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Le livre de Micheline Labelle entend analyser le « discours de l’État québécois » sur le racisme et l’antiracisme, de même que les positions de quelques organisations non gouvernementales ou « à vocation générale » (p. 12) et de citoyens qui ont déposé des mémoires lors de la consultation publique de 2006 du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles sur le projet de politique gouvernementale de lutte contre le racisme. L’ouvrage recense de nombreux extraits de ces « discours », essentiellement tirés de politiques publiques et de mémoires, sur des thèmes ciblés : la question de la race et les cibles du racisme, les acteurs racistes, les définitions et causes, les manifestations, les conséquences, l’État et le racisme, les visions de l’antiracisme et les recommandations des organismes non gouvernementaux. L’objectif principal de l’auteure est de « remettre en question le bien-fondé de certaines façons convenues de traiter le problème au Québec » (p. 158).

Malgré un titre et des objectifs fort prometteurs et ambitieux, l’ouvrage comporte d’importantes lacunes et omissions, dont cinq qui m’apparaissent majeures : 1) l’absence de cadre conceptuel ou théorique sur l’analyse des « discours » ; 2) l’ambition de l’ouvrage de couvrir « le discours de l’État » au cours des années 2000, alors qu’il se penche uniquement sur le discours « gouvernemental » récent, au niveau provincial et parfois fédéral ; 3) la problématisation du racisme et de l’antiracisme découlant des rapports sociaux québécois, et la nature descriptive, peu analytique et peu critique de l’ouvrage, notamment à l’égard du discours gouvernemental dans son ensemble ; 4) les étonnantes omissions en ce qui concerne, d’une part, les enjeux proprement québécois, découlant des rapports ethniques et de pouvoirs spécifiques à ce contexte (rapports minoritaires-majoritaires, entre anglophones et francophones, avec les Autochtones, entre minorités ethniques ou religieuses), et, d’autre part, la littérature québécoise spécialisée sur le sujet (le « discours scientifique ») ; 5) l’exclusion des discours racistes eux-mêmes, des discours des intellectuels et des experts, des discours populaires et des discours médiatiques, notamment lors des événements ou débats publics récents qui ont marqué le Québec, dont l’incontournable « crise des accommodements raisonnables », que l’on ne peut écarter de toute réflexion sur le racisme au Québec.

L’ouvrage manque de rigueur au plan conceptuel : il entend analyser des « discours » sur le racisme et l’antiracisme sans définir la perspective adoptée, alors que « l’analyse du discours » est un vaste champ multidisciplinaire et interdisciplinaire (en sociologie, anthropologie, ethnométhodologie, science politique, sciences du langage…), traversé par de nombreuses approches et débats théoriques depuis de nombreuses années (la Critical Discourse Analysis de Fairclough, la théorie du discours de Foucault, l’éthique du discours d’Habermas, etc.). Par ailleurs, l’ouvrage a l’ambition de couvrir le discours de « l’État québécois », alors que l’État concerne autant les paliers municipaux que provinciaux, autant les pouvoirs exécutif, législatif que judiciaire, et l’ensemble des institutions publiques financées par les fonds publics (budgets votés à l’Assemblée nationale). Or, seul le discours « gouvernemental » et normatif, appréhendé à travers quelques politiques publiques provinciales récentes, est examiné comme « discours de l’État » par l’auteure, laissant de côté le discours des élus, le discours prescriptif et normatif de la sphère juridique (celui de la Commission des droits de la personne est posé en opposition au « discours de l’État »), ceux des municipalités ou ceux d’agents oeuvrant dans différents secteurs de l’État, en particulier en éducation et en santé et services sociaux. On peut dès lors s’interroger sur le choix des ministères et institutions, des ONG et des citoyens sélectionnés, mais puisque la justification des critères de sélection n’est pas clairement expliquée, on ne comprend pas pourquoi avoir choisi ces organismes et citoyens en particulier. Pourquoi avoir exclu le ministère de l’Éducation et celui de la Santé et des Services sociaux, qui ont adopté plusieurs politiques touchant directement ou indirectement le racisme et l’antiracisme ? Pourquoi se limiter à 29 mémoires sur 124, alors que l’auteure soutient dans sa conclusion qu’« un fort consensus s’est dégagé des 124 mémoires… » (p. 157) ? Pourquoi exclure les discours des intellectuels, des chercheurs ou encore des médias et des citoyens entourant cette consultation en 2006, alors que le débat sur les accommodements raisonnables commençait à faire rage depuis mars 2006, avec le jugement de la Cour suprême sur le port du kirpan à l’école ? Pourquoi les événements et débats publics majeurs qui ont marqué le Québec au cours des années 2000 sont-ils quasi absents de l’analyse que fait Labelle des discours de l’État sur le racisme et l’antiracisme ? La revue de littérature du premier chapitre, presque essentiellement américaine ou européenne, ne peut faire fonction de mise en contexte théorique et historique pour le Québec, et les enjeux internationaux, bien que pertinents à l’analyse, n’éclairent pas le pourquoi et le comment des positions se dégageant des différents « discours » au Québec.

