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Au fil du temps, de l’apport de commentateurs tantôt sérieux, parfois moins, s’est dessiné dans l’imaginaire collectif quelque chose comme une caricature de la génération X. Face aux boomers qui se seraient soigneusement cadenassés dans leurs privilèges et leur corporatisme comme le disait le sociologue Fernand Dumont, le danger à terme était de voir croître chez cette génération du ressentiment, de la rancoeur à l’endroit de ses aînés. Stéphane Kelly, dans son essai À l’ombre du mur, use de la métaphore du mur pour qualifier les nombreux obstacles auxquels font face les X « dans leur vie intime, professionnelle et spirituelle » (p. 12).

Très tôt dans la lecture de l’ouvrage, et ce, bien que Kelly ne l’avoue qu’à demi-mot, le lecteur comprendra que ce dernier veut laver l’honneur des X. Constatons-le : cet ouvrage aurait pu être d’un style davantage académique, mais Kelly en a décidé autrement et, force est de le constater, le résultat en est diablement efficace. Par sa prose simple et effective, par ses nombreux référents à la culture populaire, l’essai de Kelly se révèle d’une rare accessibilité pour un ouvrage de cette densité. Dans le but de suivre la trajectoire de la génération X, le lecteur se fait rappeler, pour son plus grand plaisir, quelques balises renvoyant à l’histoire sociale du Québec post-1960.

L’ouvrage de Kelly s’ouvre sur la révolution culturelle et l’avènement de l’État thérapeutique durant les années 1960. C’est durant cette période que la mise en application du programme de la gauche réformiste nord-américaine a été rendue possible par la prospérité économique induite par les Trente Glorieuses. Alors même que l’idéal politique que ledit programme sous-entend bat son plein, quelques critiques sonnent vainement l’alarme annonçant son déclin.

C’est que, selon Kelly, les institutions qui médiatisaient les rapports entre l’individu et la collectivité, soit principalement la famille, l’école, l’État et l’Église, sont alors atteintes « d’un puissant mouvement antiautoritaire » (p. 21) qui finit par miner ces dernières. Ces institutions tenteront par la suite de conjurer leur déclin en se pliant « au culte du mouvement » (p. 21). Parallèlement à cela, l’État-providence céderait sa place, selon Kelly, à l’État thérapeutique destiné à inculquer au peuple une nouvelle éthique sociale autoproclamée « plus démocratique, plus festive et plus humaine » (p. 22). Cette nouvelle culture serait ainsi vouée à des choses telles que « le bien-être personnel, l’expression des sentiments et l’authenticité » (p. 22). Dans le cadre de la société thérapeutique, chaque individu est invité à atteindre un maximum de bien-être, ainsi délié de « l’autorité du passé et de la tradition » (p. 23).

Le modèle de la famille traditionnelle, lui aussi, serait l’objet « d’une critique sociale dévastatrice » qui aurait eu pour effet « d’affaiblir l’autorité parentale » (p. 25). C’est qu’on cherche, selon Kelly, à amener la famille à se recomposer sur un mode plus égalitaire, que ce soit dans les relations de parent à parent ou de parents à enfants, dans ce que l’on qualifiera de « modèle démocratique » (p. 27). Ce passage du modèle traditionnel au « modèle démocratique » aurait été largement encouragé par les prescriptions thérapeutiques de l’État québécois et des « spécialistes de la famille, toutes disciplines confondues » (p. 27).

L’école connaît, selon l’auteur, un traitement similaire. Au Québec, le rapport Parent « prend clairement parti pour les forces du mouvement » (p. 31). En se déliant de son héritage classique, « elle se donne pour mission d’adapter les enfants aux besoins et nécessités du présent » (p. 32). Sur la base du constat que l’école est d’abord une institution bourgeoise destinée à imposer ses préférences de classe, les autorités scolaires veulent instituer une école de masse qui s’adapterait « au vécu des élèves afin de ne pas leur faire violence » (p. 34), l’élève ayant désormais le droit inaliénable de garder « sa culture propre » (p. 34). Résultat : les X sortent de l’école sans culture générale, peinant à user convenablement de la langue française ou à citer quelques aspects, si élémentaires soient-ils, de l’histoire du Québec. Constatant leur propre inculture au sortir de l’école, les X adressent l’essentiel de leur ressentiment tantôt envers les boomers, tantôt envers eux-mêmes.

