitude « qui s’étend dans nos villes industrielles surtout, où s’entassent une foule de prolétaires racolés partout. Là sévissent en pleine liberté l’anglicisme américain, et tous les mots charriés pêle-mêle ». S’y ajoute un « je ne sais quoi de relâché dans la tenue, de ramolli dans la prononciation, même de notre bourgeoisie » (Savard, 1955, dans C-L, p. 456 [je souligne]).

Pierre Daviault pourfend « le langage plus ou moins anglicisé […] sorte de parler larvaire […] Ne disposant que d’un vocabulaire envahi par l’anglais déformé, d’une prononciation encanaillée, ce parler ne se rattache plus, quand il atteint le fond de la décomposition, à aucun système linguistique connu » (Daviault, 1954, dans C-L, p. 441-442 [je souligne]). La métaphore de la déviance sociale, de l’encanaillement, rejoint ici symptomatiquement celle de la décomposition biologique.

La métaphore organique

La métaphore organique se décline sous des modalités diverses : elle se rattache à une vision organique – biologique ou physiologique – du fonctionnement de la langue. En scrutant l’avenir de la langue française au Canada, F.-A. Savard emploie l’expression de « fermentation » et se demande si les écrivains pourront « purifier » le style et la « matière linguistique » (Savard, 1955, dans C-L, p. 456).

Apparue dans les années 1910, la notion de « bouches molles » est reprise constamment pour stigmatiser « une élocution molle, dans laquelle des syllabes sont ’mangées’ » (Pierre de Grandpré, 1950, dans C-L, p. 385)[11]. Jean-Marie Laurence s’attaque aux problèmes posés par « la paresse articulatoire » (Laurence, 1943, dans C-L, p. 345) ou « la mollesse de l’articulation » (Laurence, 1957, dans C-L, p. 476[12]).

C’est sans doute François Hertel qui trouve les mots les plus durs pour brocarder ce « vice » que constitue « l’absence d’articulation » dans la « mâchoire canadienne » : « Nous avons la bouche molle […] Ce vice est grave. […] Sans doute, hommes du Nord, nous avons le gosier rude, notre voix est pauvre en harmoniques. […] la pauvreté de l’articulation dépend en définitive tout autant de notre manque de culture que de notre mâchoire nordique » (Hertel, 1941, dans C-L, p. 342-343).

La métaphore spatiale

Le Québécois René Garneau fut l’un des protagonistes, juste après la Seconde Guerre mondiale, de la querelle qui opposa des écrivains français de renom à des auteurs et éditeurs québécois. Ne croyant guère à l’autonomie de la littérature québécoise, il se démarqua en la circonstance de Robert Charbonneau (lequel retraça les faits et en livra une analyse dans le célèbre La France et nous, paru en 1947 dans la maison d’édition qu’il dirigeait, Les Éditions de l’Arbre).

L’anthologie le révèle aussi comme l’un des plus constants manieurs de métaphores sur la langue. Garneau est en effet sensible à ce qu’on nommerait aujourd’hui une « géopolitique » des langues : pour lui, les rapports de force entre les langues et entre les littératures sont comparables aux autres relations internationales – s’inscrivant dans une toujours plus grande « globalisation » des échanges, dirait-on de nos jours. Il note ainsi : « Un groupe intéressant de jeunes écrivains de langue française veut qu’une littérature autonome naisse avec lui. C’est sur le plan littéraire la transposition de la rivalité sur le plan politique entre grandes, petites et moyennes puissances » (Garneau, 1946, dans C-L, p. 367). Il conclut son texte en rappelant – tel un « douanier de la langue » – qu’il existe des frontières, dont la porosité est davantage un leurre qu’un bienfait : « nos écrivains qui regardent vers l’Amérique pourraient peut-être trouver la formule[13] qui leur permettrait de faire américain en français. […] Ceux qui veulent émigrer dans d’autres langues commettraient une trahison subtile qu’il serait difficile de leur pardonner. […] la fuite dans une littérature étrangère ne serait pas autre chose qu’une forme supérieure de démission » (ibid., p. 371-372 [je souligne]).

À cette métaphore spatiale qui se loge au coeur d’un argumentaire sans doute dépassé mais qu’il convient de replacer dans son contexte pour ne pas le caricaturer, s’ajoutent d’autres registres métaphoriques chez Garneau, non moins intéressants. D’abord la métaphore juridique : « L’écrivain est le conservateur aux hypothèques de la langue nationale » (ibid., p. 371). Ensuite, un usage insolite de la métaphore religieuse, qui résonne mal à l’heure des littératures migrantes : « il reste vrai que les écrivains ont au moins le devoir très large du talent et que, comme les évêques au siècle de Louis XIV étaient astreints à la résidence diocésaine, ils sont astreints à celui de la résidence spirituelle » (ibid., p. 372).

Métaphore contre métaphore

Il est révélateur que les oppositions à la métaphore religieuse s’expriment elles aussi en usant de registres métaphoriques divers, voire jouent de la métaphore religieuse pour mieux la critiquer. Comme si l’entrée spirituelle restait un passage obligé. Il faut y voir certainement l’importance des contextes énonciatifs. Paul Ricoeur (1997) souligne cet aspect, ce qui ne l’empêche pas de mettre en avant la fonction cognitive de la métaphore. Il distingue la métaphore « morte », celle qui ne se dit pas, se dissimule, de la métaphore « vive » qui répond à une dynamique sémantique et produit un sens nouveau, lequel relance le sens figuré initial. Elle opère alors une transfiguration du réel, ce qui est le propre de la démarche poétique. Pour Ricoeur, la métaphore n’est pas seulement « transport de sens » (selon l’origine étymologique), elle se situe à « la ligne de fracture des champs sémantiques », expression que l’on pourrait adapter à la situation linguistique du Québec suivant les bornes chronologiques de l’anthologie (entre 1874 et 1957) : le champ sémantique religieux commence à se fissurer, et ce n’est pas un hasard si la plupart des textes contestant les connotations religieuses dominantes s’échelonnent et se développent des années 1930 aux années 1950.

