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Si la famille constitue un acteur de premier plan dans les différentes phases du processus migratoire, la migration a pendant longtemps été présentée comme une expérience individuelle et la question familiale souvent considérée comme secondaire ou traitée uniquement comme un problème menant à la désorganisation familiale (violence, divorce, conflit de génération, etc.). Peu d’études ont jusqu’à présent abordé l’immigration sous l’angle des familles et les dynamiques familiales des immigrants restent peu connues. Dans ce contexte, la parution récente d’un ouvrage consacré à l’expérience de parents immigrants vaut la peine d’être soulignée. Dans ce dernier, Louise Bérubé se penche sur le processus d’adaptation du rôle parental chez les immigrants et cherche à montrer la nature et la complexité du rôle de parent en contexte migratoire. Dès les premières pages, l’auteure définit les paramètres permettant de mieux saisir l’expérience des parents immigrants. Le processus d’adaptation peut prendre différentes orientations en fonction des caractéristiques particulières des personnes, de leur trajectoire et des contraintes ou occasions qu’offre le milieu environnant.

L’étude de Bérubé rend compte d’une enquête qualitative et exploratoire menée auprès de huit parents immigrants originaires de pays non occidentaux situés dans différentes parties du monde. Les répondants, des immigrants reçus s’exprimant en français, avaient pour caractéristiques communes de séjourner au Québec depuis au moins trois ans et au plus sept ans et d’être parents d’au moins un enfant né à l’étranger. Un nombre égal d’hommes et de femmes ont été interviewés lors d’entrevues semi-stucturées d’une durée moyenne de deux heures. Le guide d’entretien portait sur l’expérience migratoire, sur l’expérience comme parent et sur les « récits d’incidents critiques relatifs à cette expérience parentale » (p. 47).

L’auteure a choisi de structurer l’ouvrage en sept chapitres. Les deux premiers chapitres exposent les bases théoriques de la recherche, la méthodologie employée et définissent la problématique de l’étude : comprendre les différentes orientations que peut prendre l’adaptation au rôle de parent en fonction de différentes variables et de leur parcours particulier. Dans les quatre chapitres suivants, qui constituent en fait le corps de l’ouvrage, l’auteure présente les différents profils parentaux qui se dégagent de l’analyse des représentations qui imprègnent le discours des parents immigrants sur leur démarche d’adaptation. À partir d’une analyse de différentes fonctions du rôle parental (protection, surveillance, soins, entretien et éducation), elle observe quatre types d’adaptation, qui se distinguent par les directions et décisions prises par les parents à des moments clés et « par les contenus représentationnels qui composent chacun de ces moments et tissent le contexte dans lequel ces choix se sont opérés » (p. 193). La description de chacun de ces profils parentaux s’articule autour du récit de la trajectoire migratoire du parent, du bilan qu’il en fait et de ses représentations du processus d’adaptation dans son rôle de parent.

En premier lieu, on retrouve le parent-relai, qui se caractérise par une certaine continuité dans l’exercice de son rôle. Pour ce dernier, l’immigration est perçue comme une occasion de mieux exercer ses tâches de parent. Il tente alors de s’engager dans un processus d’harmonisation de son rôle avec sa nouvelle réalité. On observe en second lieu le parent-en-bride. Celui-ci désire également adapter ses fonctions de parent, mais certains obstacles, liés à des contraintes environnementales sur lesquelles le sujet considère qu’il a peu ou pas d’emprise, l’en empêchent ou le ralentissent. Quant au parent disjoncteur, s’il est conscient, comme les deux autres types de parents précédents, des différences dans la manière d’être parent entre le pays d’origine et le pays d’accueil, il souhaite fortement conserver le rôle de parent qui avait cours dans son pays d’origine. Pour ce faire, il a recours à deux stratégies, soit contrôler fortement ses enfants ou encore couper les contacts de ceux-ci avec la société d’accueil. Enfin, pour le quatrième type, le parentinstinctif, le rôle de parent ne s’apprend pas, mais est inné. Par conséquent, il mise sur une harmonisation naturelle de son rôle, qui doit se faire sans planification préalable, au simple contact de l’environnement. Il a la conviction de pouvoir s’ajuster spontanément et de façon adéquate aux exigences de l’environnement, pour autant qu’il demeure en contact avec les besoins de ses enfants.

