Note critique

Le miroir de la dépressionMarcelo Otero, L’ombre portée. L’individualité à l’épreuve de la dépression, Montréal, Boréal, 2012, 374 p.[Notice]

  • Éric Gagnon

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Pendant longtemps, la représentation que les Québécois se sont donnée de leurs malaises collectifs et individuels prenait la figure d’une famille, sinon dysfonctionnelle, du moins passablement coincée. Des Plouffe à La petite vie, leur misère trouvait son expression littéraire et télévisuelle dans une dynamique familiale aliénante, expression de leurs empêchements, d’un sentiment d’infériorité et d’une révolte impuissante : père faible et humilié, sexualité et identité refoulées, Église étouffante et culpabilisante. De cette représentation, le théâtre de Michel Tremblay est sans doute l’expression (et la dénonciation) la plus forte et la plus réussie : À toi pour toujours, ta Marie-Lou, avec son père silencieux attablé devant une bière, Le vrai monde ? et ses mensonges incestueux, ou Albertine en cinq temps et son désespoir violent. Mais si l’on en croit l’épidémiologie, et depuis peu les sociologues, les Québécois seraient aujourd’hui moins névrosés que déprimés. Leur misère morale et psychologique a changé. Ils ne souffrent plus d’une morale bigote ou de l’aliénation du colonisé, mais de dépression, qui accompagne en force la montée de l’individualisme, la fin des interdits et la recherche de l’accomplissement personnel. Si l’on veut chercher dans la psychopathologie le malaise caractéristique et révélateur de la société actuelle, c’est du côté de la dépression et de l’anxiété qu’il faut regarder. Ce sont elles qui nous informent le mieux sur ce qu’est devenue la société québécoise. C’est du moins ce que soutient Marcelo Otero dans un excellent ouvrage, qui fait la synthèse de ses travaux théoriques et empiriques sur la question. Nous en rendrons compte en faisant ressortir ses principales articulations et conclusions, tout en soulevant des questions et en indiquant des prolongements. Selon l’enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes, réalisée par Statistique Canada, 8,4 % des Québécois (avec une proportion plus grande de femmes que d’hommes) ont souffert de troubles de l’humeur ou anxieux en 2000-2001. La proportion d’individus qui ont présenté un des ces troubles au cours de leur vie est de 22,5 %, soit une personne sur cinq ; elle est de 12 % pour ceux qui ont vécu un épisode de dépression majeure. Les troubles dépressifs et anxieux (phobie, trouble panique, anxiété généralisée) sont aujourd’hui responsables de la moitié des troubles mentaux. « Peu importe les sources auxquelles on se réfère, les méthodes suivies et les catégorisations privilégiées, la dépression est la vedette épidémiologique de l’incapacité sociale, même si les troubles anxieux cognent déjà à la porte de manière insistante » (p. 122). Les « nerveux sociaux », comme les appelle Marcelo Otero, se pressent aux portes des médecins généralistes, des psychiatres et des psychologues, et la très grande majorité des consultations qui aboutissent à un diagnostic de dépression (82 %), sont assorties de la prescription d’un médicament, généralement un antidépresseur. En cela, le Québec suit une tendance lourde à l’échelle internationale : selon l’OMS, la dépression est la première cause d’incapacité dans le monde, avec 12 % de toutes les affections mentales ou somatiques, tous âges et sexes confondus. Fatigue extrême, épuisement, manque de ressort, sommeil déréglé, incapacité de prendre une décision, difficulté à faire la moindre tâche, le déprimé n’arrive plus à travailler, il ne fonctionne plus. Il n’a plus aucune envie d’entreprendre, il est en panne de désir, il est sans volonté. La vie n’a pour lui plus rien d’agréable, rien de positif, il est replié sur soi, se laisse aller et pleure sans savoir pourquoi, souvent en proie à des idées suicidaires. « On peut résumer schématiquement l’essentiel du drame de l’individu déprimé en deux expressions très générales : ne pas pouvoir (défaillance du fonctionnement, de l’action, de …

Parties annexes