Il existe cependant des exceptions, des « francs-tireurs », comme Asselin, ou comme Turc, alias Victor Barbeau. Ce dernier est sans doute l’un des premiers à rejeter sans ménagement le discours alors convenu d’un Lionel Groulx ou d’un Camille Roy sur le triptyque langue-foi-nation. C’est lui, du reste, qui dénonce les diktats des « douaniers de la langue » (Barbeau, 1919, dans C-L, p. 192), autrement dit les tenants du régionalisme (dont il est l’un des principaux adversaires), qu’il traite de « profiteurs du passé », d’« accapareurs de l’histoire », de « trustards du succès, tous ’persona grata’ dans les maisons d’éducation où leur zèle apostolique vaut son pesant d’or » (ibid., p. 192). Polémiste fougueux et habile, Turc s’en prend à ce qu’il appelle les « torries de la littérature et des arts » (ibid., p. 192), parce qu’ils sont des « cerveaux réfractaires à toute progression et à toute éclosion d’art nouveau », des « chauvins en perpétuelle ébullition provincialiste » qui « excommunie[nt] toute oeuvre qui ne porte pas leur marque de commerce » et « anathématise[nt] les auteurs qui écrivent en français avant d’écrire en ’canayen’» (ibid., p. 192).

Turc détourne la métaphore religieuse pour l’appliquer à un autre domaine, celui des arts (« excommunication », « anathème », « zèle apostolique »). Pour s’opposer au triptyque langue-foi-nation, il recourt lui aussi à la métaphore religieuse, mais d’une manière ironique. Ce qu’il fustige ainsi, c’est le mélange des genres, c’est la collusion de la foi et de l’argent (« profiteurs », « pesant d’or », « marque de commerce »), c’est le nationalisme dès lors qu’il est érigé en critère artistique. Pour lui, « art et patrie n’ont aucune analogie ou parenté » (ibid., p. 193). Il fait feu de tout bois en des termes métaphoriques afin de mieux désarticuler une structure de pensée analogique, qu’il juge dogmatique.

Adélard Desjardins ironise quant à lui sur « l’union hypostatique de la foi et de la langue » (Desjardins, 1934, dans C-L, p. 268).

Même DesRochers s’interroge sur le sens de « [l’] attachement au sol des aïeux » dans « les péroraisons patriotardes » (DesRochers, 1934, dans C-L, p. 281). Il est vrai que cet accent critique s’inscrit dans une profession de foi fédéraliste, pancanadienne, à la manière de Bourassa : « pour les Canadiens francophones, la patrie, jusqu’au 20e siècle à peu près, comprenait tout le continent nord-américain. Il n’y a rien que de purement adventice, on pourrait dire d’administratif, dans notre habitation du Québec plutôt que de l’Ontario. […] À mon sens nous ne pourrions garder nos caractéristiques françaises qu’en restant dans le cadre canadien, en imitant, puisqu’il nous faut imiter toujours, l’exemple flamand [sic]. […] Nous sommes numériquement trop faibles pour maintenir une autonomie francophone en terre d’Amérique. Lâcher la proie pour l’ombre, voilà à quoi aboutirait le séparatisme » (ibid., p. 280-282). De là, sa défense du « canadianisme tout court » et son opposition au « nationalisme à trait d’union », car « l’expression canadien-français est une monstruosité linguistique. […] Nous étions les seuls Canadiens […] notre fameuse élite n’a jamais pu faire autre chose que de la traduction littérale » (ibid., p. 282-283)[14].

Sceptiques face à la consubstantialité présumée de la langue et de la foi, André Laurendeau et l’historien Michel Brunet le sont aussi. Le premier défend une thèse alternative, celle du milieu social, gardien de la foi (Laurendeau, 1953, dans C-L, p. 425). Le second conteste l’usage métaphorique du religieux comme soubassement d’une langue, en avançant un autre principe : il faut selon lui « placer notre catholicisme au-dessus de ces contingences » (Brunet, 1957, dans C-L, p. 487). Il rejette par ailleurs « l’éloquence stérile » (ibid., p. 490) des défenseurs traditionnels du prestige de la langue française.

La métaphore : un travail à même la langue

En reprenant la cinglante expression de « douaniers de la langue » pour le titrage du volume 1 de leur anthologie, C-L nous invitent à saisir toute la portée de la métaphore douanière : la douane à la fois comme contrôle, rétention et perception de droits, qui s’appliquent entre divers champs, apparemment autonomes, mais qui ne le sont pas vraiment, ceux de la langue, de la foi et du gouvernement des corps. Théologie, poétique et politique obéissent à des lois et occupent des espaces propres, mais perméables.

Cette portée de la métaphore, comme travail à même la langue, montre bien, à travers les multiples connotations répertoriées, que la langue n’est pas réductible à sa visée instrumentale, qu’elle n’est pas seulement moyen (d’expression ou de communication) ou réceptacle (de normes ou de novations)[15]. Au cours de son évolution, la langue cristallise un ensemble variable de problèmes nationaux et transnationaux, et en constitue le creuset : c’est l’historicité de la langue même, et non seulement de ses arrière-plans sociétaux, que donnent à comprendre les textes composant l’anthologie.