Malgré l’intérêt du sujet proposé dans cet ouvrage, celui-ci présente certaines faiblesses. Bérubé insiste sur l’importance relative du contexte d’accueil sur le profil adopté par chacun des parents en faisant ressortir l’impact de l’intégration des parents sur le marché du travail. Néanmoins, d’autres aspects importants du contexte québécois méritent aussi qu’on s’y arrête plus longuement, notamment les transformations familiales en cours dans la société. La complexification des liens et rôles familiaux qui s’est produite au Québec peut se répercuter sur les familles immigrantes. En effet, les situations d’immigration se trouvent imbriquées dans les mutations des dynamiques et structures familiales qui ont affecté la société québécoise au cours des dernières années. Par ailleurs, l’auteure aborde la question de l’effet de l’amenuisement du réseau social des répondants sur « leur rythme d’acculturation comme parents » (p. 197), mais sans aborder la question des contacts maintenus avec le pays d’origine et de leur possible influence. Une telle absence tient à la conception bipolaire de la migration sous-entendue dans l’ouvrage, et de plus en plus contestée par les anthropologues et spécialistes de l’immigration, qui consiste à voir la migration comme un mouvement entre deux types d’espaces sociaux distincts. Ainsi, au cours des dernières années, un nombre grandissant d’auteurs se penchant sur la question des liens transnationaux a insisté sur l’impact de ces derniers sur les dynamiques familiales. Enfin, si l’auteure note l’absence de différences liées au sexe dans le processus d’adaptation au rôle de parent, la question du genre des parents est abordée de façon très sommaire. Les écrits sur le sujet montrent cependant que les conséquences de la migration ne sont pas les mêmes pour les mères et pour les pères. L’image traditionnelle de celui-ci, plus que celle de la mère, risque de se retrouver définitivement dévalorisée aux yeux de ses enfants par un chômage prolongé ou même par une histoire migratoire non intégrée par l’ensemble de la famille.

Cet ouvrage, qui se veut un outil d’intervention, s’adresse principalement aux personnes qui travaillent auprès des familles immigrantes, tant dans la sphère de la santé que des services sociaux et de l’éducation. Le septième chapitre, intitulé Uncadre d’analyse pour aiguiller l’intervention fournit au lecteur des réflexions sur l’adaptation des pratiques d’intervention dans un milieu ethnoculturel. Il montre comment les profils parentaux des parents immigrants peuvent être utilisés par les intervenants oeuvrant auprès de familles immigrantes en servant d’indicateurs « pour mesurer l’urgence et l’intensité de l’intervention requise et aussi en définir l’orientation » (p. 205). Pour ce faire, l’auteure met au point un cadre d’analyse global, le modèle intégrateur à géométrie variable, qui intègre la dynamique motivationnelle propre à chaque profil et permet de saisir en un coup d’oeil leurs points de convergence et de divergence à chacun des moments stratégiques du processus. Ainsi, l’un des principaux intérêts de l’ouvrage est non seulement de chercher à enrichir la compréhension d’un phénomène social, mais de tenter également de traduire dans la pratique les connaissances issues de la recherche. Néanmoins, ce pari est loin d’être gagné. Le cadre d’analyse proposé est plutôt complexe et semble difficilement applicable dans la pratique, dans la mesure où les intervenants sont souvent amenés à réagir rapidement et ne disposent pas toujours du temps nécessaire pour arriver à bien situer, à partir de nombreuses variables exposées dans l’ouvrage, le profil parental de l’individu qui se présente à eux, tout comme à définir à l’aide de celui-ci « ses besoins, ses difficultés et les obstacles qu’il rencontre dans sa trajectoire » (p. 206). Plus que l’acquisition d’indicateurs pour orienter l’intervention, une des préoccupations majeures des praticiens est d’abord d’arriver à décoder la demande d’aide des parents eux-mêmes et à combler leurs attentes.

Bérubé termine son ouvrage en proposant certaines voies d’actions afin de faciliter l’adaptation du rôle parental des immigrants. Il s’agit tout d’abord de favoriser l’établissement de contacts entre les familles immigrantes et les Québécois d’origine ou établis ici depuis longtemps afin qu’ils développent des réseaux sociaux. Ensuite, elle suggère d’améliorer les conditions d’accueil, les conditions de vie, l’accès au travail et au logement et l’accès à l’information.