Corps de l’article

Si la croyance populaire veut que la maternité adolescente soit le début d’une longue suite d’événements désastreux pour l’adolescente et son enfant, Johanne Charbonneau se charge dans ce livre de montrer comment cette réalité est hétérogène et loin d’être aussi négative pour toutes qu’on pourrait le croire.

Trente-deux mères ayant eu un premier enfant à l’adolescence ont raconté leur histoire. À partir de ces récits, l’auteure propose de traiter de la maternité adolescente sous un angle nouveau : celui de celles qui l’ont vécue. Le travail d’analyse réalisé est donc original en ce qu’il s’appuie sur des données expériencielles auxquelles s’ajoute une prise en compte des trajectoires vécues par ces mères, laissant apparaître l’enchaînement des événements et leur inscription dans le temps. L’auteure a aussi choisi d’inclure dans son échantillon des situations plus favorables que celles que l’on étudie habituellement dans ce domaine. L’ouvrage comprend huit chapitres contextualisant les recherches sur ce phénomène puis présente en détail l’enquête réalisée auprès de ces mères. Chaque chapitre se termine par un sommaire qui reprend les idées maîtresses abordées, ce qui confère au volume un atout pédagogique intéressant. Le lecteur, avec ce livre, a accès à l’intégrale de la recherche et pourra ainsi profiter des instruments de mesure utilisés dans le cadre de cette recherche et d’une imposante liste de références.

Le livre s’ouvre sur les débats idéologiques entourant le phénomène. Une des questions qui a retenu l’attention des chercheurs et des intervenants est de déterminer si la grossesse à l’adolescence est un problème social. Ces débats sont alimentés en traitant de trois thématiques, à savoir : l’ampleur du phénomène, le pourquoi de ces maternités et leurs conséquences, et les droits et responsabilités de l’adolescente et de la société face à ce phénomène. On y apprend notamment que le Québec a le taux de grossesses à l’adolescence le plus bas au pays et que ce qui retient particulièrement l’attention, c’est l’augmentation importante du nombre d’interruptions volontaires de grossesse (I.V.G.). Mais au-delà de la prévalence du phénomène, l’auteure rappelle que les répercussions de la maternité d’une adolescente ne peuvent s’évaluer indépendamment des contextes dans lesquels elle prend place. Le contexte social a changé tout comme l’adolescence qui connaît des impératifs nouveaux. Un autre objet de débat est d’arriver à situer cet événement dans la trajectoire de vie de la jeune femme. Cet événement constitue-t-il un point tournant qui la fera bifurquer vers une nouvelle trajectoire caractérisée par l’abandon scolaire et la dépendance à l’État ou au contraire s’inscrit-il dans la suite logique des événements plutôt négatifs qui ont marqué l’enfance et le début de l’adolescence ? Cette dernière perspective reçoit d’ailleurs des appuis empiriques montrant l’existence de facteurs prédisposant à la grossesse à l’adolescence. Enfin, un dernier débat entourant la question concerne la responsabilité et la maturité de ces femmes. Le choix d’avoir un enfant à un jeune âge est-il le fait de jeunes femmes exceptionnellement matures pour leur âge ou au contraire le reflet d’une incapacité à anticiper les événements à venir, ce qui entraîne le choix de la « mauvaise » solution ? Au-delà de ces débats, Johanne Charbonneau conclut que trois postulats rallient les tenants des différents points de vue. Le premier conçoit l’individu comme étant une personne libre. Aussi, c’est à la femme à décider de l’issue de sa grossesse sans tenir compte des implications pour l’entourage ou du devenir de l’enfant. Une telle position, selon l’auteure, a conduit à privatiser davantage une question que le courant féministe voulait au contraire rendre publique. Le second postulat perçoit l’individu comme étant un être rationnel bien informé et qui ne peut souhaiter s’engager dans des choix qui l’entraîneront vers des événements négatifs. Les limites de ce postulat apparaissent lorsqu’on observe les ratés de la « formation information », le niveau de raison variable propre à l’adolescence et l’absence de consensus à l’égard de ce qui dans la vie est raisonnable, souhaitable ou prioritaire. Le troisième postulat est celui de l’adulte indépendant : « L’autonomie constitue l’objectif ultime de la bonne trajectoire d’un individu moderne » (p. 30). Mais dans l’échiquier de la maternité adolescente, n’y a-t-il qu’une famille monoparentale ? Et si on parlait des pères et de l’entourage de ces jeunes mères ? Bref, le premier chapitre situe fort bien le contexte idéologique dans lequel s’analyse ce phénomène mais aussi dans lequel se dessinent les réponses sociales à cette question.

