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Au nombre de ces aventuriers tranquilles qui, au coeur même des institutions et sous des dehors rangés et des propos pondérés, introduisent l’air du large et mettent en route des transformations se révélant parfois profondes, il faut sans doute inclure Auguste Viatte. Son parcours, qui va de la Suisse romande à Paris en passant par les États-Unis et le Québec ; ses multiples voyages, dont un tour du monde accompli avant d’avoir trente ans, en 1927-1928 ; ses innombrables textes dans les journaux et revues, consacrés aussi bien à la littérature française contemporaine ou aux stratégies militaires qu’à la situation politique en Extrême-Orient ; ses intérêts de recherche, qui l’amènent à défricher deux secteurs nouveaux, ceux des racines mystiques du romantisme, d’une part, et des « littératures francophones » d’autre part : tout cela esquisse le portrait d’un esprit curieux, prêt à se laisser mener « ailleurs », bien qu’il ait été en même temps extrêmement attaché aux traditions, dont celles du catholicisme. Et pourtant, la carrière de celui qui enseigna pendant plus de quinze ans à l’Université Laval n’est guère connue que de quelques spécialistes. La publication en deux volumes du Journal d’un intellectuel jurassien au Québec devrait contribuer à changer cet état de fait, dans la mesure où il deviendra probablement un outil de travail remarquable pour les historiens de multiples tendances (histoire intellectuelle, littéraire, politique et même sociale).

L’intérêt majeur des Cahiers de Viatte édités par Claude Hauser tient principalement à deux choses : des dates et des noms. Tenus de mars 1939 à août 1945, ceux-ci délimitent presque exactement la période de la Seconde Guerre mondiale. Le lecteur se trouve ainsi plongé dans un « journal de guerre » qui épouse les développements quotidiens du conflit mondial, tels que vus, de Québec, par un universitaire français (bien que d’origine jurassienne, donc suisse, Viatte fut naturalisé français en 1932 et s’identifiait d’abord à la France). Par ce seul aspect, le document apporte une contribution significative aux études sur l’histoire de la période, en permettant de mieux cerner l’évolution des idées sur le déroulement de la guerre, la rivalité Pétain / De Gaulle et l’ensemble des enjeux géopolitiques de l’époque. Elle le fait d’autant plus efficacement que le journal prend souvent l’aspect d’une chambre d’échos, quand Viatte note ce que pensent ses divers interlocuteurs. Cela dit, ce dernier ne fut pas qu’un greffier sans influence publique, mais intervint lui-même activement, par la parole et la plume, à la radio, à L’Action catholique, à La Nouvelle Relève, au Canada français et ailleurs, devenant ainsi un des acteurs importants, au Québec, des cercles gaullistes.Tout le chapitre, relativement méconnu, encore, de la participation de Québécois et d’Européens exilés au Québec à la « Résistance intellectuelle », bénéficie ainsi, grâce à la minutie de Viatte et à l’érudition précise de Hauser, d’abondants renseignements. On ne peut qu’espérer que d’autres, à la suite de cette publication, examinent dans cette perspective le rôle des Robert Charbonneau, Louis Francoeur, Marcel Raymond, Guy Sylvestre, Rodrigue Villeneuve et montrent non seulement qui, et à quelle date, se fit l’adversaire résolu de la politique de Vichy, mais dévoilent au surplus l’importance de cet appui à la cause de la Résistance intellectuelle dans son ensemble. L’essor de l’édition québécoise, dont Jacques Michon et l’équipe du Groupe de recherche sur l’édition littéraire au Québec (GRELQ, Université de Sherbrooke) ont retracé l’histoire, si elle est en bonne partie due à la recomposition, au Nouveau monde, d’un champ littéraire français « de substitution », offrit en retour aux écrivains et intellectuels francophones exilés des lieux de parole et des alliés non négligeables dans ce qui était pour plusieurs une croisade idéologique.

La publication du Journal d’un intellectuel jurassien au Québec en offrant une abondante source d’informations fait bien plus que remplir les voeux de son maître d’oeuvre, qui souhaitait, à la suite de la monographie d’Éric Amyot, contribuer au croisement des sources, indispensable à une meilleure compréhension des positions politiques prises au cours de la guerre. Le journal de Viatte, avec les notes de Hauser, ouvre en effet sur un autre plan que ceux de la topographie des idées ou d’une étude de l’opinion publique, celui des acteurs, des réseaux et de la circulation des discours. On touche ici à l’autre intérêt majeur de cet ouvrage en deux volumes, lié aux noms propres qui y figurent. De Jean Bruchési au cardinal Villeneuve, de son beau-frère Pierre Deffontaines à son recteur, Mgr Roy, de ses collègues Charles De Koninck, Joseph-Thomas Delos et Georges-Henri Lévesque à ses correspondants Fernand Baldensperger, Hustave Cohen, Jacques Maritain et Yves Simon, la liste des gens à qui Viatte parle, téléphone ou écrit est des plus impressionnantes. Ainsi peut-on le voir, le 13 mars 1942, écrire à huit personnes, lire quatre lettres reçues et téléphoner à deux reprises. La sociabilité de Viatte est d’ailleurs dopée par les associations auxquelles il participe : ACFAS, Cercle universitaire, Cercle renaissance, Société du Parler Français, Comité Canada-Haïti, Société de philosophie, Société Saint-Jean-Baptiste, etc.

