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Avec la disparition du professeur Maurice Lebel, qui nous a quittés le 24 avril dernier, une page de notre histoire se referme un peu plus. Une page qui évoque ce moment où la vie intellectuelle a pris chez nous un élan définitif, où des femmes et des hommes de valeur n’ont pas hésité à se dépenser pour donner une place meilleure à la vie de l’esprit, dans un monde qui n’acceptait pas facilement d’être dérangé dans ses certitudes. Maurice Lebel fut de cette race. Intellectuel de haute stature, il fut un professeur passionné qui a enthousiasmé des générations d’étudiants. Il fut aussi un éveilleur qui aura laissé une marque profonde dans le monde de l’éducation, au Québec comme au Canada.

À sa manière, cet humaniste fut un bâtisseur de l’université nouvelle. Il entreprend sa carrière de professeur à l’Université Laval en 1938, au moment où une nouvelle faculté vient d’être créée : la Faculté des lettres succède à l’École normale supérieure. Signe des temps, on entend passer d’une institution vouée à la seule préparation des professeurs de collèges à une autre qui, elle, se souciera de former de véritables universitaires, des diplômés compétents et ouverts sur le monde, préparés à créer des connaissances neuves et à en faire profiter toute la société. Le mouvement est lancé : c’est alors que commencent à arriver les Luc Lacourcière et les Jean Lechevalier, les Félix-Antoine Savard, Jeanne Lapointe, Marcel Trudel ; avec ces personnages s’instaure une tradition intellectuelle qui marquera vivement le milieu du siècle, au Québec et ailleurs.

Monsieur Lebel embrassera avec enthousiasme cette cause nouvelle. Avec son doctorat londonien et, sur ses légendaires carnets de notes, les noms de dizaines et de dizaines de savants qu’il a côtoyés à Londres, à Paris, à Athènes, il se met à la tâche. Le grec, bien sûr, sera son premier souci. La Faculté des arts et les collèges lui envoient leurs professeurs, lui-même appuie leurs efforts pour renouveler l’enseignement des études classiques ; il publie, il donne des conférences, il est présent partout, si bien qu’en peu de temps, son action porte fruit : un vent de fraîcheur se répand dans les collèges classiques, un renouveau auquel est associé le nom de Maurice Lebel. Il devient la référence.

Sa notoriété ne tient pas qu’à son érudition. Durant ses études, il avait parcouru plusieurs pays d’Europe, avec un grand enthousiasme et une curiosité vive dont il ne s’est jamais départi. Il parle abondamment d’une Grèce qui n’a rien de théorique ou de livresque : il l’a parcourue à pied, il sait décrire concrètement une Acropole qu’il a vue, une plaine de Marathon qu’il a marchée. Combien d’étudiants verront naître à son contact le désir de partir, d’aller voir ailleurs ! Et de revenir, comme lui, doctorat en poche. Car l’un de ses soucis sera toujours de stimuler les étudiants, de les convaincre qu’il ne faut pas craindre de se hisser au rang des meilleurs. Il les met en contact avec des collègues des plus prestigieuses universités, il leur fournit de solides lettres de recommandation, et va même jusqu’à aménager pour eux le rendez-vous qui leur procurera la bourse dont ils auront besoin !

À la Faculté, les projets sont ambitieux : on veut développer, dans toutes les disciplines, un enseignement de très haute qualité. Les professeurs, hélas, ne sont pas très nombreux. Qu’à cela ne tienne, ceux qui sont en place se multiplieront pour combler les lacunes. C’est ainsi que Maurice Lebel, devenu secrétaire de la Faculté (il en deviendra doyen par la suite), fait intervenir les connaissances qu’il a acquises pour enseigner tout aussi bien le grec que la poésie, la rédaction française, la littérature comparée, la littérature canadienne d’expression française et anglaise, et combien d’autres sujets ! Il le fait avec brio, tout en dirigeant les premiers étudiants qui déposeront leurs thèses doctorales, sous sa direction.

Esprit universel, doté d’un intérêt immense pour tous les savoirs du monde, le professeur Lebel publiera abondamment, et même jusqu’au dernier moment. Là encore, aucun domaine n’était étranger à cet humaniste ; il embrasse large, il veut faire connaître les objets de ses multiples coups de coeur, il entend communiquer sa flamme. Une telle carrière n’est toutefois pas sans embûches : Pic de la Mirandole aurait eu de la difficulté à maîtriser « le savoir universel » s’il avait vécu au milieu du XXe siècle… On a parfois reproché à Maurice Lebel, cet homme de feu, de se disperser. Mais tout était à faire, peu nombreux étaient les maîtres, mince encore était la tradition intellectuelle. C’est tout à l’honneur de cet érudit d’avoir consenti à se laisser parfois distraire de ses orientations premières pour se mettre au service des étudiants et des études nouvelles.

Respecté de tous, reconnu comme un intellectuel de grande classe et couvert d’honneurs, monsieur Lebel décida un jour de prendre sa retraite. C’était en 1972. Nous étions tous surpris d’une telle décision car il était bien jeune encore, nous paraissait-il. Sa décision était finale : il désirait se consacrer à ses travaux, tout en restant en contact avec ses collègues et ses étudiants. Et lui qui entretenait une vaste correspondance avec ses pairs partout dans le monde, il pourrait maintenant contribuer d’une autre manière au devenir de ses chères études.

De fait, on peut croire que ce pionnier était un peu las. Pas du tout désenchanté – jamais il ne le fut –, mais de moins en moins à l’aise dans l’université nouvelle qu’il avait pourtant contribué à créer. Il était un homme d’études, l’avenir était aux chercheurs. Dur coup pour un savant comme lui de constater qu’il y avait de moins en moins de place à l’université pour la longue réflexion, l’étude longtemps préparée qui permettrait à un sage de léguer le grand oeuvre d’une vie. C’en était fini de l’ère où les maîtres avaient pour mission de penser sans qu’on leur demande de compte. Les études des humanistes devaient maintenant céder la place à la recherche. Il n’est pas faux de croire que monsieur Lebel, formé auprès des grands maîtres européens, a préféré rester un homme d’études.

L’oeuvre qu’il nous lègue est abondante. Soulignons en particulier son ouvrage sur les images dans la poésie de Sophocle, qui lui valut de recevoir de la part de la Grèce le prix Venizelos en 1957. Il a aussi publié des ouvrages sur le Québec, dont D’Octave Crémazie à Alain Grandbois (1963) et une Histoire littéraire du Canada (1970), sans oublier de nombreux articles sur l’humanisme et l’enseignement. La réflexion pédagogique sur la formation classique et sur l’humanisme, qu’il a menée dès les premières années de son engagement universitaire, lui a valu également de recevoir, en 1966, la médaille Richelieu de l’Académie française.

Jusqu’à la fin de sa vie, monsieur Lebel a multiplié les publications et les interventions publiques dans une multitude de domaines du savoir : sa débordante curiosité intellectuelle et son esprit combatif ne l’auront jamais quitté. La vie de cet homme remarquable témoigne d’une époque qu’on aurait tort d’oublier, ou de juger avec nos yeux d’aujourd’hui. Son souvenir perdurera longtemps.