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Quiconque s’intéresse de près ou de loin à l’agriculture québécoise sait que l’Union des producteurs agricoles (UPA) en a coloré l’évolution en modifiant, au cours des dernières décennies, les politiques du secteur et le rapport des citoyens à l’agriculture. C’est à l’étude de cette réalité que nous convie le dernier ouvrage de Michel Morisset, Politique et syndicalisme agricoles au Québec – avec la collaboration de Jean-Michel Couture. En reprenant presque d’année en année l’actualité agricole sur une période s’étalant sur un demi-siècle, les auteurs procèdent à une analyse du discours politique porté par certains des protagonistes les plus influents du milieu (qui ont le plus souvent fait partie des instances de l’UPA). L’ouvrage se décline en quatre chapitres se penchant sur le contenu des projets, des aspirations et des craintes portés par la classe agricole, et ce, en regard de quatre grandes questions ayant traversé la société québécoise (et canadienne) en cours de route, soit : la question nationale, le néolibéralisme, la place et le rôle de l’agriculture dans la société et le récent mouvement « paysan ». Morisset a pour ce faire épluché l’ensemble des résolutions adoptées dans les congrès de l’UPA et resitue les principales dans le cadre réglementaire plus large ayant accompagné la vie des agriculteurs québécois depuis une cinquantaine d’années.

Tous les chapitres couvrant à quelques années près la même période historique, mais en l’abordant sous des angles différents, quelques redondances apparaissent çà et là dans l’ouvrage ; seuls les éléments transversaux les plus significatifs seront ici soulignés. Sur le plan des politiques agricoles, Morisset rappelle que les années 1950 ont été marquées par une volonté de rompre définitivement avec une logique de développement agricole « tournée vers les besoins de la famille (domestique) ou trop diversifiée, qui amène au marché uniquement des surplus de qualité douteuse et en quantité variable qui ne font que déstructurer les circuits nationaux d’approvisionnement » (p. 17). Une fois consommé auprès de la classe agricole et des technocrates qui en aiguilleront la pratique, le changement de perspective mènera les représentants des agriculteurs à embrasser un modèle de développement pour lequel ils auront toutefois tôt fait de revendiquer quelques ajustements afin de préserver une agriculture tantôt dite « familiale » tantôt encore « à dimension humaine » (à partir de 1999).

L’ouvrage a le mérite de bien circonscrire l’intermède pendant lequel l’organisation agricole a porté le projet d’une agriculture dont le moteur économique devait être les exportations. Les astres s’étaient alignés pour que les acteurs impliqués adoptent une telle approche. Après une période au cours de laquelle l’UPA s’était vertement opposée à la libéralisation des échanges commerciaux qu’allaient opérer les traités supranationaux, il fallait bien prendre acte au milieu des années 1990 qu’un retour en arrière était peu probable. L’élection d’un producteur porcin[1] à la tête du syndicat, au moment où les prix internationaux du porc atteignaient des sommets, n’était pas sans favoriser l’appui, par l’Union, à une idéologie de la croissance économique à tout prix – l’auteur ne la reconnaît toutefois pas comme une idéologie –, soutenue par la classe politique, dont le premier ministre de l’époque, Lucien Bouchard.

Pendant une douzaine d’années tout au plus, les troupes agricoles se sont ainsi faites les chantres d’un agriproductivisme souvent jugé débridé qui les ont menées dans une des périodes les plus sombres de l’UPA en regard des relations publiques, malgré une influence manifestement prépondérante sur le plan réglementaire. Le syndicat parvint en effet 1) à limiter le pouvoir des populations et des élus locaux aux prises avec les effets délétères de cette croissance par la reconnaissance d’un « droit de produire » quasi absolu sur les terres agricoles, droit que commandait en quelque sorte le paradigme productiviste, 2) à prendre les rênes du principal levier de financement public en matière agricole – la Financière agricole du Québec – et 3) à prendre en charge, à la suite d’une entente avec le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, des services directs aux agriculteurs, le tout financé par l’État. Si, d’un point de vue technocratique, l’UPA était à son apogée, cela n’alimenta pas moins une grogne populaire à son encontre, dont le ressac fut la montée d’un contre-discours, se qualifiant de paysan, dont le livre retrace brillamment la genèse dans le dernier chapitre.

Émanant moins, selon Jean-Michel Couture – auteur principal du chapitre –, d’un projet économique et politique structuré que d’un « vaste sentiment d’exclusion » – une thèse, il va sans dire, fort discutable –, le « mouvement paysan » aurait pris racine dans un autre, dit « ruraliste », « préoccupé à renverser la tendance au déclin et à la déstructuration des campagnes québécoises » (p. 284). Contrairement à l’approche de croissance sectorielle de l’agriculture s’inscrivant dans une industrie agroalimentaire décriée, les porteurs du ruralisme et du mode de vie paysan insistent davantage sur le caractère « multifonctionnel » de l’agriculture dont les enjeux débordent la seule question économique, que l’on pense à l’occupation des territoires, aux rapports aux paysages et à l’environnement des milieux dans lesquels elle s’insère, à l’alimentation des populations dont elle est dépositaire.

Si l’ouvrage nous informe largement sur les positions défendues par différents acteurs ayant été impliqués dans le développement du « secteur » ainsi que sur les politiques l’ayant balisé, il est en contrepartie, et de façon assez surprenante, plutôt discret, d’un côté, sur l’évolution des rapports économiques concrets entre les acteurs des filières agroalimentaires (producteurs-transformateurs-distributeurs) dans lesquelles les pratiques agricoles sont intégrées et, d’un autre côté, sur la place des services et fonctions qu’assume l’UPA dans ces filières par le biais de son rôle dans la gestion de la mise en marché collective, les services-conseils, la traçabilité, etc. L’approche de Morisset et Couture, qui se penche essentiellement sur le discours des acteurs et sur l’encadrement institutionnel, passe aussi sous silence l’essor croissant et bien réel des réseaux courts de distribution que sont les « paniers bios » qu’a développés l’organisme Équiterre, les Marchés de solidarité régionaux mis en route par Les amis de la terre, sans compter les marchés publics qui poussent comme des champignons aux quatre coins de la province en bénéficiant d’un soutien financier de l’État. Ces initiatives, qui ne sont même pas évoquées par les auteurs, ont, au premier abord, un effet plus structurant pour l’émergence d’une agriculture enracinée dans les territoires que bien des colloques et des assemblées de regroupements, tels que Sauvons les campagnes. Trop limité aux analyses des idéologies ayant traversé le monde agricole au cours de la période étudiée, l’ouvrage se retrouve malheureusement à des lieues d’avoir atteint, en bout de piste, un de ses principaux objectifs de départ qui était « de faire le point sur la place qu’a occupée l’agriculture dans l’économie » (p. 1).