Corps de l’article

Dans cet ouvrage, l’historien Bruno Ramirez retrace une partie de l’histoire canadienne et étasunienne jusqu’alors demeurée dans l’ombre : les migrations du Canada vers les États-Unis de 1840 à 1930. Ramirez étudie les émigrants dans leur ensemble ; il tient compte des Canadiens français, des Canadiens anglais ainsi que des immigrants transatlantiques qui ont eu pour terre d’accueil le Canada et qui ont choisi de s’établir aux États-Unis par la suite. Il tente de cerner les ressemblances et les différences entre ces groupes qu’il présente selon le taux de migration, quelques variables démographiques et divers facteurs de migration. Il observe de la sorte davantage de ressemblances entre les groupes.

Là où Ramirez innove, c’est surtout lorsqu’il analyse les émigrants canadiens-anglais. Jusqu’à maintenant ce groupe était quasi absent de l’historiographie canadienne et américaine comparativement au groupe canadien-français. Ce manque d’intérêt des chercheurs serait dû au fait que les Canadiens anglais étaient moins visibles aux États-Unis que les Canadiens français puisqu’ils n’ont pas développé leurs propres institutions ethniques, ne sont pas caractérisés par une forte concentration résidentielle et se sont démarqués par une grande diversité socioprofessionnelle. L’émigration des Canadiens anglais n’a pas non plus été dénoncée par l’élite politique et religieuse, comme ce fut le cas pour les Canadiens français.

Ramirez dresse un portrait complet de la dynamique migratoire étudiée grâce à l’adoption d’une approche macro et micro : l’analyse individuelle se jumelle à l’analyse historique et contextuelle. Il reconstruit la multiplicité des parcours migratoires dans un contexte global tout en tenant compte de la diversité des contextes locaux, régionaux et culturels. Il inscrit également la famille au coeur de la migration. Contrairement à Malthus, Ramirez n’adopte pas une vision organique. Les migrants ne sont pas guidés par la main de Dieu ; ils « constituent en dernière analyse les grands protagonistes de ce mouvement » (p. 101).

Afin de concrétiser cette approche, Ramirez conjugue une analyse qualitative à une analyse quantitative. Il utilise des rapports officiels, des journaux et des récits provenant de la tradition orale. Il fait appel à des histoires de cas pour illustrer la diversité des trajectoires migratoires. Toutefois, il ne traite pas son matériel qualitatif en profondeur. Ramirez a aussi recours au Soundex Index to Canadian Border Entries to the USA qui contient l’information colligée par des douaniers américains. Ces données quantitatives qui n’avaient jamais été utilisées de façon systématique, lui permettent d’étudier l’émigration de 1906 à 1930. Des questions étaient posées aux immigrants canadiens sur leur profil ethnolinguistique, sociodémographique, économique et géographique. Les migrants ont-ils tenté de masquer certaines réalités pour traverser la frontière, surtout lorsque celle-ci faisait l’objet d’un contrôle légal plus strict vers la fin du XIXe siècle ? Ramirez ne fait pas état de ces limites méthodologiques.

L’auteur utilise trois concepts théoriques. Il recourt à la notion de « champs migratoires », un terme emprunté à la géographie, ce qui lui permet de lier les lieux de départ aux lieux de destination selon différentes échelles spatiales et de reconstituer les champs migratoires. Ces champs permettent non seulement de délimiter un espace migratoire, mais aussi de situer les migrations dans un contexte économique, social, culturel et historique. À ce concept, il joint la notion anthropologique de « géographie psychologique » qui renvoie à ce que les lieux de destination entrent dans l’imaginaire, qu’une tradition migratoire émerge. Ramirez se sert aussi du concept de « facteur humain » (c’est-à-dire un terme qui traduit mal celui qui est utilisé dans la version originale anglaise de l’ouvrage : human agency) qui permet de considérer les circonstances qui entourent la migration ; ceci permet de prendre en considération le fait que le migrant ne tient pas compte uniquement du salaire, des conditions de travail et des possibilités d’avancement professionnel qu’il trouvera aux États-Unis ; le réseau social établi au lieu de destination peut aussi jouer un rôle. En fait, Ramirez pose l’hypothèse que les champs migratoires ou la géographie psychologique prenaient forme surtout grâce à la présence d’un réseau où s’établissait le migrant. S’il ne se limite pas à une approche économique, il ne développe pas un cadre théorique solide pour analyser l’exode migratoire vers les États-Unis, l’ouvrage se voulant essentiellement descriptif.

Le livre se divise en cinq chapitres. Le premier porte sur le phénomène migratoire du Canada vers les États-Unis au XIXe siècle. Ramirez, qui se base surtout sur une revue des écrits, indique que le mouvement de migration intracontinentale était déjà entamé au XIXe siècle.

Le deuxième chapitre présente le contexte des années 1900-1930. Ramirez montre en quoi cette période s’inscrit dans une continuité avec le XIXe siècle et en quoi, en même temps, cette période est celle de changements profonds. Il y a continuité puisque les Canadiens, malgré une situation économique favorable, poursuivent leur émigration vers les États-Unis.

