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Depuis une dizaine d’années, une nouvelle sensibilité historique se dessine au Québec. Ses animateurs proviennent de divers horizons, mais ils sont unis par le regard critique qu’ils posent sur la Révolution tranquille et le Québec contemporain. Ils s’intéressent particulièrement à l’histoire intellectuelle et religieuse du Québec et insistent souvent sur le caractère distinct de son évolution historique. L’héritage religieux du Canada français, la canadianité du Québec et la pensée traditionaliste sont abordés avec nuance et, parfois, avec sympathie.

Cette nouvelle sensibilité inquiète l’establishment historique québécois. Pour beaucoup d’historiens, des révisionnistes pour la plupart, il s’agit d’une démarche profondément conservatrice, voire réactionnaire. Gérard Bouchard, dont les travaux n’ont pas toujours été bien accueillis par ces historiens, partage néanmoins leurs inquiétudes à l’égard de la nouvelle sensibilité historique. Le présent ouvrage est le fruit de ces inquiétudes.

Avec Raison et contradiction et Les deux chanoines, tous deux publiés en 2003, La pensée impuissante forme un triptyque consacré à la vie intellectuelle du Québec entre l’échec des rébellions de 1837-1838 et l’avènement de la Révolution tranquille. Ce triptyque est voué à un but très précis : la condamnation d’une partie de l’héritage intellectuel québécois. Ces ouvrages sont en effet des essais et constituent une riposte aux postulats de la nouvelle sensibilité.

L’essentiel du premier chapitre de La pensée impuissante est consacré à la pensée ruraliste. Les chapitres suivants portent respectivement sur la vie et l’oeuvre de quatre intellectuels canadiens-français : Arthur Buies, Edmond de Nevers, Édouard Montpetit et Jean-Charles Harvey. À la fin de l’ouvrage, Bouchard effectue un retour sur Les deux chanoines, répondant aux critiques suscitées par son livre sur les contradictions de la pensée groulxiste.

L’idée-force de La pensée impuissante, que Bouchard répète ad nauseaum, est assez simple : entre les années 1840 et la Révolution tranquille, la pensée canadienne-française est intrinsèquement contradictoire et impuissante. Toute pensée comporte des contradictions, souligne l’auteur, mais la pensée canadienne-française est fragmentaire parce qu’elle est incapable de « subvertir, résorber, surmonter, aménager d’une façon ou d’une autre le contradictoire » (p. 11).

Dans La pensée impuissante, Bouchard propose une nouvelle typologie des idées. Celle-ci ne serait pas basée sur le clivage droite/gauche, mais plutôt sur la capacité d’une idéologie à résorber ses contradictions internes. Selon ce schéma, il existerait trois types de pensée :

  • La pensée radicale. « Ce type de pensée se structure autour d’une idée, d’un principe ordonnant tous les autres, lesquels s’en trouvent ainsi réduits à la façon de corollaires. Un imaginaire est dès lors érigé dans un espace intellectuel et idéologique parfaitement homogène, symétrique, sur le modèle d’un système fermé. » Cette pensée radicale serait propre « à l’idéologie jacobine en France, au communisme soviétique, aux fascismes de l’entre-deux-guerres, à tous les régimes dits fondamentalistes » (p. 12).

  • La pensée organique. « La pensée préserve le noyau contradictoire, au lieu de l’éradiquer, et tente de l’accommoder. Elle peut y parvenir en articulant efficacement les deux propositions concurrentes selon un arrangement symbolique qui les subordonne à une troisième instance prenant la forme d’un mythe efficace » (p. 12). « L’imaginaire national états-unien offre un exemple achevé de pensée organique ; l’idéologie égalitariste, par exemple, y est contredite par l’ampleur et la permanence des inégalités mais rachetée par le mythe de la mobilité sociale et de l’achievement, au coeur de l’American dream » (p. 12-13).

