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Le Québec a une longue histoire de participation des citoyens aux affaires publiques par le biais de comités de quartiers, d’assemblées et d’audiences publiques, de commissions d’enquête et de forums. Les instances et les organisations aux moyens desquelles on leur donne ou ils se donnent une voix sont diverses, de Solidarité rurale à l’Institut du nouveau monde, des assemblées générales d’associations et de regroupements aux événements de plus grande envergure comme la Marche des femmes. Et cela, dans tous les secteurs de la vie sociale : éducation, environnement, santé, justice, loisirs, aménagement urbain, culture, etc. On peut faire remonter cette histoire au 19e siècle, avec le développement d’une vie associative riche et diversifiée, suivi dans la première moitié du siècle suivant par les coopératives, les mouvements d’action catholique et les syndicats, pour ne nommer que ceux-là[1]. Mais c’est dans les années 1960 que la participation devient un mot d’ordre et apparaît comme une condition de la vie démocratique. L’idée se répand chez les intellectuels, les gouvernants et les leaders d’opinion que les citoyens doivent s’impliquer dans les affaires publiques et faire valoir leur point de vue. C’est dans ce contexte que se développe la participation publique, invitation faite aux citoyens et aux usagers d’un service public de faire connaître leurs doléances et leurs besoins, mais aussi d’exercer une influence sur les décisions et les orientations prises par les établissements publics. Ces mécanismes de participation sont institués par une loi ou un règlement et sont intégrés aux établissements : comités de parents dans les écoles, comités d’usagers dans les hôpitaux et les centres jeunesse, conseils de quartier dans les villes, etc. Dans le domaine de la santé et des services sociaux plus particulièrement, on n’a cessé, depuis la commission Castonguay-Nepveu, d’expérimenter et de réviser divers mécanismes de participation (CSBE, 2004).

Si le Québec a une longue tradition de participation, il a une tradition toute aussi longue d’études et de débats sur la participation. Au-delà des analyses touchant les conditions d’une action efficace, l’animation des assemblées ou les difficultés à mobiliser les citoyens, les critiques ont très vite porté sur les effets pervers de la participation et leur signification en regard des transformations de la société québécoise. La participation ne donnerait aucun pouvoir réel aux usagers, a-t-on pu soutenir : elle contribue plutôt à leur en enlever pour le remettre entre les mains des experts – professionnels et planificateurs – jugés plus compétents pour déterminer la manière de répondre aux besoins des usagers, quand ce n’est pas les besoins des usagers eux-mêmes (Godbout, 1983 et 1987)[2]. La participation se révèlerait au bout du compte un mécanisme de rétroaction au service avant tout des appareils gouvernementaux : elle informe les dirigeants des besoins de la clientèle, et la clientèle des décisions des dirigeants, facilitant ainsi la planification technocratique et l’ajustement des réponses aux besoins (Simard, 2005).

Des jugements plus nuancés et moins globaux ont également été formulés, mais en regard d’attentes moins élevées ou différentes. Si la participation des usagers des services publics aux conseils d’administration des établissements ou aux consultations publiques n’implique pas une réelle redistribution du pouvoir ou une participation aux décisions, elle leur permet néanmoins de faire valoir leurs préoccupations et leurs préférences, et d’exercer ainsi une certaine influence (Forestet al., 2003; Lamoureux, 1994; O’Neil, 1991). Plusieurs chercheurs et analystes se sont intéressés aux compétences requises et acquises par les participants et à leur capacité à dépasser leurs intérêts particuliers (Contandriopoulos, 2004; Forest et al., 2004)[3]. Une attention a également été portée au processus de subjectivation, à l’apprentissage de la prise de parole et à la construction d’une identité positive, particulièrement chez les individus et les groupes les plus marginalisés et souvent sans voix, comme les personnes souffrant de problèmes de santé mentale (Clément, Guay et Granbois, 2012; Guberman et al., 2004)[4].

Ces questions touchant l’influence, les compétences et la prise de parole des usagers sont ici reprises et approfondies autour de l’examen d’un cas particulier : les comités de résidents en centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Ces comités font partie d’un vaste réseau de comités d’usagers implantés dans l’ensemble des établissements de santé et de services sociaux au Québec. Composés de résidents de ces centres d’hébergement et de proches parents, ces comités se réunissent pour discuter de leurs préoccupations et de leurs besoins et pour formuler des demandes et des recommandations à la direction touchant les conditions de vie, le respect des droits et la qualité des services. Ces comités constituent un bel exemple pour apprécier la portée de ces instances de participation devenues obligatoires, mais dont le rôle et l’influence ne sont pas clairs. Leur statut et leur mandat incertains posent en effet la question de leur autonomie au sein des établissements et de leur capacité à soulever des interrogations, à faire entendre un point de vue différent et à influencer les décisions. Nous nous proposons de montrer comment ce mécanisme de participation publique s’insère dans l’organisation et devient un instrument de gestion, mais comment aussi, sans y être entièrement assujetti, il parvient à acquérir une certaine autonomie et à exercer une influence. Nous tenterons de dégager les limites entre lesquelles les comités parviennent à acquérir cette autonomie, et quelle forme de compétence ils cherchent à faire valoir et qui leur est reconnue pour se prononcer sur les questions qui y sont discutées[5].

Les comités de résidents : mandat et autonomie

En 2006, le Gouvernement du Québec apportait des amendements à la législation sur la Santé et les Services sociaux, notamment en révisant et en uniformisant le mandat et la composition des comités d’usagers et des comités de résidents dans l’ensemble de ses établissements, des hôpitaux aux centres jeunesse. Si des comités existent déjà, la réforme oblige désormais les établissements à s’assurer qu’ils sont en fonction, leur accorde un budget de fonctionnement et surtout clarifie leur mandat : promouvoir l’amélioration de la qualité des conditions de vie des résidents, évaluer leur degré de satisfaction à l’égard des services offerts par l’établissement, les renseigner sur leurs droits et leurs obligations, ainsi que défendre leurs droits et intérêts collectifs, ou à la demande d’un usager en particulier, les droits et les intérêts de ce dernier, auprès de l’établissement ou de toute autorité compétente (MSSS, 2006, p. 20). Les comités de résidents dans les centres d’hébergement doivent ainsi collaborer avec les directions d’établissement à l’amélioration des services et à la défense des droits, et non plus se consacrer à l’organisation d’activités sociales, de loisir ou de sociabilité, comme cela se faisait encore à plusieurs endroits semble-t-il (Commission permanente des affaires sociales, 2005a et 2005b).