Enfin, Kelly retrace le déclin de l’Église et la récupération de certains de ses paramètres dans la musique rock. C’est que cette musique constitue, selon l’auteur, un peu comme l’Église d’antan, un remède contre le désespoir. N’en demeure pas moins que l’Église avait pour avantage d’inculquer aux croyants un certain sens des limites en disciplinant l’individu et en promulguant des interdits, ce qui n’est nullement le cas avec la musique rock. Au contraire, Kelly semble soutenir qu’elle s’érige sur le mode de la transgression des interdits pour « faire vivre à son public des expériences fortes et inédites » (p. 43).

Par la suite, l’auteur s’affaire à retracer le contexte dans lequel les X évoluent vers la vie d’adulte. En ce sens, ce qu’il appelle « la crise de la classe moyenne » marque profondément le destin de la génération X. En effet, « pour la première fois depuis cinq générations le niveau de vie des jeunes adultes (les X) est plus faible que celui de la cohorte précédente lors de la première tranche de la vie adulte » (p. 59). Les X font donc, dans un premier temps, les frais de la crise économique des années 1980, eux qui avaient pourtant grandi dans le monde des Trente Glorieuses où la prospérité économique semblait acquise. On voit alors comment les X font les frais de la déliquescence desdites institutions, autant dans leur vie amoureuse que dans leur vie professionnelle.

Kelly consacre par la suite une section de son ouvrage à « l’hétérogénéité des expériences vécues par les X » (p. 103). Pour ce faire, il propose différents récits biographiques regroupés selon leur appartenance à la classe supérieure, la classe moyenne et la classe inférieure. Si le tout peut paraître quelque peu anecdotique de prime abord, attacher des traits récurrents chez la génération X à des trajectoires biographiques, même fictives, se révèle somme toute utile à la compréhension de leurs conséquences sur la vie d’un individu.

Par ailleurs, Kelly souhaite ouvertement réhabiliter l’analyse de classe qu’il considère aujourd’hui plus que jamais pertinente du fait que « les écarts de revenu entre les classes sociales en Occident se sont accentués depuis vingt ans » (p. 157). Kelly constate que la montée de certaines professions facilite l’accès de ceux qui en ont fait le choix à la classe supérieure. Quatre professions, selon lui, font figure de véritables guildes : soit les thérapeutes, les vedettes, les juristes et les managers.

L’auteur remarque, de surcroît, que beaucoup de X conçoivent leur existence sous la thématique de la survie. La lutte pour la survie désignerait plus largement le mal de vivre ressenti dans les sociétés occidentales. La récurrence de cette thématique consacrerait donc la montée du narcissisme contemporain qui, largement alimenté par la médiatisation à outrance des catastrophes et des crises, renforce l’imaginaire de la survie, ce dernier conférant « à la victime une supériorité morale dans la société » puisque celle-ci posséderait « une conscience intime de la persécution » (p. 198). Quoi qu’il en soit, et Kelly le souligne, la persistance de cette thématique bloque chez l’individu le goût de poursuivre un idéal qui transcenderait sa propre existence. Les X préférent largement, selon l’auteur, investir des utopies collectives apolitiques issues des années 1960. Pour conjurer l’âpreté de la thématique de la survie, trois volets d’utopisme se manifesteront dans la culture populaire : « le rêve de la colonisation de l’espace (l’astronautisme), la lutte pour la paix (le pacifisme) et la lutte pour la survie de la Terre (l’écologisme) » (p. 200).

Enfin, dans la dernière partie de son ouvrage, l'auteur s’engage dans une réflexion plus large sur la perte des repères politiques et de l’idéal démocratique. Les mutations sociales des dernières décennies en Occident ont conforté les membres de la génération X dans une forme de repli sur lui-même. Narcissique et déclinant sa propre existence sur le mode de la survie, l’homme occidental se voue tout entier à son « bien-être », encouragé par les médias faisant l’apologie de la société thérapeutique. Ainsi centré sur lui-même, il s’auto-infantilise par sa propre répugnance envers l’idée de l’engagement et de la prise de responsabilité.

Sous forme d’épilogue, l’auteur affirme que les membres de la génération ont appris à leurs dépens un certain sens des limites imposé par une conjoncture sociale difficile. En somme, peut-être ont-ils fait oeuvre utile auprès des générations futures par leur posture critique face à un monde désireux de jouir sans entraves et sans limites. La trajectoire des X peut donc, au final et si toutefois nous acceptons de la prendre comme telle, servir de rappel, d’incitation à la prudence dans un monde qui peut bien vite se révéler étonnamment hostile aux individus pressés de se délier de l’éthique héritée.