  • La pensée fragmentaire ou équivoque. « Nous sommes toujours ici dans la situation où la raison a choisi d’accommoder le contradictoire. Mais, à la différence du scénario précédent, il peut arriver que les mythes mobilisés pour soutenir la construction idéologique (ou pour remédier aux déficiences, aux impasses de la raison) s’avèrent tout simplement inopérants. On se trouve dès lors en face d’un montage hétéroclite, inefficace, d’un simple alignement d’énoncés concurrents ou divergents, sans mise en tension, sans effet de levier » (p. 13).

Selon Bouchard, pendant plus d’un siècle, la quasi-totalité des intellectuels canadiens-français – libéraux et conservateurs, nationalistes et antinationalistes – souffraient d’une pensée fragmentaire. Ils étaient à la fois pour et contre l’industrie, pour et contre la continuité, pour et contre la modernité, pour et contre le Canada. Ils faisaient la promotion de la nationalité canadienne-française, mais rejetaient l’idée d’indépendance et négligeaient les questions politiques et sociales. Par ailleurs, leur conception de la nation était abracadabrante et leur rapport à la France et au continent nord-américain était fondamentalement ambigu. Ainsi, entre l’échec des rébellions et l’avènement de la Révolution tranquille, les penseurs qui ont dominé la vie intellectuelle du Québec ont partagé un même « syncrétisme naïf » (p. 41). En bout de ligne, insiste Bouchard, les rêves, les projets de ces intellectuels fragmentaires « ont engendré du statu quo plus que du changement ; ils ont distillé de l’impuissance plus que de l’audace collective » (p. 58).

Toutefois, ce constat se fonde sur une analyse parfois incomplète, et trop souvent partisane, de l’histoire intellectuelle du Canada français. Sur la question de l’agriculture et de la colonisation, par exemple, l’analyse de Bouchard s’appuie sur une conception trop peu nuancée du ruralisme canadien-français. Ce ruralisme n’était pas une doctrine contradictoire qui prêchait à la fois l’industrialisation et le retour à la terre. C’était plutôt un discours complexe et cohérent. Dans la pensée de l’abbé Lionel Groulx, par exemple, deux types de ruralisme se côtoyaient et se complétaient. D’abord, dans ses écrits, on retrouve un ruralisme doctrinal, essentiellement moral. La campagne et la vie agricole constituaient un cadre de vie foncièrement plus sain que celui de la ville et de la grande industrie. L’urbanisation apparaissait donc comme une « déchéance sociale » pour l’agriculteur et, collectivement, un malheur pour la nation. Ensuite, on peut également déceler, chez Groulx et chez d’autres ruralistes canadiens-français, un ruralisme situationnel, fondé sur les réalités économiques du contexte national. À ce niveau, l’abbé acceptait l’industrialisation comme inévitable dans le contexte nord-américain et compte tenu de la géographie et des ressources du Québec, mais persistait à s’en méfier. L’industrie était méprisée parce qu’elle était mise en place trop rapidement et bouleversait l’ordre social traditionnel de la nation. De plus, cette industrie était sous contrôle étranger et les Canadiens français ne s’y intégraient qu’en tant que prolétaires.

Bouchard souligne que le nationalisme canadien-français était également contradictoire. Les nationalistes cherchaient à affranchir le Québec, mais ils n’ont pas compris que cet affranchissement devait nécessairement passer par l’indépendance nationale. Naïfs, ils ont cru que le Québec pouvait s’épanouir au sein du Canada. Sur cette question, l'argument de l’auteur se fonde sur un postulat inexact, c’est-à-dire que le Québec et le Canada sont des entités intrinsèquement antinomiques. Or, cette antinomie est fausse, puisque le Québec a joué un rôle fondamental dans l’évolution du Canada. Au fond, l’ambiguïté qu’entretenaient les nationalistes canadiens-français à l’égard du Canada n’est qu’un reflet parmi d’autres de la canadianité du Québec, phénomène que Gérard Bouchard cherche systématiquement à nier.