Les changements apportés à la loi s’inscrivent dans le prolongement des efforts pour assurer la participation des usagers aux décisions dans les établissements publics dont nous parlions à l’instant, ainsi qu’à la volonté affichée par le ministère depuis 1990 de placer le citoyen « au centre du système » de santé et de services sociaux. Mais ils s’inscrivent aussi dans un contexte particulier pour les centres d’hébergement, celui où des abus et de la négligence envers les résidents font l’objet de dénonciations publiques depuis plusieurs années dans les médias[6]. Au même moment, le ministère entreprend des changements visant à en faire de véritables « milieux de vie », c’est-à-dire un environnement qui favorise le bien-être et l’autonomie des résidents, qui offre des services plus personnalisés et qui respecte autant que possible les goûts, les besoins et les valeurs de chaque résident. Les CHSLD, rappelons-le, hébergent en très grande majorité des personnes âgées[7] qui y résident en permanence et qui ont besoin d’assistance pour les activités de la vie quotidienne (se déplacer, se laver, s’habiller, manger), en raison d’incapacités modérées ou graves[8]. Un nombre grandissant de résidents sont atteints d’une forme ou d’une autre de trouble cognitif[9]. Les comités de résidents sont l’un des instruments choisis pour prévenir ces abus et favoriser le développement de ces milieux de vie.

Le mandat est large et sujet à interprétation. Ni simple instrument de consultation – ils ont un rôle de défense des droits et de critique – ni véritable espace public de délibération (Abelsonet al., 2003; Blacksheret al., 2012) – ils n’ont pas le mandat ni les moyens pour débattre des grands enjeux, d’en discuter tous les aspects et de prendre position – les comités ont un statut incertain. En même temps, ils conservent une grande latitude dans la compréhension et l’application de leur mandat, comme le reconnaît le ministère lui-même, qui a choisi de laisser à chaque comité la responsabilité de déterminer la manière dont ce dernier allait fonctionner et s’acquitter de sa tâche. En outre, leur statut à l’intérieur de l’établissement est également incertain. S’ils reçoivent leur mandat du ministère et font partie intégrante de l’organisation, ils conservent en principe une marge de manoeuvre pour formuler des critiques. Là encore, le ministère reconnaît que l’indépendance des comités de résidents est essentielle pour qu’ils jouent leur rôle et exercent leurs fonctions, et ils doivent déterminer eux-mêmes leurs objectifs et leurs priorités d’action (MSSS, 2006).

Ce mandat relativement ouvert et cette indépendance incertaine posent la question de leur autonomie, entendue ici au sens large, soit une triple capacité : 1) faire entendre le point de vue des résidents et de leurs familles, 2) changer le regard porté sur les réalités, pour en faire voir de nouvelles dimensions et 3) influencer le cours des choses, les pratiques des soignants, les services offerts ou les décisions de la direction. Au-delà de leur pouvoir formel – limité à faire des recommandations ou à formuler des demandes – comment les comités peuvent-ils faire valoir les intérêts et préoccupations des résidents, faire entendre d’autres voix, attirer l’attention sur des réalités ignorées ou négligées, exercer des pressions et obtenir des changements[10]?

Cette vision large de l’autonomie comme triple capacité est inspirée des travaux de Paul Ricoeur (1990 et 2001)[11]. Elle intègre des dimensions à la fois compréhensives et interactives. La capacité des résidents et des usagers à parler et à faire entendre leur point de vue est liée à la réceptivité de leurs interlocuteurs, prêts ou non à les écouter; leur capacité de changer le regard sur les réalités, à la pertinence que ces interlocuteurs reconnaissent à leurs critiques; leur capacité à changer le cours des choses, à l’intérêt que ces derniers peuvent trouver à intégrer leur point de vue et suivre leurs recommandations. On s’intéresse à la capacité à élargir la compréhension des situations et on rejoint, par ce biais, les études sur la participation centrées sur le processus délibératif, de transformations des points de vue dans l’échange et la discussion (Forestet al., 2004). Cette vision de l’autonomie attache une attention particulière à la capacité des membres à dépasser leurs intérêts particuliers pour parvenir à un point de vue plus général (question qu’Habermas a contribué à mettre au centre des débats sur la délibération et la discussion), capacité étroitement liée au type de collaboration entretenue avec la direction des établissements. Cela nous permettra d’apporter un éclairage sur deux questions au centre des discussions sur la participation publique, soit la représentativité des participants (Contandriopoulos, 2009), en examinant la capacité des comités à rendre compte du point de vue de l’ensemble des résidents, et surtout la compétence de leurs membres, en regardant quel point de vue original et pertinent ils apportent aux problèmes débattus. Elle nous permettra ainsi de reprendre et d’approfondir la critique de Godbout (1983; 1987) touchant la fonction des mécanismes de participation au sein des organisations publiques et la disqualification des usagers.

L’enquête a été conduite dans neuf comités de résidents d’autant de centres d’hébergement : cinq situés dans une grande ville, deux dans une petite ville et deux en milieu rural. La taille des centres d’hébergement variait de moins de 50 lits à plus de 150 lits. L’étude repose essentiellement sur des observations in situ. Entre l’automne 2008 et l’automne 2010, nous avons assisté aux réunions des neuf comités, pendant au moins une année chacun. Sans intervenir dans les discussions, nous prenions en note l’objet des discussions (sujets abordés, problèmes discutés), le contenu des échanges (questions posées, réponses obtenues, informations reçues), le fonctionnement et la prise de parole (ordre du jour, suivi des dossiers, présence d’invités, interventions des membres, soutien à la prise de parole), les demandes, recommandations ou revendications formulées, ainsi que la manière dont elles étaient acheminées aux personnes responsables, les liens avec la direction (présence du coordonnateur, informations et réponses fournies, suites données aux demandes) et les autres instances à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement. Au total, nous avons assisté à 42 réunions. À ces observations s’ajoutent celles faites lors des assemblées générales annuelles des résidents et des familles (8), où nous utilisions la même grille. De nature ethnographique, notre étude s’est donc centrée sur les échanges entre les membres des comités et entre les comités et les directions d’établissements, échanges dans lesquels se joue l’autonomie : prise de parole et attention portée à ce qui est dit, questions soulevées et réponses reçues, demandes formulées et changements obtenus. La méthode a bien sûr ses limites lorsqu’il s’agit d’évaluer leur réelle influence sur les décisions prises, mais elle permet d’analyser plus finement certaines réalités comme les échanges avec la direction ou la formulation des questions, des critiques et des demandes ainsi que leur réception[12].