L’ouvrage dit couvrir les années 2000, mais l’analyse porte, d’une part, sur quelques politiques ciblées des dernières années, pour ce qui est du « discours de l’État », et, d’autre part, sur les mémoires de la consultation publique de 2006, pour les discours dits « non étatiques ». Le regard n’est pas diachronique, mais bien synchronique. Aucune analyse approfondie de « l’avant » et « l’après » consultation publique de 2006 n’apparaît dans cet ouvrage : quel était réellement le discours gouvernemental au Québec avant 2006, notamment au moment de la Conférence mondiale de Durban en 2001 ? Et quel est-il après le rapport Bouchard-Taylor, notamment dans la politique de 2008 du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC) ? Quelles étaient ou quelles sont les critiques faites à ce discours gouvernemental par les chercheurs québécois depuis les années 2000 ? Micheline Labelle ne cite aucune des analyses récentes qui ont mis en perspective les forces et faiblesses du discours gouvernemental québécois depuis le début des années 2000 (incluant le document de consultation de 2006 lui-même), de même que les quelques articles qui ont critiqué l’absence de politiques publiques cohérentes sur le sujet, ou l’occultation du racisme dans le discours normatif (dont ceux de Marhraoui, McAndrew ou Potvin). Plus largement, l’étude aurait eu intérêt à resituer le sens et les enjeux de cette consultation publique de 2006 dans différents « discours ».

Par ailleurs, l’ouvrage reste assez descriptif ; sur chaque thème, il cite successivement plusieurs extraits des textes gouvernementaux ou des mémoires afin, dit-il, de « faire état des convergences et des divergences entre les protagonistes choisis », donnant ainsi une lourdeur répétitive à la description des points de vue. L’analyse passe d’un thème à l’autre sans montrer l’effet de correspondance entre les textes, donc sans un travail approfondi d’interprétation. Les chapitres 2, 3 et 4, consacrés à l’analyse thématique des textes, restent de l’ordre de la recension plutôt que de l’interprétation culturelle, ou de ce que Clifford Geertz appelait la « description dense » (thick description). Le lecteur aimerait savoir comment lire « culturellement » les significations données au racisme et à l’antiracisme dans les « discours » des acteurs au Québec ? Comment expliquer les positionnements et les écarts dans les types de discours, en tenant compte de la position des acteurs au sein des rapports sociaux québécois et des responsabilités respectives en matière de lutte contre le racisme (qui ils représentent et quelle place ils occupent dans les rapports stratégiques avec « l’État ») ? Quelles sont les logiques (normatives, stratégiques), qui sous-tendent les positions des acteurs par rapport aux enjeux politiques ou économiques plus larges, concernant le racisme et l’antiracisme ? Existe-t-il un a priori historique (et social) des systèmes symboliques dont témoignent les discours ? L’ouvrage aurait gagné en profondeur s’il avait resitué le discours « étatique » dans les enjeux des rapports de force et des représentations culturelles et identitaires au Québec, s’il avait porté un regard interprétatif et plus analytique sur l’impact des débats publics récents sur le discours normatif, et s’il avait mesuré la prise en compte réelle des positions des acteurs sociaux en 2006 dans le discours de « l’État ».