Par ailleurs, l’auteur souligne que les nationalistes canadiens-français, en particulier de Nevers, Montpetit et Groulx, ont tantôt disserté sur la grandeur de leur patrie, tantôt sur sa décadence. Il faut toutefois se demander jusqu’à quel point cette schizophrénie serait propre au nationalisme d’avant 1960. Il me semble qu’il s’agit là d’une caractéristique intrinsèque au nationalisme québécois actuel. En effet, l’ambivalence ressentie par l’abbé Groulx à l’égard de ses compatriotes trouve son pendant moderne chez plusieurs figures du mouvement souverainiste. Ces derniers proclament sans cesse leur amour inconditionnel pour le Québec, mais dénigrent simultanément les deux tiers de sa population, en l’occurrence les nationalistes mous, les fédéralistes, les anglophones, les électeurs de la région de Québec, etc.

À plusieurs reprises, Bouchard insiste sur le fait que Groulx et Harvey n’ont pas été des précurseurs de la Révolution tranquille. D’ailleurs, à travers La pensée impuissante, on sent que l’auteur cherche à maintenir la pureté doctrinale de cette révolution. Dans son esprit, il s’agit d’un phénomène exclusivement moderne, laïc et nationaliste. L’auteur ne peut donc accepter que des esprits conservateurs comme Groulx ou Montpetit, ou encore des fédéralistes comme Harvey, aient pu inspirer des réformes significatives. Or, il est évident que la paternité de la Révolution tranquille revient autant (sinon davantage) à Cité libre qu’à Parti pris, autant au personnalisme qu’au laïcisme et autant à Trudeau qu’à Lévesque.

La démarche de Bouchard est essentiellement stérile. Elle n’apporte rien à la compréhension des idéologies tempérées, dont le traditionalisme critique et le libéralisme modéré. Dans l’esprit de l’auteur, tout doit être noir ou blanc, sinon c’est l’incohérence. Il faut d’ailleurs se demander jusqu'à quel point toute pensée est pétrie de contradictions lorsqu’elle est passée à travers la grille d’analyse de Gérard Bouchard. Selon la logique de cette grille, par exemple, Louis-Joseph Papineau serait sans doute une figure contradictoire et impuissante. Émancipateur anticolonialiste, Papineau était néanmoins favorable au système seigneurial et à l’annexion. Prônant la liberté et l’égalité, il tenta de priver les femmes de leur droit de vote. Quant à sa position sur l’esclavage, elle était pour le moins ambiguë. Enfin, il a fomenté une rébellion à laquelle il n’a pas participé et qui s’est soldée par une débâcle militaire et par l’union des deux Canadas. En bout de ligne, sa pensée « émancipatrice » a davantage contribué à asservir le Canada français qu’à l’émanciper.

Bouchard fustige les historiens qui, comme Jocelyn Létourneau, ont pu voir dans l’ambiguïté québécoise un signe de réalisme intelligent. Au contraire, insiste-t-il, la pensée fragmentaire aurait contribué au sous-développement du Québec. « Faute d’un discours efficace nourri de mythes mobilisateurs » (p. 255), le Québec a stagné. Au fond, l’auteur est persuadé que l’échec des rébellions a bousculé l’évolution historique du Québec. Pendant un siècle, le développement de la pensée radicale a été entravé.

D’ailleurs, dans La pensée impuissante, Bouchard entretient une étrange bienveillance à l’égard de l’extrémisme, allant même jusqu’à saluer « les projets d’affranchissement portés par le mouvement felquiste » (p. 50). Il n’a manifestement pas compris la grande leçon du vingtième siècle : le radicalisme tue. La pensée fragmentaire a peut-être barré la route au républicanisme émancipateur que l’auteur encense, mais elle a aussi fait obstacle aux deux idéologies les plus meurtrières de la modernité : le fascisme et le communisme.

Bouchard semble appréhender un retour de l’ambivalence dans la nouvelle sensibilité historique. Toutefois, si les animateurs de cette sensibilité jettent un nouveau regard sur la période d’avant 1960, c’est justement parce que la pensée, les mythes et les projets de leurs aînés, les baby-boomers, leur paraissent dépassés et inaptes aux défis de l’avenir. Pour ces jeunes intellectuels, c’est la pensée de la génération des baby-boomers qui s’est avérée impuissante.