De l’expression des insatisfactions à l’élargissement des perspectives

Les comités de résidents sur lesquels a porté notre enquête sont composés de cinq à dix personnes, majoritairement des résidents dans deux cas, majoritairement des proches parents ou des bénévoles dans six autres cas, en nombre égal de résidents et de proches parents dans le dernier cas. À ceux-ci s’ajoute un membre du personnel – dans près de la moitié des comités – qui agit comme personne-ressource, assurant le secrétariat, l’animation des rencontres et les liens avec la direction. La forte présence des proches parents s’explique par le fait qu’une grande partie des résidents ont d’importantes limitations, tant sur le plan physique qu’intellectuel, ce qui freine leur participation à de tels comités. En outre, comme ils le font régulièrement remarquer lors des échanges, les proches parents, souvent l’aidant principal du résident avant son hébergement, se sentent responsables de la sécurité et de la qualité de vie du résident, et leur participation au comité est une manière de jouer ce rôle.

Les comités se réunissent de cinq à neuf fois par année, pour une rencontre d’une durée de deux à trois heures, pour échanger sur divers sujets : la qualité des repas, les désagréments causés par le manque ou le changement fréquent de personnel, le comportement inapproprié de certains employés, la présence de résidents aux comportements perturbateurs, les changements apportés dans le fonctionnement de l’organisation ou les travaux devant être réalisés. C’est en relevant des manques (l’absence d’une rampe), dénonçant une conduite (impolitesse ou agressivité), faisant des suggestions (achat d’équipement) ou exigeant des changements (choisir l’heure du coucher) que les comités contribuent à l’amélioration des services et qu’ils défendent les droits des résidents. Dans sept cas, le coordonnateur du centre d’hébergement – le principal administrateur –, accompagné parfois des chefs d’unités, assiste à une partie de la rencontre pour écouter les requêtes, les suggestions et les récriminations des membres, répondre à leurs questions et faire le suivi concernant les changements entrepris. Dans les deux autres comités, le président du comité ou la personne-ressource se charge de transmettre au coordonnateur les demandes et les insatisfactions du comité et il lui rapporte par la suite la réponse.

En examinant les trois dimensions de l’autonomie – capacités de dire, de changer le regard et de changer le cours des choses – nous aurons une idée plus précise encore de leur fonctionnement et de ce qui s’y passe.

Prendre la parole, ou capacité de dire

C’est parfois la voix tremblante, en raison d’une difficulté d’élocution due à la maladie ou de la gêne à parler devant un groupe, souvent avec émotion, en raison des questions soulevées, que les membres interviennent lors des rencontres. Certains plus souvent et plus longtemps que d’autres, bien sûr, quelques-uns avec aplomb et sur un ton revendicatif, voire agressif, plusieurs avec une attitude conciliante, en soulignant les aspects positifs. Ils ont souvent beaucoup de choses à dire sur toutes sortes de sujets, et ils se lancent parfois dans une série de critiques et de demandes, un peu pêle-mêle. À l’exception d’un comité, sur lequel nous reviendrons, les membres n’hésitent pas à prendre la parole, réaffirmant constamment ce qu’ils estiment être le rôle des comités et la raison de leur propre engagement : parler pour sa mère qui ne peut le faire, défendre les résidents les plus vulnérables (sans visiteur, sans famille, souffrant de démence), être les « chiens de garde » ou encore « les yeux et les oreilles de la direction » afin de l’informer de ce qui se passe sur les étages au jour le jour.

Le seul frein à cette prise de parole – frein parfois évoqué lors des réunions – est la peur des représailles : la peur qu’un résident reçoive de moins bons services, si lui-même ou son proche parent dénonce le comportement d’un employé ou les décisions de la direction. Mais cette peur, les comités se donnent précisément pour rôle de la surmonter, en dénonçant une situation au nom de l’ensemble des résidents et à la place des individus les plus vulnérables et les plus craintifs. Si la mention de la peur des représailles montre qu’elle n’est pas absente[13], si elle dissuade certains membres de parler, elle ne les décourage pas tous. Lors des rencontres, un ensemble d’insatisfactions et de plaintes s’expriment, souvent dans le désordre et sans toujours qu’elles soient hiérarchisées : cela va de la chaleur de la nourriture servie aux comportements irrespectueux d’un employé, en passant par le bruit la nuit, la chaleur suffocante l’été et le temps trop long pris pour répondre aux appels des résidents.

Les comités ont le contrôle de leur ordre du jour. Dans un seul des comités étudiés, le procès-verbal est rédigé et la rencontre animée par le coordonnateur de l’établissement, ce qui a pour effet de limiter la capacité des membres de parler de sujets différents de ceux dont la direction se préoccupe déjà, ou de faire connaître d’autres problèmes que ceux déjà connus. Dans ce comité en particulier, les membres prennent d’ailleurs très peu la parole : ils écoutent le coordonnateur qui les informe des changements qu’il a entrepris pour améliorer ça et là l’aménagement intérieur et extérieur (nouveau revêtement de plancher, gestion des déchets). Dans un autre comité, le coordonnateur de l’établissement s’est fait quelquefois directif, en demandant par exemple au comité d’ajuster son plan d’action pour les prochaines années au plan d’action de l’établissement, orientant ainsi fortement les thèmes de discussion du comité et limitant la possibilité de traiter de questions autres que celles qui intéressent déjà la direction[14].