De par leur abondance, les mentions de noms dans les cahiers de Viatte donnent une illustration exemplaire du travail d’interrelations inhérent aux professions intellectuelles, surtout de celles qui se doublent d’un engagement politique. Pour s’informer, publier, diriger des collections, animer des regroupements, l’intervention auprès de tiers est indispensable, mais trop souvent occultée dans les reconstitutions biographiques. Certes, l’ampleur du labeur de sociabilité auquel s’est astreint Viatte est exceptionnel ; toutefois, de tels cas furent moins rares qu’on se l’imagine rétrospectivement. Quiconque a pu jeter un coup d’oeil sur les archives conservées par Lionel Groulx, André Laurendeau ou Camille Roy peut en témoigner. Quoi qu’il en soit, sur ce plan, il n’en demeure pas moins que l’abondance d’informations colligées par Viatte permet de voir de façon bien concrète comment les idées s’échangent, d’un cercle à l’autre, d’un pays à l’autre.

Tout en contribuant à jeter de nouvelles lumières sur les états d’esprit, à Québec et ailleurs, tout au long de la Seconde Guerre mondiale, le journal de Viatte constituera aussi un document de premier ordre pour ceux qui s’intéressent à la genèse de la « francophonie littéraire » et à l’histoire de l’enseignement au Québec. Déjà engagé dans les recherches qui devaient aboutir à son Histoire littéraire de l’Amérique française (1954), puis le mener à défendre l’intérêt des littératures francophones tout au long de sa carrière, Viatte se faisait déjà l’ardent promoteur des liens entre les différentes communautés francophones du globe, développant ainsi, dès la guerre, des réseaux entre Haïti et le Québec. Par ailleurs, ses multiples remarques sur les cours qu’il donne, sur les relations nouées avec ses étudiants, sur les luttes d’influence et les recompositions administratives projetées à l’Université Laval permettent de cerner de quoi était faite, à l’époque, la vie quotidienne d’un professeur d’université. Et ce n’est pas une des moindres ironies des relations intellectuelles franco-québécoises que de voir un Viatte, pourtant profondément catholique et hostile à l’anticléricalisme des René Garneau et Jean-Charles Harvey, lutter avec des religieux (Delos et Lévesque, surtout) contre la trop forte emprise du clergé sur les destinées des universités québécoises.

En revanche, le travail d’écriture proprement dit ne retiendra pas beaucoup de lecteurs. Le texte s’avère en effet plutôt laconique, voire télégraphique, essentiellement tourné vers une reconstitution détaillée des activités du diariste. À l’exception de la courte période qui le voit s’enflammer pour la représentante du mouvement gaulliste au Canada, Élisabeth de Miribel, Viatte ne se livre guère à cette introspection qui structure tant de journaux intimes, dont celui d’André Gide était alors le parangon. Il ne s’agit pas non plus, chez lui, de carnets de travail, comme c’est le cas avec les Cahiers de Maurice Barrès, qui fut pourtant un modèle. Ce journal se révèle plutôt témoin d’un emploi du temps, comme peut l’être, en partie, celui d’Amiel, diariste suisse du dix-neuvième siècle, que Viatte connaissait certainement. Au-delà des questions de références littéraires, toujours importantes dès lors que le scripteur est professeur de littérature, il y a aussi, très certainement, des tropismes familiaux, très révélateurs : ce même Viatte qui dit écrire son journal pour laisser l’histoire de ces années à ses enfants, est celui qui a parallèlement entrepris de reconstituer l’histoire de sa famille. On peut ainsi comparer les Cahiers de Viatte au livre de raison gardé par la famille de son beau-frère, les Deffontaines.

Il faut remercier Claude Hauser d’avoir rendu public un document si passionnant, et le féliciter pour le travail d’édition très soigné qu’il a accompli. En plus des habituelles notes biographiques sur les personnages cités par la diariste, il donne un résumé des dizaines d’articles publiés par Viatte, ainsi que de nombreuses lettres reçues par ce dernier. Cela compense intelligemment l’aspect lapidaire du journal. De même, de longues introductions et postface dressent le portrait de la carrière de Viatte, avant, pendant et après la guerre, situent son implication politique et ses intérêts professionnels dans le contexte de l’époque, ceci dans des synthèses fort bien informées, et alimentées par les travaux les plus récents dans le domaine.

Notons enfin que Hauser ne succombe pas aux dangers de l’identification avec son sujet, et il n’hésite pas à souligner les apories dans le colonialisme ou l’idéalisme de Viatte. Quelques éléments, il est vrai, de son interprétation historique peuvent susciter des objections, dans la mesure où elle tend à situer à la fin des années trente, avec la fondation par le père Lévesque de l’École des Sciences sociales, l’avènement de la modernité dans les sphères intellectuelles québécoises, ce qui néglige quelque peu l’apport d’hommes aussi divers qu’Olivar Asselin, Athanase David, Jean-Charles Harvey ou Marie-Victorin. De même, son approche tend à négliger quelque peu le soubassement sociologique des événements. Toutefois, ces remarques sont incidentes, par rapport aux objectifs majeurs de cette édition, et n’en remettent pas en question la valeur, qui est grande, et qui s’inscrit dans un mouvement de ré-examen des liens entre le Québec et la Suisse francophone : citons à ce sujet les collectifs respectivement dirigés par Claude Hauser et Yvan Lamonde d’une part (Regards croisés entre le Jura, la Suisse romande et le Québec), et Martin Doré et Doris Jakubec d’autre part (Deux littératures francophones en dialogue). Souhaitons que la grande richesse des Cahiers de Viatte fasse s’intégrer à ces réflexions sur les échanges entre aires francophones périphériques des chercheurs de plusieurs disciplines, le bal étant jusqu’ici surtout mené par des littéraires.