Certaines affirmations sont erronées et étonnantes, entre autres au niveau des « repères historiques » : l’auteure soutient que la publication d’un document du Conseil interculturel sur le racisme au début des années 2001 « propulse le débat sur la place publique » (p. 7), alors que ce débat était bien enclenché depuis le début des années 1990, au sein du ministère et dans la société, en raison notamment de la réémergence de groupes néonazis et skinheads durant cette période. Plusieurs travaux issus de tables de concertation ou de consultations publiques en témoignent, et surtout, un document sur Le racisme au Québec. Éléments d’un diagnostic, commandé et publié par le MICC (alors MAIICC), que le ministre André Boisclair avait lui-même lancé en 1996. Ce rapport a longtemps constitué une sorte de « cadre » pour le ministère en matière de lutte contre le racisme (comme l’annonçait son site web jusqu’en 2005 environ), et la politique du MICC de 2008 reprend d’ailleurs largement les orientations et recommandations de ce rapport. À l’instar de plusieurs acteurs au sein de la société civile de l’époque, ce rapport proposait une politique de lutte contre le racisme et le ministère y travaillait déjà au cours des années 1990. Il est surprenant que l’auteure n’en fasse pas mention.

Lorsque l’auteure situe les enjeux et débats théoriques, il est aussi étonnant qu’elle ne fasse mention ni des enjeux propres à la société québécoise, ni des enjeux propres à la recherche québécoise portant spécifiquement sur la question, comme l’ont fait avant elle d’autres chercheurs spécialisés en sociologie du racisme au Québec. Une lecture plus inclusive de la recherche québécoise lui aurait permis d’éviter certaines affirmations erronées sur « les auteurs » (lesquels ?) qui, dit-elle, analysent le néoracisme en niant les représentations liées au racisme colonial, qui confondent l’antiracisme et la gestion de la diversité, qui adoptent une approche trop extensive, qui additionnent les motifs de discrimination, ou qui provoquent de la concurrence entre victimes ou « groupes-cibles ». Contrairement à ce qu’elle condamne (p. 167), plusieurs auteurs québécois (et mémoires déposés lors de la consultation de 2006) ont remis en question le discours néolibéral, les effets de la mondialisation, la segmentation du marché du travail et la structure des rapports de classe et de pouvoirs au Québec.

Malgré ces nombreuses « omissions », l’auteure espère « contribuer aux débats portant sur le racisme et l’antiracisme au Québec », en adoptant souvent un ton prescriptif, moralisateur, voire accusateur : par exemple, elle condamne le fait que le MICC soit le seul maître d’oeuvre d’une politique de lutte contre le racisme en affirmant pompeusement que « ce n’est pas ainsi que l’on fait nation et citoyenneté ». Elle dénonce aussi les « discours nuisibles » (p. 166) et empreints « de préjugés » de certaines ONG représentant des minorités qui dénoncent l’oppression du « groupe majoritaire » (n’est-ce pas en partie le discours de tous les minoritaires ?), ou encore « certains discours convenus et non nuancés qui se sont imposés dans l’espace public québécois et qui suscitent notre agacement », sans identifier à qui ou à quoi elle fait référence… Ce qui, par conséquent, fait peu avancer le « débat », ni sur le plan scientifique et théorique, ni sur le plan social ou politique.

Au-delà de ces lacunes, l’intérêt de cet ouvrage réside dans l’exercice de mise en perspective des regards croisés d’un certain nombre d’acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux sur la question du racisme et de l’antiracisme au Québec, qui demeure une question sensible dans le contexte particulier des rapports sociaux entre majoritaires et minoritaires au Québec.