La prise de parole ne rencontre pas de grandes difficultés pour la simple et bonne raison que les intérêts des membres des comités et ceux des directions convergent ici entièrement. Les premiers informent les secondes de réalités dont elles n’auraient pas autrement connaissance : besoins et malaises des résidents qui parlent peu ou pas, comportements inadéquats d’employés, réactions des résidents aux changements touchant les activités ou les horaires, etc. Certes, des coordonnateurs d’établissements ne cachent pas leur agacement devant les plaintes et les critiques parfois nombreuses qu’ils reçoivent lors d’une rencontre. Mais l’exercice leur permet de connaître les besoins et les préoccupations des résidents, d’apporter des correctifs ou de prendre des mesures pour corriger les problèmes et les en informer ensuite. Le comité se révèle ainsi un outil de gestion utile, qui les aide à connaître la situation et à mieux faire leur travail, mais aussi à montrer à la « clientèle » qu’ils prennent en compte son point de vue et qu’ils répondent à plusieurs de ses demandes, comme ils ne cessent de le souligner. Les directions des établissements y trouvent donc largement leur compte.

Faire voir autrement, ou la capacité de changer le regard

Ce rôle d’informateur touchant les besoins et la qualité des services exige des membres des comités une présence régulière dans le centre d’hébergement, afin d’observer ce qui s’y passe, de recueillir les confidences et de discuter de manière informelle avec les résidents et leurs visiteurs. Certains membres de comités viennent tous les jours au centre d’hébergement pour visiter leur parent, et ceux qui sont eux-mêmes résidents participent à de nombreuses activités sociales et circulent dans le centre. Il existe des moyens plus formels pour recueillir les avis et connaître les besoins des résidents et de leurs proches, comme l’assemblée générale annuelle, les boîtes à suggestions et les enquêtes de satisfaction, mais d’après ce qui est dit lors des réunions des comités de résidents, les premières sont peu fréquentées, les deuxièmes demeurent vides et les troisièmes produisent des indications trop générales (ex. : un taux plus ou moins élevé de satisfaction à l’endroit de la nourriture) sans précision sur la source et la nature des insatisfactions. C’est donc de leur présence quotidienne dans l’établissement et de leurs observations personnelles que les membres des comités tirent l’essentiel de leurs connaissances et de leur compréhension des réalités.

Cela a différentes conséquences. La première est le caractère très sensible des questions soulevées et des problèmes rapportés. Partant d’observations faites un peu au hasard à propos souvent de leur propre parent (pour les membres qui sont des proches), de leur propre situation ou de celle de leur voisin de chambre (pour les membres qui sont résidents), et non d’enquêtes générales et anonymes, ces sujets les touchent directement et ne sont pas sans soulever des émotions : une voisine de chambre qui a des comportements agressifs et qui insulte tout le monde, un employé qui traite les résidents avec maladresse, rudesse ou condescendance (« ma p’tite Madam’ »), devoir se coucher ou se lever à des heures déterminées par l’établissement. Partant de ces situations et les commentant, les membres des comités dévoilent des aspects de la réalité que la direction et les employés ne soupçonnaient pas ou auxquels ils accordaient peu d’importance : en quoi certains comportements des employés touchent leur identité, leur dignité, leur quiétude ou leur sentiment de sécurité, comment la manière de donner les soins leur donne l’impression d’être traité comme une personne et non comme une chose, ou encore, pourquoi un horaire ou des activités déterminés par des considérations purement fonctionnelles rendent les heures d’attentes plus longues ou privent les résidents des rares plaisirs qui leur restent. Les comités montrent en somme que les activités de la vie quotidienne, les gestes routiniers et les interactions, voire même le couvert de table, sont rarement neutres. Ainsi, dans un comité, on dénoncera l’absence de serviette de table à la salle à manger, l’obligation pour les résidents d’avoir à s’essuyer avec leur bavette et de se retrouver avec le devant du corps taché pendant tout le repas. Pouvoir s’essuyer avec une serviette de table est une question de « dignité », dira-t-on avec force. Le langage moral de la dignité leur sert ici à montrer que ce qui peut paraître banal ou insignifiant à première vue – l’absence de serviette de table – a de l’importance, qu’il en va de la manière dont on se présente devant les autres et de son identité. Le mot « dignité » revient d’ailleurs souvent. Terme vague, aux multiples résonnances et connotations, mais terme consensuel, auquel tous acquiescent et qui indique que la question est importante, qu’il faut prendre des mesures, qu’il n’y a aucune excuse pour ne rien faire. Parler de dignité c’est parler d’une faute ou d’un malaise important, comme avoir le sentiment de se faire manipuler comme un objet lors des soins d’hygiène.

En plus d’informer la direction des besoins des résidents et de ce qui se passe sur les étages, les comités font ainsi entendre les préoccupations, les aspirations et les valeurs des usagers : ce qui devrait guider le choix des priorités, les décisions, l’organisation des services, la formation et l’encadrement d’employés; les difficultés rencontrées par les proches parents pour connaître et comprendre le fonctionnement de l’organisation; l’insécurité que des résidents pourraient ressentir devant les changements apportés et l’importance de minimiser cette insécurité; le malaise que provoquent certains comportements des employés, sans que ces derniers s’en rendent compte; l’importance de faire une place aux familles afin qu’elles puissent, si elles le désirent, participer à certains soins ou aider la personne à manger. Au travers de ces observations, suggestions et critiques, les comités rappellent certains principes et la mission de l’établissement : la fragilité et le sentiment de sécurité des personnes, qui devraient être la préoccupation principale des employés et de l’organisation, l’importance des dimensions intersubjectives sur le bien-être des personnes, la nécessité que le centre soit conçu comme un milieu de vie avant d’être un milieu de soins, l’importance de la présence de la famille pour réduire la solitude des résidents. Par exemple, si un résident doit être transféré vers un autre centre d’hébergement en raison de travaux majeurs, on demandera à la direction de tenir compte dans le choix de la nouvelle résidence de l’endroit où habitent les plus proches parents, afin de faciliter leur visite. On a parlé de « courtiers en valeurs »[15] à propos d’autres formes de participation des citoyens dans différents forums et consultations. L’expression ne convient pas trop mal aux comités de résidents, dont l’un des rôles essentiels est de rappeler quels principes et valeurs doivent guider les décisions.