Cependant, un changement est survenu entre 1890 et 1900 : la frontière canado-américaine s’est érigée en un système légal de contrôle administratif. Cela a forcé les Canadiens à réévaluer leur projet migratoire ; leur décision devait être plus réfléchie. Cette modification était surtout le résultat d’une inquiétude grandissante quant à l’entrée d’immigrants venus d’outre-mer, ayant transité au Canada pour accéder aux États-Unis. Malgré tout, les Canadiens, comparativement aux immigrants transatlantiques, ont continué à représenter une catégorie privilégiée d’immigrants et n’ont jamais fait l’objet de quotas.

La migration de 1900 à 1930 était due à des conjonctures économiques spécifiques, à la proximité géographique de la frontière, à la connaissance des conditions aux États-Unis, à l’assistance d’un réseau en terre d’accueil ainsi qu’à des réalités socioéconomiques régionales.

Le troisième chapitre porte sur l’émigration des Canadiens français vers les États-Unis de 1900 à 1930 et le quatrième traite de l’émigration des Canadiens anglais à la même période. Ces chapitres reposent non seulement sur une revue des écrits, mais aussi sur l’exploitation de données quantitatives. Alors que Ramirez adoptait une approche régionale dans les chapitres précédents, il choisit ici de diviser ce qu’il appelle les deux nations à l’aide de la variable linguistique. Il parle alors des Canadiens français et des Canadiens anglais de l’ensemble du Canada. Néanmoins, son approche ne semble pas cohérente puisqu’il utilise à la fois des termes géographiques et linguistiques pour désigner les groupes étudiés. N’aurait-il pas dû axer son étude sur la variable régionale ? En effet, les données qu’il utilise montrent que les différences observées dans les trajectoires migratoires sont surtout géographiques.

Aussi, un détour anthropologique sur le contexte culturel de chaque groupe linguistique ou ethnique étudié aurait permis de mieux comprendre le phénomène migratoire. Par exemple, Ramirez néglige un facteur clé de la culture et de l’identité des Canadiens français de l’époque : la religion. Or, cette variable a pu avoir un effet sur les migrations ou du moins sur l’adaptation des Canadiens français à leur pays d’accueil. L’auteur évoque quelquefois le rôle que l’Église occupait au Québec sans toutefois mentionner que celle-ci était catholique.

Ramirez compare les migrants canadiens-anglais aux migrants canadiens-français. Il indique que le taux d’émigration était approximativement le même au Canada anglais qu’au Canada français. Cependant, comparativement à leurs homologues francophones, les émigrants canadiens-anglais étaient loin de constituer une population homogène sur les plans culturel et religieux. Aussi, leurs migrations étaient plus complexes que celles des Canadiens français, et une analyse à l’échelle régionale et locale s’impose. Les émigrants canadiens-anglais provenaient de toutes les provinces canadiennes et ils s’établissaient dans presque tous les États américains. Cependant, les facteurs de migration étaient les mêmes dans les deux groupes linguistiques : la proximité géographique, la proximité d’emploi possible ainsi que la présence et le soutien d’un réseau au lieu de destination.

Les caractéristiques des migrants canadiens-anglais ressemblaient à celles des migrants canadiens-français. Les hommes, les plus jeunes et les célibataires, étaient plus nombreux à émigrer, et une faible proportion d’enfants se retrouvait au sein des deux groupes linguistiques. Par contre, les Canadiens anglais différaient des Canadiens français par leur profil professionnel. Les émigrants canadiens-anglais étaient plus qualifiés, et leurs compétences plus diversifiées puisqu’ils baignaient dans un contexte économique davantage industrialisé et hétérogène.

Au dernier chapitre, Ramirez analyse les immigrants transatlantiques qui ont d’abord migré au Canada pour ensuite s’établir aux États-Unis. Entre 1900 et 1930, les ressortissants de l’étranger constituaient un cinquième des Canadiens ayant migré aux États-Unis. L’auteur innove en mettant l’accent sur le rôle important que jouait le Canada au sein de la migration internationale ; il montre que le Canada était un pays qui recevait et qui perdait des immigrants transatlantiques.

Ramirez compare à quelques reprises ces mouvements migratoires à ceux des Canadiens français et anglais. Cependant, une approche davantage comparative aurait conféré plus d’unité à son ouvrage puisque l’un de ses buts était de démontrer les différences entre les groupes. En fait, l’auteur fait état des tendances générales qui s’appliquent aux immigrants dans leur ensemble et des différences observées entre quatre groupes d’immigrants (les émigrants en provenance des îles Britanniques ; de l’Europe de l’Ouest ; de l’Europe centrale, orientale ou méridionale ; et de la Scandinavie et de la Finlande). Il compare également les émigrants italiens aux émigrants britanniques. Il analyse les lieux de départ et de destination des immigrants transatlantiques ainsi que leur profil sociodémographique et professionnel. Ils provenaient de toutes les provinces du Canada et leurs lieux de destination s’apparentaient à ceux des Canadiens ; des champs migratoires régionaux existaient aussi chez eux et la proximité géographique constituait un facteur explicatif dans le choix du lieu de destination. Les immigrants qui se dirigeaient vers les États-Unis étaient généralement de sexe masculin, célibataires et âgés entre 15 et 29 ans (la proportion d’enfants en bas de 15 ans était très faible). Ils se caractérisaient par une proportion élevée de journaliers.

Dans La ruée vers le sud, Ramirez analyse une partie cruciale de l’historiographie canadienne et étasunienne en tentant de rapprocher les perspectives axées sur la structure et l’acteur. Cet ouvrage ouvre certainement la voie à d’autres études qui permettront de mieux comprendre ce mouvement migratoire.