Deux perspectives théoriques viennent éclairer l’étude des parcours de ces jeunes mères et sont présentées dans le chapitre deux. Premièrement, l’étude des cycles de vie s’imposait en ce que la maternité à l’adolescence est un événement qui se situe en dehors du parcours habituel du déroulement de la vie, du moins dans notre société. Sans lui accoler une étiquette péjorative, cet événement vient perturber le cycle habituel qui prévoit que la maternité surviendra une fois que l’émancipation du foyer familial et qu’un certain avancement dans le parcours scolaire, voire professionnel, seront réalisés. Cette perspective théorique est particulièrement productive dans l’étude de la maternité adolescente puisqu’elle tient compte aussi du contexte social et historique dans lequel s’inscrit la décision de materner un enfant que l’on aura conçu dans des temps et dans un contexte socialement évalués hors normes. L’étude des réseaux sociaux a démontré depuis longtemps comment ces derniers peuvent jouer un rôle de protection ou au contraire, selon certaines de ces caractéristiques présentées par l’auteure, accroître la vulnérabilité des individus. La seconde partie de ce chapitre présente la méthodologie de l’étude et décrit les principales caractéristiques des répondantes. Au moment de l’enquête, l’enfant avait au moins quatre ans, l’étude s’intéressant aux parcours à long terme de ces femmes ; il s’agit par ailleurs d’une perspective particulièrement négligée dans les études portant sur cette question.

Les données de cette étude sont fort nombreuses et il est impossible d’en faire une synthèse qui rende justice à la richesse des contenus abordés par les mères et analysés par l’auteure. Aussi, souhaitons-nous présenter certaines idées maîtresses qui ressortent des analyses.

Une première thématique examinée concerne la décision de garder l’enfant. L’étude permet de situer le contexte dans lequel la décision a été prise et les facteurs qui l’ont influencée. Parmi les facettes moins connues de la maternité à l’adolescence, on note que le tiers de ces grossesses étaient le fruit d’un projet conjugal. La majorité de ces couples sont encore unis plusieurs années après la naissance de l’enfant. Sur le plan de la fréquentation scolaire, la moitié de ces mères ne fréquentaient plus l’école avant de devenir enceintes. À l’heure des choix, l’adoption de l’enfant est une des avenues qui fait beaucoup réagir les jeunes mères. L’hypothèse voulant que l’évaluation du soutien public existant puisse interférer dans la décision de garder l’enfant tout comme celle que la maternité soit envisagée à défaut d’autres avenues ne reçoit que peu d’appuis ici. Pour prendre un raccourci, disons que le choix de garder l’enfant se reflète bien dans l’adage le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Les trajectoires des mères sont ensuite examinées en portant une attention particulière à trois moments que sont la période avant la grossesse, la grossesse elle-même et les premiers mois suivant la naissance de l’enfant et les années qui suivront. Les trajectoires de ces femmes sont diversifiées : certaines histoires sont plus heureuses que d’autres, la grossesse n’entraîne pas nécessairement les mères dans un parcours semé de malheurs pas plus qu’il n’est complètement exempt d’obstacles. En fait, le passé semble garant de l’avenir comme le montre l’étude des trajectoires de ces femmes qui constitue une seconde thématique de cette recherche. Deux facteurs clés semblent jouer dans cette équation, soit la disponibilité des ressources de la famille et l’accumulation d’événements perturbateurs vécus par la jeune mère. On constate aussi que ces mères sont faiblement scolarisées et que dans leurs aspirations, la maternité prend le pas, pour plusieurs, sur les projets de scolarisation ou de carrière professionnelle. Elles veulent être mères à temps plein ; il s’agit d’un choix et non d’une avenue empruntée par dépit. Cette « évidence de la vocation maternelle » (p. 109) précède même le décrochage scolaire. Enfin, trois situations possibles émergent de l’étude de ces trajectoires : 1) celle de mères qui reçoivent du soutien et qui poursuivent leur parcours scolaire, 2) celle de mères au foyer vivant avec un conjoint pourvoyeur et 3) celle de mères monoparentales, en rupture avec leur famille et qui dépendent des ressources publiques pour vivre.