Baser sa connaissance des réalités sur les discussions informelles et les observations faites autour de soi a une seconde conséquence, négative celle-là. Il s’agit de la difficile montée en généralité. Pour qu’un événement singulier ou une histoire personnelle ait un sens et un poids dans la discussion, il faut convaincre les autres membres et la direction qu’il est révélateur d’un problème plus général ou d’une situation dont la gravité est suffisamment importante pour prendre des mesures. Partir d’un événement singulier ou d’une observation personnelle permet de montrer ce que la situation ou le problème a de sensible, mais le danger est de lui conserver un caractère anecdotique. De fait, les coordonnateurs des établissements présents aux rencontres des comités répondent constamment à ces histoires par une question : est-ce généralisé ou fréquent? N’est-ce pas un cas isolé? Est-ce le fait d’un seul employé? Est-ce prioritaire compte tenu des ressources limitées? Et à ces questions les membres des comités n’ont pas toujours de réponse. Les coordonnateurs, mais également les présidents des comités, devant ce qui apparaît à première vue comme un problème mineur ou particulier, n’hésiteront pas à rappeler que le comité traite des problèmes « collectifs » et des manquements aux « droits collectifs », ceux qui concernent tous les résidents ou un grand nombre, et que les problèmes « personnels » doivent être discutés entre le résident et le chef d’unité. Ils ne cacheront pas non plus leur impatience devant les interventions qui leur apparaissent confuses, hors d’ordre, trop émotives ou non documentées. Il revient donc aux membres du comité de montrer que l’histoire est significative ou symptomatique d’un problème important ou général, et cette démonstration n’est pas toujours facile à faire. La question de la compétence des membres des comités de résidents se joue là en grande partie. Il leur faut non seulement connaître ce qui se passe dans le centre d’hébergement, être au courant de ce qui se vit et de ce qui se dit, mais être capables d’en rendre compte et de le traduire de manière à en montrer l’importance pour tous.

Cette difficulté n’est pas insurmontable. Un comité peut faire valoir, à propos d’une personne laissée longtemps dans ses excréments avant d’être lavée et changée, que c’est suffisamment grave, même si c’est exceptionnel, pour que la direction prenne des mesures et qu’on évite que ça ne se reproduise. Les situations, cependant, sont souvent plus difficiles à démêler. Le langage des droits, disions-nous à l’instant, peut être utile afin d’attirer l’attention sur un événement ou une situation, de nommer ce qui dérange, d’en souligner la gravité, de donner du poids à une revendication (ex. : la dignité et les serviettes de table). Mais encore faut-il, pour montrer que ces droits sont lésés, les connaître et les interpréter, c’est-à-dire montrer qu’ils s’appliquent dans cette situation et qu’ils ont préséance sur toute autre considération. Un comité qui dénonce le fait que le centre accueille des personnes souffrant de troubles mentaux importants (une femme hurle toutes les nuits) et qui demande à ce qu’on les traite au besoin avec une médication, en invoquant leur propre droit à la quiétude et à la sécurité, se fait répondre par l’établissement que ces personnes ont également droit à l’hébergement et qu’on ne peut les traiter contre leur gré sans l’autorisation d’un juge. Le comité ne saura pas quoi ajouter à cette réponse, limité par sa méconnaissance des droits et des possibilités de traitement, obligé de s’en remettre à la direction qui dit « faire le nécessaire » et « ce qui est en son pouvoir »[16].

La montée en généralité implique un certain nombre de compétences « civiques » (Carlier, 2013) : politesse, maîtrise des émotions, clarté, respect de la procédure, de l’ordre du jour et des opinions divergentes. Mais elle exige surtout des compétences rhétoriques et argumentatives : ne pas être anecdotique tout en étant précis et argumenté, parvenir à une certaine objectivité tout en faisant comprendre la gravité ou l’urgence de la situation, dé-singulariser le problème, trouver l’information ou comprendre celle fournie par les gestionnaires. Il faut aussi être capable de comprendre différents aspects invoqués par la direction pour justifier une situation ou les difficultés à la changer : les droits, on vient de le voir, les conventions collectives et l’organisation des horaires de travail, le budget dont dispose l’établissement pour le repas et l’amélioration des menus, etc. La montée en généralité, c’est la fréquence ou l’importance relative d’un problème soulevé, mais aussi l’effort pour comprendre l’ensemble de la situation dans ses différentes dimensions, c’est sortir de soi tout en demeurant ancré dans l’expérience. Ne pas s’efforcer d’y parvenir, c’est s’exposer à ne pas être entendu et perdre toute crédibilité. Outre la compétence des membres des comités se joue ici la question de leur représentativité : celle-ci repose-t-elle sur la généralité des situations ou des problèmes soulevés? Chacun parle-t-il pour lui-même ou est-il capable de parler pour les autres et pour l’ensemble des résidents? Comment peut-on parler pour tous ou faire entendre tous les points de vue lorsqu’il y a divergence d’intérêts entre les résidents?

Entre la satisfaction et l’impatience, ou la capacité de changer le cours des choses

Si les comités disposent d’une grande autonomie dans leur capacité de dire les choses et de changer le regard porté sur les réalités, avec les limites que nous venons de souligner, leur capacité d’influencer le cours des choses est beaucoup moins claire. Certes, ils parviennent à obtenir un ensemble de changements touchant divers aspects des services, particulièrement leurs aspects matériels, comme de l’achat d’équipement ou la rénovation et l’aménagement d’une salle. Pour répondre à divers besoins, ils obtiendront l’achat de balançoires pour le jardin, l’installation d’un système facilitant l’ouverture des portes pour les personnes en fauteuil roulant ou encore un réaménagement du terrain afin d’améliorer la sécurité aux abords du stationnement. Ils obtiendront également que certains employés changent leur attitude face aux résidents, bien qu’aux dires des membres des comités ces changements prennent plus de temps que les changements d’ordre matériel, et les demandes pour les obtenir sont toujours à refaire. Ces gains sont d’autant plus faciles à faire qu’ils sont financés en partie avec l’argent du comité ou de la fondation de l’établissement, qu’ils n’occasionnent pas de dépenses supplémentaires pour l’établissement, et surtout qu’ils ne remettent pas en question le fonctionnement et l’organisation du travail dans l’établissement.

En effet, pour les problèmes ou les demandes de plus grande importance, comme le roulement de personnel et l’absence de continuité dans les soins, le manque de personnel certains jours ou à certaines heures, ou encore l’adaptation des heures de lever et de coucher aux désirs de chaque résident, les comités doivent faire preuve de patience ou même se résigner à voir le problème persister. Ces demandes impliquent des réaménagements importants dans l’organisation des soins et du travail, ou encore concernent des réalités sur lesquelles l’établissement a peu de prises (le budget octroyé par le ministère, la pénurie de personnel dans la région). Les comités se heurtent à l’impuissance de la direction, à ses promesses de faire tout son possible pour atténuer les inconvénients ou encore aux lenteurs propres aux grandes organisations gouvernementales, qui reportent à plusieurs reprises et parfois pendant plusieurs années des changements annoncés, comme l’implantation d’équipes de soins palliatifs ou comme la formation du personnel à une nouvelle approche individualisée des soins. Les comités ne peuvent souvent que rappeler ces problèmes ou les changements promis, talonner la direction, en souligner l’importance pour la qualité des soins et la qualité de vie, faire pression en jouant le rôle de « courtiers en valeurs », obligeant ainsi la direction, sinon à prendre des mesures, du moins à accélérer le processus, à traiter de la question en priorité et à continuer à chercher des solutions. Le comité n’est pas sans influence, puisque des changements finissent par être apportés, mais cette influence est plus incertaine et à long terme. L’autonomie des comités, dans leur capacité d’influencer le cours des choses, est plus limitée.

Pour les gains obtenus plus rapidement et portant sur des questions plus circonscrites, comme l’achat d’équipement, les intérêts des comités rejoignent les intérêts de la direction. Comme pour la prise de parole, la direction a tout intérêt à ce que le comité lui fasse des suggestions qui permettent d’améliorer rapidement et concrètement la vie des résidents. Elle peut ensuite dire au comité – nous l’avons entendu à plusieurs reprises lors des rencontres – qu’elle répond positivement à leurs demandes et agit concrètement. Ces changements permettent aux membres des comités eux-mêmes de se dire – et nous l’avons également entendu souvent – que leurs actions servent à quelque chose, et ainsi de trouver une motivation pour continuer.

Pour les questions où les changements tardent à venir, on observe plutôt un décalage entre la direction et les comités sur la manière de concevoir les problèmes. Les comités de résidents se heurtent à la logique des appareils (Godbout, Leduc et Collin, 1987; Lemieux, 1999), dont le fonctionnement et les objectifs divergent des leurs : les comités accordent une faible importance aux structures, aux procédures et aux hiérarchies, mais se font répondre qu’il y a des étapes à suivre lorsque l’on veut exprimer une insatisfaction ou déposer une plainte, pour entreprendre un changement, ou encore que la réponse à leur demande relève d’instances supérieures dont la direction attend une réponse. Leur compréhension des situations repose sur des liens personnels avec d’autres résidents ou membres des familles, avec lesquels ils partagent le même langage et les mêmes préoccupations, et ils se basent sur des événements singuliers, alors que les administrateurs et les intervenants se rapportent aux règles, aux conventions collectives ou aux pratiques en usage ou reconnues comme efficaces. Les comités recherchent des résultats concrets et immédiats à des problèmes particuliers et considérés un à un, alors que la direction se soucie du fonctionnement général de l’organisation et situe une demande à l’intérieur d’un ensemble d’objectifs qu’elle doit hiérarchiser et dont les réponses doivent être planifiées sur le moyen ou le long terme. Les membres des comités basent leur jugement sur des considérations morales, comme la dignité, l’amour, le dévouement, alors que pour la direction, si les valeurs sont loin d’être absentes, il faut également prendre en compte des considérations comme la distribution efficace, rigoureuse et équitable des services, les priorités de l’établissement et du ministère ou les multiples normes réglant les rapports entre l’établissement et ses employés. Les appareils apparaissent ainsi aux membres des comités comme lents à bouger, impersonnels, éloignés des « vraies » réalités, difficiles à réformer. Les intérêts des comités et des directions d’établissement cessent alors de converger : pas les mêmes objectifs ou priorités, pas la même approche, pas les mêmes critères d’efficacité.

Dans leur rapport avec les organisations, ces gains et ces insuccès se traduisent chez les comités par une double attitude. D’un côté, on recherche la coopération : on accepte d’entendre les arguments et les contraintes et d’en discuter, on accepte des compromis et des délais et on cherche à obtenir des gains plus limités mais concrets et immédiats. De l’autre, on adopte une attitude plus critique de dénonciation : on souligne les lacunes, les délais et la persistance des problèmes, en rappelant à la direction qu’elle doit trouver les moyens de corriger ceux qui ont une grande importance en regard de la qualité de vie. L’hésitation entre les deux attitudes est clairement perceptible dans les rencontres des comités, qui passent de l’une à l’autre, en changeant de ton, en remerciant la direction pour manifester peu de temps après, leur irritation devant la persistance d’un problème. Les comités prônent la collaboration, encouragés à le faire par les gains dans les services et l’équipement, puis se raidissent, se braquent devant les systèmes, leur fonctionnement et ce qui leur apparaît comme des lenteurs ou des lourdeurs, et ils adoptent alors une position plus critique. Tantôt un instrument au service de l’organisation, tantôt un contre-pouvoir des usagers[17]. La formulation même du mandat des comités par le ministère préfigure cette tension : ils doivent à la fois contribuer à l’amélioration de la qualité des services, et ainsi collaborer avec la direction, et voir à la défense des droits, ce qui donne aux actions du comité un tour plus revendicateur et fondé sur des principes (les droits de la personne, imprescriptibles).

Du centre d’hébergement à l’espace public : élargir la discussion

Certaines décisions ne relèvent pas directement de la direction du centre d’hébergement ou du CSSS, mais de l’agence régionale, ou encore du ministère de la Santé et des Services sociaux, comme le budget de l’établissement. Cela soulève la question de la capacité des comités à faire valoir leurs demandes ou à faire entendre leurs préoccupations auprès de ces instances supérieures. Les comités connaissent bien les réalités locales, mais sont éloignés des centres importants de décision susceptibles d’avoir une plus grande prise sur les problèmes qui les préoccupent, comme le manque de personnel ou les montants alloués à l’alimentation. Par ailleurs, pour certains membres, les décisions touchant le centre d’hébergement ne concernent pas uniquement les résidents et leurs proches : elles sont d’intérêt général et doivent être portées à l’attention de l’ensemble des citoyens, car elles soulèvent la question de ce qui doit être collectivement fait pour le bien-être des aînés ou des personnes dépendantes.