L’examen des réseaux de soutien de ces jeunes mères démontre d’abord que très peu d’entre elles en sont totalement dépourvues. Toutefois, la taille et la composition de ces réseaux varient d’une situation à l’autre. L’auteure constate aussi que la modification de ce réseau à travers le temps et le soutien qui peut en découler varieront et seront notamment influencés par l’environnement dans lequel se situe la jeune mère au moment de la naissance de l’enfant. Cette description ressemble à ce que l’on observe dans l’étude des réseaux de soutien des clientèles recevant des services sociaux (Émond, 2003). Les tendances qu’empruntent les trajectoires relationnelles des jeunes femmes sont très diversifiées, allant d’une grande continuité à une rupture totale des liens mère-fille. Mentionnons aussi que dans la majorité des cas, les jeunes mères reçoivent du soutien de leur propre mère, même dans les situations où elles ont été placées durant l’enfance. Enfin, l’auteure a noté que certains comportements de la mère ont tendance à être reproduits par sa fille. Il en va ainsi du recours aux prestations de sécurité du revenu et du statut de mère au foyer. À l’inverse, d’autres caractéristiques sont moins reproduites par les filles comme le fait de travailler à l’extérieur du foyer et la situation conjugale.

L’analyse du rôle d’autres acteurs du réseau de ces jeunes mères dément l’idée du père biologique nécessairement absent. Certains sont toujours là, d’autres se manifesteront quelques années plus tard. Enfin, la remise en couple de la mère permettra à certains enfants de vivre en compagnie d’un beau-père. Toutefois, l’examen de cette question a confirmé que la décision de garder l’enfant vient des jeunes mères. L’aide provenant d’autres membres du réseau (père de la jeune mère, fratrie, amis) se situe en retrait, les personnes centrales étant la mère et le père biologique de l’enfant. Enfin, le soutien reçu considéré comme un don est perçu tantôt par certaines comme décevant et ne correspondant pas aux attentes, tantôt comme excessif et entraînant un rapport de dépendance. Un troisième groupe de femmes perçoivent positivement l’aide qu’elles ont reçue. Le soutien peut aussi provenir des ressources publiques. Toutefois, ces femmes y ont bien moins recours qu’on pourrait l’imaginer. Dans certaines situations, notamment au moment de la grossesse et de la naissance de l’enfant, les ressources publiques, incarnées par les infirmières et les travailleurs sociaux, peuvent prendre une place très importante comme en témoigne le fait qu’une femme sur cinq dans cette étude a mentionné que ces intervenants faisaient partie de son réseau personnel. Les prestations de la sécurité du revenu sont la source de soutien publique la plus utilisée, alors que les services communautaires le sont peu pour toutes sortes de motifs comme celui de prouver que l’on peut se débrouiller seule. Le livre se termine par une comparaison des expériences vécues par les jeunes mères de milieux urbain et rural. En campagne, il y aura plus de solidarité, mais moins de services. On fera aussi moins appel aux services sociaux dont l’ingérence possible dans la vie des familles est parfois redoutée.

La lecture de ce livre nous amène à porter un regard assez différent sur la maternité adolescente, en insistant notamment sur les possibles trajectoires positives qui en découlent tout en ne minimisant pas les obstacles et les conditions difficiles dans lesquelles vivent ces jeunes mères. Plusieurs parallèles peuvent être faits avec des études qui s’intéressent aux familles vivant des situations difficiles. Le fait de donner naissance en jeune âge à un enfant peut engendrer une certaine vulnérabilité. Cet événement, comme d’autres (problèmes familiaux, maltraitance, problèmes de comportement, etc.), augmente la probabilité que la personne éprouve des difficultés dans sa trajectoire de vie, mais ce n’est pas toujours le cas. Le livre de Johanne Charbonneau a le mérite de rappeler la richesse et la diversité que l’on retrouve dans les choix et les parcours des humains.

Si la perspective des mères elles-mêmes a longtemps été négligée, il conviendrait maintenant de poursuivre en donnant la parole à d’autres acteurs importants, comme l’a souligné l’auteure, notamment la mère de cette jeune femme et le père biologique de l’enfant. Il est vrai que la recherche dans le domaine de la famille se limite souvent à analyser l’aspect familial à partir de la perspective des mères. Nous croyons aussi qu’un autre acteur fondamental dans cette thématique est l’enfant. On ne lui donne que rarement la parole. Dans quel(s) contexte(s) place-t-on un enfant dont la mère est aussi jeune, et souvent très peu scolarisée ? Qu’en est-il aussi de la satisfaction que ces mères et ces enfants éprouvent face à la vie ? Sont-ils heureux ? Ont-ils le sentiment de pouvoir se réaliser ? Le métier de parent est difficile, quand on a l’énergie de la jeunesse mais aussi son inexpérience, quand on doit composer avec de faibles ressources économiques et dans plusieurs cas, dans un contexte d’instabilité conjugale, qu’en est-il du bonheur ? Quels sont leurs projets de vie ? Au-delà des discussions sur le statut de problème social de la maternité adolescente, il serait intéressant de poursuivre la réflexion en examinant l’ensemble du contexte, en consultant les principaux acteurs concernés par cet événement et en procédant à une analyse objective et subjective de ce que vivent les personnes qui connaissent cette importante transition.