Les comités peuvent-ils exercer une sorte de relais entre les résidents, la population et les pouvoirs publics? Peuvent-ils contribuer à élargir les questions et la participation aux discussions? En d’autres mots, peuvent-ils les porter dans l’espace public au sens où l’entend Habermas, c’est-à-dire en faire l’objet d’un débat public et ouvert, auquel tous les citoyens intéressés peuvent participer parce qu’elles concernent la collectivité dans son ensemble? Un événement survenu durant notre enquête va nous permettre de répondre à cette question et de préciser notre analyse touchant l’autonomie des comités.

Ne pouvant demeurer dans son bâtiment actuel, l’unique centre d’hébergement d’une petite ville doit être relocalisé. L’Agence régionale de la santé et des services sociaux[18] a décidé de l’installer dans des locaux de l’hôpital régional, qui seront rénovés à cet effet. Cette décision surprend et choque les membres du comité des résidents, qui estiment qu’un hôpital ne peut constituer un environnement adéquat pour une résidence. La configuration de l’espace, l’architecture (ex. : fenêtres trop hautes pour les résidents en fauteuil roulant), les activités de soins tout autour (l’édifice continue d’abriter l’hôpital) ne favorisent pas la création d’un véritable « milieu de vie » tel que le préconise le ministère de la Santé et des Services sociaux lui-même. Le comité s’oppose farouchement à la décision, et demande plutôt la construction d’un nouvel édifice à vocation résidentielle et adapté aux personnes en perte d’autonomie. Il va plus loin encore : non seulement il dénonce le projet de déménagement, mais il élabore un contre-projet, celui de la construction d’un nouveau bâtiment sur le modèle de ce qui a été fait dans une autre région. Devant le refus de l’établissement d’en discuter, le comité présente son projet à une réunion du conseil de l’Hôtel de Ville et dans le journal régional, et il fait circuler une pétition par le biais d’associations locales pour faire invalider la décision. Pour le comité, ce déménagement concerne la condition de vie de « nos aînés », de toutes les personnes âgées de la région, et par conséquent de l’ensemble des citoyens. Il doit faire l’objet d’un débat public.

La direction de l’établissement réagit très mal à cette « sortie publique » et cette contestation. Elle estime que le comité outrepasse son mandat : il n’a pas à se prononcer sur cette question, qui relève de l’Agence régionale, et il n’a pas non plus la compétence pour en juger. Elle condamne également le procédé : le comité des résidents, estime-t-elle, est un comité de l’établissement, il est tenu à une certaine loyauté envers celui-ci, et il ne peut donc pas le critiquer ouvertement sur la place publique. Le comité refuse toutefois de se considérer comme un comité ainsi lié à l’organisation, puisqu’il n’est pas composé d’employés, mais de citoyens, et qu’il a de ce fait une entière liberté de parole. Des pressions seront faites par la direction pour que le président du comité démissionne, que le comité renonce à son projet et qu’il cesse ses dénonciations, ce que le comité fera après plus d’une année de confrontation épuisante pour les membres du comité, qui vont graduellement se retirer du comité, l’un après l’autre[19]. Cette histoire est vécue difficilement par les membres du comité, tous des proches parents et des bénévoles, car ils se sont sentis victimes d’intimidation.

Cette controverse soulève directement la question de l’autonomie des comités de résidents. Peuvent-ils se prononcer sur toutes les questions qu’ils jugent de leur intérêt (capacité de dire)? Ont-ils l’autorité et les moyens pour en discuter et même proposer une alternative crédible (capacité de changer le regard)? Peuvent-ils organiser une contestation pour faire changer une décision (capacité d’influencer le cours des choses)? Le comité pensait pouvoir répondre positivement à ces questions, mais la direction de l’établissement lui a signifié ses limites. La montée en généralité n’est pas uniquement une question intellectuelle – disposer de l’information et de l’expertise nécessaire pour discuter plus largement d’un sujet – mais aussi une question de légitimité. On refuse au comité le droit de se prononcer sur le déménagement du centre, et il ne lui est pas même permis de poser des questions.

L’autonomie est limitée par le type de relations que le comité de résidents devrait entretenir avec la direction et par la loyauté auquel il serait tenu. Si le comité peut formuler des critiques, estime la direction de l’établissement, ces critiques ne sont recevables que dans la mesure où elles ne sont pas publicisées. C’est du même coup réduire la portée de son action. Ce serait à titre de représentant de résidents ou d’usagers de services qu’un comité serait autorisé à émettre un avis, et non de citoyens, et leur seul interlocuteur ne peut donc être que la direction. Dans cette perspective, la participation des usagers ne peut conduire à une réduction du pouvoir des administrateurs et des professionnels de l’Agence régionale ou du CSSS, qui refusent de débattre publiquement de leur décision.

Cette interprétation restrictive du rôle et de l’autonomie des comités entraîne à son tour une autre question : qui d’autre que le comité des résidents pouvait dans ce cas précis soulever la question du déménagement du centre d’hébergement, qui a semblé intéresser de nombreux groupes et individus dans la région? Aucune autre association locale n’était informée du projet et n’était aussi bien placée pour en juger. Il revient peut-être à des associations comme le Conseil de protection des malades (CPM) ou le Regroupement provincial des comités d’usagers (RPCU) d’animer un débat public, l’un et l’autre ayant pour mandat de défendre les droits des usagers du réseau de la santé et des services sociaux, de soutenir les comités d’usagers et de résidents dans la réalisation de leur mandat, de faire des représentations auprès du ministère et de participer aux débats publics. En 2012, par exemple, le RPCU rendait public un document de réflexion : L’hébergement pour les personnes en perte d’autonomie au Québec. Des enjeux et des parcours difficiles pour les personnes concernées. Il avait fait appel pour sa rédaction à des chercheurs ainsi qu’à des personnes de divers horizons (personnes en perte d’autonomie, proches parents, employés et gestionnaires d’établissements) : « Les comités des usagers et les comités de résidents ont contribué à cette réflexion en nous faisant part de leurs préoccupations. » (RPCU, 2012, p. 3), précise-t-on. Le RPCU voulait ainsi « se doter d’une plate-forme de revendications solides » (p. 7)[20]. Il s’agit là d’une véritable montée en généralité, tant du point de vue de la perspective que l’on a sur le problème débattu que de celui du public engagé dans la discussion. Le regroupement a les moyens d’élargir la discussion, de recueillir et de faire entendre les préoccupations de l’ensemble des comités ainsi que de formuler des recommandations générales, d’y greffer d’autres points de vue et d’élargir la perspective et la compréhension des situations. S’il ne peut former à lui seul un espace public, il peut néanmoins servir de relais pour élargir la participation[21], faire de questions privées des questions d’intérêt public, mettre en concurrence les points de vue (Fraser, 2005; Pelchat, 2010) ou encore documenter les questions, en faire voir les multiples aspects et en élargir la compréhension. Un débat public sur l’ensemble des centres d’hébergement ou les conditions de vie des personnes dépendantes n’est donc pas impossible. Reste à voir comment le regroupement va y parvenir et comment les comités locaux vont s’y associer et les alimenter. Sur cette question, nos observations se limitent au constat que les comités locaux de résidents sont présentement bien peu au fait des actions des associations provinciales et que les échanges sont encore limités. Il est certain que, sur un enjeu régional comme le déménagement d’un centre d’hébergement, les regroupements provinciaux sont mal placés pour intervenir : s’ils peuvent offrir un support et des conseils, ils connaissant peu ou pas la situation, les préoccupations et les enjeux locaux.

Les comités de résidents en centre d’hébergement rencontrent deux grandes limites en tant qu’espace de participation des usagers. D’un côté, ils doivent dépasser les histoires singulières pour monter en généralité et parler des problèmes communs. De l’autre, ils ne peuvent aborder des problèmes plus généraux et structuraux, sauf à rappeler les besoins des résidents et à réaffirmer un certain nombre de principes devant guider les décisions. Ils ne peuvent prendre part aux décisions en tant que telles, pas même exprimer leur désaccord à leur sujet. Ils sont limités pour ainsi dire par le bas et par le haut. On s’attend à ce qu’ils dépassent les anecdotes et les questions trop particulières pour discuter de problèmes généraux, mais ils ne peuvent cependant aller trop loin (ou trop haut) et discuter des questions qui touchent l’avenir du centre d’hébergement et la population locale dans son ensemble. C’est à l’intérieur de ces limites que les directions des établissements sont prêtes à entendre le point de vue des comités et y trouvent même une pertinence et une utilité pour leur organisation. C’est à l’intérieur de ces limites que les comités trouvent leur autonomie, qu’ils parviennent à faire entendre leur voix, changer le regard porté sur les réalités et influencer le cours des choses. Ces limites rendent possible cette autonomie, en même temps qu’elles la restreignent sensiblement : elles donnent aux comités l’occasion, les moyens et la légitimité pour s’exprimer, tout en leur fixant des bornes.

On reconnaît ainsi aux comités une compétence pour traiter et juger des questions qui touchent l’espace du familier, de la proximité, ce que Genard (2013) appelle l’« expertise ordinaire », qui repose sur l’expérience ou le « vécu », et qui est généralement reconnue aux participants dans les différents dispositifs de participation. Sur les questions plus structurelles, ils peuvent toujours se prononcer sur les désagréments vécus par les résidents, mais on ne leur reconnaît pas la compétence ni le droit de juger des moyens retenus par l’établissement, l’Agence régionale ou le ministère pour résoudre les problèmes. La tension entre la collaboration et la critique que nous avons observée en est un peu le résultat : elle découle de leur double mandat (amélioration des services, défense des droits), mais aussi des compétences qui leur sont reconnues et qu’ils se reconnaissent eux-mêmes. Les membres des comités sont animés par le désir de se tenir au plus près des problèmes quotidiens et d’obtenir des changements concrets, problèmes pour lesquels ils sont compétents et qui les poussent vers la collaboration. Mais ils sont en même temps confrontés à des obstacles, des enjeux et des organisations qui les dépassent, qu’ils peinent parfois à comprendre (c’est abstrait, éloigné de leurs préoccupations immédiates) ou dont ils voudraient discuter mais sans qu’on leur permette de le faire, ou encore ils touchent à des questions à propos desquelles ils se sentent incompétents ou sont jugés incompétents, ce qui provoque des mouvements d’impatience et les pousse parfois à se rebeller.

Faut-il ne voir pour autant dans ces comités que d’utiles instruments au service de la gestion des établissements, informant la direction des besoins, des demandes et de la satisfaction de la « clientèle », mais sans influence sur les orientations touchant l’hébergement et les services de santé? Ce serait négliger cette autre fonction ou rôle, qui consiste à redonner du sens aux pratiques, aux services et aux organisations, à réintroduire des préoccupations humanitaires dans un univers où les considérations organisationnelles et économiques prennent le dessus, à ramener à l’avant-plan des questions morales et identitaires dans des organisations constamment aux prises avec des compressions budgétaires et un manque de personnel, à souligner des dimensions constamment éclipsées par les considérations organisationnelles. S’ils sont d’utiles outils de gestion, qui s’insèrent relativement bien dans l’organisation, ils n’en continuent pas moins de détonner dans le milieu, d’irriter souvent et de heurter parfois, par leurs questions, leurs pressions et leurs protestations. Non seulement contribuent-ils à assurer une plus grande protection des personnes vulnérables et à améliorer la vie des gens, mais encore empêchent-ils la direction et les professionnels de se satisfaire des façons habituelles de voir, de traiter, de hiérarchiser et de prioriser les problèmes.

Mais sans doute parviennent-ils à jouer véritablement ce rôle lorsqu’ils débordent des limites à l’intérieur desquelles ils devraient demeurer : en ne se privant pas de prendre la parole, même si c’est de manière un peu confuse, émotive ou hors d’ordre, à propos d’un événement singulier dont on ne mesure pas immédiatement l’importance ou le caractère général, ou encore en s’invitant dans un débat où ils n’étaient pas invités touchant les grandes orientations de l’établissement ou du système de santé.